"Le Horla", de Guillaume Sorel, d'après l'œuvre de Guy de Maupassant. Entretien
Cet entretien a été réalisé en décembre 2013, alors que Guillaume Sorel achevait les dernières planches du Horla.
Il permet de retracer les étapes de l’élaboration de l’album et la démarche adoptée par l’un des grands auteurs de la bande dessinée contemporaine.
Pourquoi s’est-il intéressé au Horla de Maupassant ? Comment a-t-il adapté un récit centré sur un seul personnage ? Comment met-on en image l’indicible ? Comment maintenir l’ambiguïté du personnage en image ? Comment peut-on faire percevoir sa perte progressive des repères ? Comment suggère-t-on le sentiment de solitude et la peur ? À quelles autres œuvres fantastiques Guillaume Sorel est-il attaché ?
C’est à toutes ces questions que l’auteur de cette version graphique du « Horla » a bien voulu répondre. Nous l’en remercions vivement.
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Naissance d’une vocation
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L’École des lettres. – Comment êtes-vous venu à la bande dessinée ?
Guillaume Sorel. – J’ai eu la chance, enfant, à une époque où la bande dessinée était encore moins considérée qu’elle ne l’est aujourd’hui, d’avoir des parents et des grands-parents qui n’avaient rien contre elle. Il y avait même, dans le grenier de mes grands-parents, une armoire qui renfermait un grand nombre de bandes dessinées.
J’ai aussi un frère, plus âgé que moi d’une dizaine d’années, passionné de BD. J’en ai donc toujours vu autour de moi, toujours lu, et avec des références très variées, depuis les bandes dessinées classiques jusqu’à celles que lisait mon frère, l’école française des années 1970 : Mœbius, Druillet, Pratt, etc.
J’ai suivi des études de dessinateur en bâtiment et suis entré dans une école d’arts appliqués. Après quoi, j’ai fait les Beaux-Arts à Paris où, bien évidemment, il n’était pas question d’évoquer cette chose contre-nature qu’était alors la bande dessinée. Mieux valait être caissier dans un supermarché pour payer ses études que vendre des illustrations, comme je le faisais. Mais, en sortant des Beaux-Arts, comme j’ai toujours aimé lire et raconter des histoires, la bande dessinée s’est imposée naturellement à moi.
Fantastique et Normandie
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L’École des lettres. – Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser au « Horla » de Maupassant ?
Guillaume Sorel. – Je suis, depuis toujours, passionné par la littérature fantastique et par le XIXe siècle. Maupassant était donc incontournable.
Je l’ai découvert, comme d’autres auteurs, par son œuvre fantastique. J’ai lu Le Horla pour la première fois à l’âge de quinze ou seize ans. C’est donc un texte que j’ai en tête depuis longtemps, mais en étant conscient qu’il serait difficile d’adapter un journal en bande dessinée…
D’autre part, Maupassant est normand. J’ai moi aussi des origines normandes, et Le Horla se déroule dans un endroit que je connais bien, où je me suis promené enfant.
Les raisons qui ont présidé à ce choix étaient donc celles-ci : revenir au fantastique, à un classique de la littérature fantastique et, plus particulièrement, à Maupassant, notamment à cause de mon attachement à la forêt de Roumare et aux bords de la Seine du côté de Rouen.
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« Un type seul, enfermé avec lui-même »
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L’École des lettres. – Comment adapte-t-on un récit centré sur un seul personnage ?
Guillaume Sorel. – Le fait que le récit soit centré sur un personnage unique qui ne sort quasiment pas de chez lui devient un élément narratif important. Les domestiques sont presque inexistants dans la nouvelle, et je les maintiens dans cette inexistence.
Ils sont là pour servir le narrateur, mais il n’a pas véritablement de rapports avec eux.
Le personnage est seul – seul et derrière des barreaux. Je le place souvent derrière des grilles, d’ailleurs : le cadre de ses fenêtres, la grille du jardin… Ce type est seul, enfermé avec lui-même. Je le maintiens dans sa maison comme dans une cellule.
