Le statut de la contrainte dans la genèse de "Madame Bovary", de Flaubert
« Dans Saint Antoine j’étais chez moi. Ici, je suis chez le voisin. Aussi je n’y trouve aucune commodité. » (Flaubert, lettre à Louise Colet, le 13 juin 1852.)
« Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tiré de moi… » (Lettre à Louise Colet, le 27 mars 1853.)
On oublie trop souvent que la parution de Madame Bovary commence le 1er octobre 1856 et se termine le 15 décembre de la même année dans la Revue de Paris. Ce que l’on oublie surtout trop souvent, c’est que, pour se heurter aux premières difficultés liées à cette parution, il ne faut pas attendre le procès du 29 janvier 1857 où Flaubert, la revue et son imprimeur sont accusés de « délit d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ».
Notre auteur rencontre déjà des obstacles au moment de la publication elle-même, c’est-à-dire littéralement de la confrontation avec le public, trop bien incarné par son ami Maxime Du Camp, directeur de la revue, qui fait le lien entre son collaborateur Léon Laurent-Pichat et l’écrivain.
La contrainte de la publication
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Maxime Du Camp est bien au cœur de la genèse de Madame Bovary, mais pas toujours pour les raisons qu’on lui prête – ou plutôt qu’il se prête lui-même. Car, à lire seulement ses Souvenirs littéraires[1], il paraîtrait impossible de prendre la mesure de toute la reconnaissance que nous devrions avoir à l’égard de celui sans lequel, si l’on admet ce qu’il prétend lui-même, Flaubert ne serait jamais devenu l’écrivain qu’il allait être [2]… Certes, nous lui devons d’avoir permis à Madame Bovary de paraître : mais que cette publication n’a-t-elle pas coûté à son auteur !
Laurent-Pichat et un autre responsable de la revue, Louis Ulbach, ont des difficultés avec le manuscrit, le premier craignant lucidement des poursuites et le second considérant que le texte est encombré de détails superflus ! Et Du Camp de se faire le porte-voix des éditeurs en se chargeant d’indiquer à son ami que son roman sera quelque peu raboté pour être publié :
« […] nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables […]. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses bien faites mais inutiles ; on ne le voit pas assez : il s’agit de le dégager, c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile […]. On ne fera qu’élaguer : ça te coûtera une centaine de francs qu’on réservera sur les droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée [3]… »
Y aurait-il une preuve plus saisissante d’une incompréhension du génie de la part de celui qui semble s’en considérer comme le principal garant ? « Gigantesque ! » Voilà la remarque tonitruante que Flaubert inscrit en marge de cette lettre envoyée par cet ami avec lequel il ne tardera pas à se brouiller. Ce travail de retouches circonstanciées commence après la parution du 1er octobre, après que l’auteur a dû se soumettre aux exigences de ses éditeurs. Mais ceux-ci, ne se satisfaisant pas de supprimer les seuls extraits signalés, vont trop loin en procédant librement à des coupures pour les parutions suivantes et causeront la colère de Flaubert qui sommera Laurent-Pichat de mettre fin à la publication du roman. Celui-ci paraîtra pourtant, mais la dernière livraison sera accompagnée d’un avertissement de l’auteur demandant aux lecteurs « de n’y voir que des fragments et non un ensemble ».
Au regard des manuscrits, le texte connu du public est déjà une somme de concessions faites aux contraintes engendrées par la réalité et ses circonstances. Faut-il y voir le signe d’un manque opportuniste de conviction face à un désir de publier coûte que coûte, de la part de celui que l’on associe volontiers à un créateur qui ne transige pas ? Ce serait là commettre un contresens trop facile. La concession et la résignation ne sont pas des restrictions ni des freins que subirait l’auteur : bien au contraire, elles participent d’une astreignante contrainte que Flaubert, volontairement, s’inflige sans cesse et qui demeure au cœur même de la genèse de Madame Bovary.
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La contrainte des premiers lecteurs
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Retournons en amont, aux temps qui précèdent le début de la rédaction du roman, précisément commencé le 26 septembre 1851[4] : nous verrons que celui-ci n’aurait jamais existé sans un rapport à la contrainte toujours renouvelé.
Le 21 mai 1848, Flaubert commence la rédaction d’une œuvre qui ne verra le jour, après deux autres versions, qu’en avril 1874 : La Tentation de saint Antoine. On ne saurait trop mesurer l’importance de ce texte dans l’élaboration de celui qui nous occupe. Il est amorcé peu de temps après deux épreuves douloureuses que Flaubert doit affronter : d’abord une rupture provisoire avec sa maîtresse Louise Colet en mars, puis la perte de son ami d’enfance, Albert Le Poittevin qui meurt dans ses bras le 3 avril 1848.
Aussitôt et jusqu’au 12 septembre 1849, L’écrivain s’isole et s’engage pleinement dans cette première version de La Tentation, écrite dans la tranquillité d’une solitude toute méditative, et exprimant son mysticisme tendant à s’élever jusqu’à l’absolu en se détachant de la réalité – cela correspond d’ailleurs au thème abordé puisqu’il s’agira de faire une sorte d’apologie de l’érémitisme. Autant dire que Flaubert tient singulièrement à ce manuscrit qui est au plus près de sa conception philosophique du monde. Et pourtant, il décide de le confronter à la lecture acérée de ses deux amis, Louis Bouilhet et l’omniprésent Maxime Du Camp.
Cette scène a été comparée à celle d’un procès : Flaubert se fait l’avocat de son saint Antoine accusé, face à ces deux juges impitoyables. La sentence prononcée par le premier et rapportée par le second dans ses Souvenirs littéraires est rude : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler ! [5] » Impitoyables, disions-nous ; injustes, devons-nous ajouter, car, comme l’écrit René Dumesnil, « Certes, cette première ébauche de la Tentation n’est point sans défauts ; mais que de belles pages, et telles que ni Bouilhet, ni Du Camp ne surent jamais en écrire… ».
Comment comprendre cette compromission de Flaubert qui s’évertue à se soumettre à l’avis de ceux qu’il ne pouvait lui-même, étant le rigoureux lecteur que nous connaissons, considérer comme plus avisés que lui ? Quoi qu’il en soit, cette attitude semble tout à fait préfigurer celle qu’il adoptera au moment de la publication.
Ce qui suit cet événement est bien connu : Flaubert, avec l’aval de l’ami de son père, le professeur Jules Cloquet, qui a accompagné Gustave durant toute son enfance et qui lui a recommandé les voyages pour répondre à sa maladie nerveuse, accepte de suivre Du Camp, chargé par le ministère de l’Instruction publique et des Cultes d’effectuer une mission scientifique en Égypte, en Palestine, en Syrie et en Perse. Ils peuvent désormais enfin s’engager dans ce voyage en Orient auquel ils rêvaient et qu’ils n’avaient différé que pour que fût achevé le malheureux manuscrit condamné par ses premiers lecteurs au rebus.
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La contrainte du sujet
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Flaubert, loin d’être abattu par cet apparent échec, ne renonce pas à l’écriture et travaille durant ce voyage à sa prochaine œuvre qui deviendra Madame Bovary. Après sa lecture infructueuse de La Tentation, Bouilhet, si l’on tombe d’accord avec le témoignage de Du Camp, était devenu injonctif :
« Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, […] et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel, presque familier, en rejetant ces digressions, ces divagations, belles en soi, mais qui ne sont que des hors-d’œuvre inutiles au développement de la conception et fastidieuses pour le lecteur. »
Cette parole est-elle authentique, ou bien s’agit-il d’une attribution rétrospective de la démarche proprement flaubertienne à ceux qui, sous la plume de Du Camp, en sont toujours présentés les seules conditions de possibilité ? Toujours est-il que c’est bien ce que Flaubert fera : il s’astreindra. Et c’est bien dans cette astreinte incessante que naît Emma. Le choix du sujet en est l’illustration : après avoir convaincu Flaubert de faire « un roman de province », Bouilhet a, semble-t-il, évoqué celle dont Emma Bovary sera la transposition romanesque : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delaunay ? » Il s’agit en fait de l’histoire de Delphine Delamare qui donnera, en partie, son décor à Madame Bovary [6].