Il tente de temps en temps de s’évader (vers le Mont-Saint-Michel une première fois, puis vers Paris, les salons, les discussions, les amis, la culture, pour tenter de se rassurer), mais il est toujours ramené dans sa prison.
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Mettre en images l’indicible
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L’École des lettres. – Vous dites qu’il est difficile d’adapter un journal en BD – pour quelle raison ?
Guillaume Sorel. – S’il s’agit du Dracula de Bram Stoker, il y a des déplacements, de l’action… Mais le journal du Horla décrit surtout des sensations : il y a peu de faits, peu d’action. Par le journal intime, le personnage s’efforce de décrire pour lui-même ce qu’il lui arrive, il ne cherche pas à communiquer…
Contrairement à ce que l’on pense, je ne suis pas fan de Lovecraft, mais il y a chez lui des choses qui m’intéressent beaucoup, notamment l’idée de l’« indicible ». Comment décrire, comment mettre en images une chose que Maupassant suggère par les mots avec une grande sobriété, à travers des petits faits, des sensations ?
J’allais devoir construire une histoire avec une vraie progression, sans trahir le texte, sans rien ajouter, mais en mettant en images des sensations, en les recréant.
Tout d’abord, il fallait qu’il y ait du texte. Or le personnage est presque tout le temps seul. Si on admet qu’il devient progressivement fou, bien que cette hypothèse renie le fantastique, on peut concevoir qu’il finisse par monologuer. Cependant, au début, je devais partir sur quelque chose de naturel et créer du dialogue. Je pouvais utiliser la voix off, mais elle oblige à sortir du récit – on est toujours à l’extérieur quand on installe une voix off.
J’ai donc fait intervenir un chat. J’ai toujours adoré les chats et, tous les propriétaires de chats le savent bien, quand on a un chat, on lui parle ! Le personnage pouvait monologuer avec son chat.
D’autre part, le chat a la réputation de ressentir les choses avant les hommes : son attitude pouvait donc suggérer une peur avant même que le personnage ne l’éprouve. Et puis… je mets mon chat dans tous mes albums !
Voilà le genre d’astuces que j’installe pour amener une impression de malaise, de peur… Au début de l’album, un oiseau entre dans la maison, comme peuvent le faire les oiseaux par erreur, et puis ils n’arrivent plus à sortir et viennent frapper contre une vitre en essayant d’aller vers la lumière.
Ce sont ces petites touches disséminées çà et là, régulièrement, qui amènent l’inquiétude, le bizarre et, peu à peu, le terrifiant…
Il fallait jouer sur des événements apparemment anodins mais lourds de sens, dans une ambiance qui paraisse, quant à elle, tout à fait simple, sobre et naturelle. J’ai voulu pour cet album un dessin très « naturaliste ».
Dans les premières planches, on est dans un décor très simple, très réaliste, et puis, de temps en temps, arrive une chose qui fait perdre pied au personnage ou, simplement, lui fait percevoir le monde différemment. L’oiseau ne voit pas ce matériau transparent qu’est le verre…
Quand j’ai réalisé Les Derniers Jours de Stefan Zweig, en 2012, j’ai appris à présenter les choses d’une façon plus naturelle, moins fantastique. Ce fut une nouvelle étape dans mon travail. En revenant vers le fantastique avec Le Horla, je suis retourné sur les lieux de mon enfance, sur les bords de Seine, en forêt, etc. – et mon plaisir a été de représenter tout cela d’une façon très naturelle. Je fais intervenir le fantastique par des événements, des moments qui viennent surprendre le lecteur. Et, pour que ce soit le plus impressionnant possible, il fallait justement que le reste soit réaliste.
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Fou ou pas fou ?
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L’École des lettres. – Le récit de Maupassant fait la part belle à l’ambiguïté. On ignore jusqu’au bout si le narrateur est fou. Comment maintenir cette ambiguïté en images ?
Guillaume Sorel. – Il existe dans l’histoire toutes sortes d’éléments explicables si on désire les expliquer… mais qui peuvent aussi être présentés comme la preuve que cet homme n’est pas fou. L’apparition du chat, par exemple, à partir du moment où l’animal perçoit quelque chose de bizarre.