Bien qu’on ait coutume de croire que Flaubert fût très enthousiaste à cette idée, une lettre de novembre 1850, envoyée de Constantinople à ce premier lecteur, nous indique au contraire que ce projet n’est définitivement pas le sien : il y suggère trois sujets qui ne sont que trois versions différentes d’une même préoccupation mystique, celle de La Tentation, celle de l’aspiration à l’absolu inaccessible : 1° une parodie très libre intitulée Une nuit de Don Juan, 2° l’histoire d’une femme amoureuse du dieu Anubis et 3° ce qu’il appelle son « roman flamand » d’une jeune fille qui meurt vierge auprès de ses parents et après avoir consacré sa vie à la religion et à la frustrante chasteté. Mais, encore une fois, Flaubert devra recevoir la désapprobation de ses amis, alors que, de nouveau, il leur manifestera son attachement à ses choix et notamment à son Don Juan : l’histoire de Delamare leur est préférable ; alors qu’il en soit ainsi, Flaubert s’y astreindra [7].
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Pas de création sans astreinte
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Autant dire que Flaubert n’a rien choisi de son roman, il s’efface derrière l’incompréhensible autorité de ses amis. Les concessions liées à la publication ne sont donc, nous le voyons bien, que la dernière expression d’une attitude que Flaubert adopte depuis le début de l’élaboration de son chef-d’œuvre. Que pouvons-nous en conclure ? Céderons-nous à la tentation de Du Camp de lui accorder ainsi qu’à Bouilhet la paternité du génie qui se manifeste dans Madame Bovary ? Non, car, en dépit des apparences, c’est bien Flaubert qui, depuis les prémices de son roman, est le seul maître à bord.
Face à la contrainte, il y a deux attitudes possibles : ou bien on s’y soumet passivement, ou bien on en fait le nerf d’une libre ascèse, d’un exercice productif, d’une astreinte volontaire. Il ne faudrait pas se méprendre sur l’attitude de Flaubert. Cette astreignante contrainte, il la provoque, il se l’inflige lui-même. Et ce doit être ainsi : il est inévitable que le travail de l’écrivain ne devienne « un véritable pensum ». Pour le comprendre, il faut rappeler que le rôle de l’art est de transfigurer la réalité bien imparfaite et qu’il ne peut, pour ce faire, s’en détourner, mais au contraire s’escrimer à exprimer à travers elle la forme parfaite. Flaubert n’a, de fait, jamais renoncé à son roman mystique, à sa Tentation.
Emma aspire comme la jeune fille flamande, comme l’amante d’Anubis, comme Dom Juan, à un absolu inaccessible. Seulement, avec Madame Bovary, le mysticisme s’incarne, il devient charnel, il est fait de cette réalité que le désir tend à subsumer. Or où trouver cette chair si ce n’est justement dans cette vie et cette société qui causent tant de désagréments à l’écrivain ? Voilà donc pourquoi il faut s’astreindre aux contraintes de la réalité dont participent le langage et les « affres du style », l’âpre existence et la maladie… et, par là même, sans le savoir, Du Camp et Bouilhet qui, à travers leurs jugements intimés, incarnent eux aussi de cette réalité à transfigurer. Ils sont d’éminents représentants de ce monde que Flaubert du reste exècre ; il faut donc également s’astreindre à leurs jugements et tenter de les sublimer.
De là nous comprenons le rôle que jouera, dans le pénible processus de l’écriture, la lecture accusatrice – tant celle de l’auteur lui-même recherchant l’euphonie dans son gueuloir que celle de son premier et intransigeant lecteur que restera Bouilhet – ; c’est que l’œuvre doit sans cesse être confrontée au monde concret et à ses obstacles. De là nous comprenons que les coupures de circonstances, le procès et toutes les difficultés de la publication participeront elles aussi de cette contrainte omniprésente à laquelle Flaubert s’astreindra douloureusement.
Madame Bovary ne peut donc exister qu’à travers cette astreinte à la contrainte parce que ce n’est qu’à travers elle que l’écrivain peut réussir l’éreintante gageure de façonner le beau à partir de la décevante réalité, celle des personnages, de leur société, du langage, des difficultés financières, des lecteurs…, celle que transfigure son chef-d’œuvre couramment et trop hâtivement qualifié de « réaliste ».
Florian Villain et Geoffroy Morel
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1. Publiés pour la première fois dans la Revue des Deux-Mondes, en 1881, peu de temps après la mort de Flaubert…
2. Pour se donner une idée de la mauvaise foi dont l’académicien Du Camp a pu faire preuve à l’égard de Flaubert en s’attribuant indûment, après la mort de ce dernier, certains de ses mérites, nous pouvons nous reporter aux précieux ouvrages de René Dumesnil – et, notamment, à sa Madame Bovary de Gustave Flaubert, étude et analyse, aux éditions de la Pensée moderne, Paris, 1968, dont les principales remarques se retrouvent dans l’appareil critique de son édition de la « Bibliothèque de la Pléiade ».
3. Introduction à Madame Bovary dans l’édition de la « Pléiade » (Œuvres I, p. 278).
4. La rédaction du roman a donc duré quasiment cinq ans comme l’indiquent bien les dates que Flaubert a lui-même écrites sur le carton contenant le manuscrit : de septembre 1851 au 30 avril 1856.
5. Nous pouvons d’ailleurs citer les terribles mots de Maxime Du Camp qui précèdent ce coup de grâce :
« Pendant quatre jours Flaubert lut sans désemparer, de midi à quatre heures, de huit heures à minuit. Il avait été convenu que nous réserverions notre opinion et que nous ne l’exprimerions qu’après avoir entendu l’œuvre entière. Lorsque Flaubert, ayant déposé son manuscrit sur la table, fut sur le point de commencer, il agita les feuillets au-dessus de sa tête et s’écria : “Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir ! Les heures pendant lesquelles, silencieux, nous contentant d’échanger parfois un regard, Bouilhet et moi nous restâmes à écouter Flaubert qui modulait, chantait, psalmodiait ses phrases, sont demeurées très pénibles dans mon souvenir. Nous tendions l’oreille, espérant toujours que l’action allait s’engager, et toujours nous étions déçus, car l’unité de situation est immuable, depuis le commencement jusqu’à la fin du livre… Trois années de labeur s’écroulaient dans résultat, l’œuvre s’en allait en fumée, Bouilhet et moi, nous étions désespérés. » Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, I, chap. XII.
6. Notons néanmoins que l’enquête de René Herval rapportée dans son ouvrage Les Véritables Origines de « Madame Bovary » (Paris, Nizet, 1957) nous permet de voir que le témoignage de l’académicien procède par reconstructions mensongères : il n’y a pas encore, en septembre 1849, d’histoire Delamare… Bouilhet ne peut donc pas l’avoir suggérée après la lecture de la première version de La Tentation. Pour autant, l’histoire normande de Delphine Delamare, qui se déroule dans le pays de Caux, dans le bourg de Ry précisément, sera bien une des sources du roman, liée à l’histoire de Flaubert lui-même puisqu’Eugène Delamare, le mari trompé auquel Charles empruntera autant voire davantage de traits qu’Emma à Delphine, est l’élève du docteur Flaubert père.
7. L’hypothèse la plus probable concernant le choix du sujet Delamare est sans doute celle de Pierre-Marc de Biasi, dans son Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre : « En fait, si l’on oublie les élucubrations de Du Camp, il n’est pas très difficile d’imaginer comment les choses se sont passées. Flaubert n’entend parler de l’affaire Delamare qu’en revenant d’Orient, quand sa mère le rejoint en Italie : ce qu’elle pouvait avoir d’intéressant à raconter à Gustave n’était probablement pas illimité, elle connaissait personnellement Delphine Delamare, et elle ne s’est pas privée de lui en faire le récit circonstancié, sans omettre le moindre détail. Séduit par le sujet, Flaubert, de retour en France, ne manque pas d’en dire un mot à ses amis Du Camp et Bouilhet, en évoquant l’idée qu’il y aurait peut-être là un canevas possible pour un récit. Les deux copains, plutôt inquiets de l’autre projet, celui du Don Juan qui risquait d’entraîner Gustave sur des voies aussi bizarres que le Saint Antoine, font tout pour le persuader que c’est une idée fumante, et dans la dernière semaine de juillet, la décision est prise avec la bénédiction de Louis et de Maxime […]. » (Paris, Le Livre de poche, 2011, p. 171.)
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• Voir sur ce site : La genèse de « Madame Bovary » dans la correspondance de Flaubert, par Philippe Labaune.
• Les brouillons et manuscrit de “Madame Bovary”, ainsi que leur transcription numérique établie par Danielle Girard et Yvan Leclerc, sont consultables dans leur intégralité sur le site de la bibliothèque de Rouen : www.bovary.fr.
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