Étant considéré comme un auteur « fantastique », pour moi, l’explication fantastique est forcément la bonne. Je joue sur le fait qu’il est possible qu’une créature soit bien chez le narrateur et cherche à le parasiter. En même temps, je présente un récit réaliste dans lequel l’interprétation est ouverte.
Le personnage sombre-t-il dans la folie ou perçoit-il soudain l’immensité de l’inconnu ? Pour ma part, je maintiens le doute – du début à la fin. Maupassant a publié en 1887 une nouvelle fantastique intitulée L’Homme de Mars. Dix ans plus tard, H. G. Wells faisait paraître La Guerre des mondes. On voit que le fantastique de l’époque n’était pas celui, plutôt gothique, que l’on imagine aujourd’hui. Non, à l’époque, il portait sur des interrogations métaphysiques, sur l’inconnu, sur l’immensité…
Je travaille en ce moment sur une double page à la fin de l’album, dans laquelle le personnage du Horla cède véritablement au délire. Et je vais y évoquer ces théories les plus fantastiques, les plus « science-fictionnelles ».
D’ailleurs, chaque fois que je me permets une digression, elle est liée à une nouvelle de Maupassant. Pour revenir au chat, son apparition n’est pas liée uniquement au fait que j’aime les chats, elle fait référence à Sur les chats, un texte dans lequel Maupassant explique toute l’ambiguïté de son rapport aux chats.
De même, à propos du Mont-Saint-Michel, j’évoque un conte sur les origines du mont, lui aussi lié à une nouvelle de Maupassant.
L’École des lettres. – Il y a aussi, dans votre album, des clins d’œil à des peintres contemporains de Maupassant…
Guillaume Sorel. – Oui, j’ai trouvé logique d’évoquer Degas ou Lautrec quand le personnage se rend à Paris. Il fallait suggérer la vraie vie hors de cette prison qu’il habite en Normandie, montrer les bordels, les courses, le théâtre, les ballets, etc.
Il aurait été étrange de citer toutes ces attractions, toute cette vie, sans joindre l’utile à l’agréable ni faire quelques références aux peintres d’une époque que j’apprécie beaucoup.
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« Un personnage perdu dans une immensité
incompréhensible pour lui »
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L’École des lettres. – Les notations concernant les éléments naturels et la perte des repères sont importantes dans la nouvelle. Les avez-vous reprises ?
Guillaume Sorel. – Oui, et elles trouvent leur point culminant dans la scène du délire.
Je vais poser visuellement la perception qu’a le personnage de l’infiniment petit, de l’infiniment grand, de sa place à lui, poussière au milieu de tout cela et peut-être lui-même créature parasite dans un univers qu’il ne comprend pas, qu’il arrive à peine à percevoir. Je m’efforce, pour cette scène, de trouver des images qui donnent de l’ampleur, qui montrent un personnage perdu dans une immensité incompréhensible pour lui.
L’École des lettres. – Ce sera aussi la thématique de la couverture : un personnage de dos, face aux éléments, et qui se retourne à demi…
Guillaume Sorel. – Ici, je fais bien sûr référence au symbolisme et à Caspar David Friedrich. Sauf que, contrairement à celui de Friedrich dans Le Voyageur contemplant une mer de nuages, mon personnage, lui, se retourne.
L’École des lettres. – Faire se retourner le personnage induit l’idée que le Horla n’est autre que… le lecteur.
Guillaume Sorel. – Tout à fait. Je voulais que ce visage qui se retourne traduise l’inquiétude.
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Adaptation mode d’emploi :
« Comment amener la peur ? »
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L’École des lettres. – Une fois que vous est venue l’idée d’adapter un texte, comment procédez-vous concrètement ?
Guillaume Sorel. – Je commence, bien sûr, par un travail sur le texte. Le dessin n’intervient que bien plus tard, quand tout est calé. Je lis, je relis et je fais un premier découpage un peu « sauvage » : je définis des scènes, des fonctionnements par rapport au texte, en restant le plus fidèle possible, pour voir la place que cela va prendre et comment exprimer non seulement ce que j’ai lu, l’histoire telle que l’auteur la pose, mais aussi l’idée que je m’en fais. Voilà le premier découpage.
Ensuite, je peaufine, je change, je me pose des questions narratives : est-ce que je garde la même structure ? comment vais-je pouvoir exprimer tel ou tel sentiment ? C’est là qu’arrivent les astuces : l’oiseau entrant dans le bureau, le chat, etc.
Je commence donc par un découpage simple. Après, seulement, je me demande comment aller au-delà, comment présenter les sentiments, les impressions, en l’occurrence comment amener la peur. Car, pour cet album, telle était la question. Quand j’ai annoncé à mon beau-père mon intention de travailler sur Le Horla, il a voulu relire la nouvelle et… il n’a pas pu, tant ce texte le mettait mal à l’aise. Je me suis donc demandé comment recréer ce malaise en images, comment amener un sentiment de malaise à la lecture de l’album. Avec les mots, on peut suggérer une foule de choses, mais en leur collant des images, on risque souvent de beaucoup atténuer l’effet.
Tout ce travail, toute cette « cuisine » se fait par le descriptif, par écrit. Et c’est seulement une fois que tout est posé, une fois que j’ai cette « bible », que je commence à réfléchir aux questions graphiques.
D’où le voyage en Normandie, et beaucoup de recherches de documents et de photos sur la Normandie et les bords de Seine de l’époque.
Je dessine, en général, peu d’esquisses de personnages avant : ils arrivent au dernier moment, c’est-à-dire quand j’attaque les planches. Mais, pour Le Horla, j’ai travaillé le personnage avant, afin de lui définir un visage. Et aussi les décors : dans un lieu unique, on est quasiment sur du théâtre. Donc, pour la première fois, j’ai fait des plans : des plans du salon, de la chambre, etc.
Bref, après avoir maintes fois lu et relu la nouvelle, j’ai refermé le livre, le seul moyen pour moi de réaliser un travail vraiment personnel. J’ai pris des notes sur certains éléments qu’il me paraissait indispensable de replacer et n’ai quasiment pas rouvert le bouquin depuis que j’ai commencé le travail sur les planches.
Le Horla restera donc à la fois un livre très personnel et, au final, une adaptation plutôt fidèle.
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« Je suis touché par la solitude de cet homme »
L’École des lettres. – « Le Horla » évoque-t-il des thèmes déjà présents, explicitement ou non, dans vos précédents albums ?
Guillaume Sorel. – Le sentiment qui prédomine pour moi dans Le Horla, c’est la solitude. Je suis touché par la solitude de cet homme, par la façon dont il sombre progressivement dans la folie. Cette confrontation à l’étrange et à soi-même est sans doute une chose qui apparaît dans d’autres de mes travaux, notamment dans Hôtel particulier, l’album le plus personnel que j’ai réalisé jusqu’ici…
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Flaubert, Barbey, Maupassant :
trilogie normande
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L’École des lettres. – Existe-t-il d’autres œuvres fantastiques auxquelles vous soyez particulièrement attaché ?
Guillaume Sorel. – Oui, j’aime aussi celles de Flaubert, Villiers de L’Isle-Adam et Barbey d’Aurevilly, bien qu’on ne puisse pas forcément parler, chez ce dernier, de fantastique. Mais la définition du fantastique est assez vague. Pour moi, dans Les Diaboliques, on est à la lisière du fantastique.
Il y a quelques années, le musée Thomas-Henry de Cherbourg m’avait proposé une exposition sur mon œuvre d’illustrateur. Un travail de commande s’ajoutait au projet, et j’avais réalisé une dizaine d’illustrations pour Les Diaboliques. Poursuivre ce travail sera sans doute mon prochain projet après Le Horla.
L’École des lettres. – Envisagez-vous d’adapter d’autres nouvelles de Maupassant ?
Guillaume Sorel. – Je ne sais pas. Le problème de ce métier, c’est que les idées arrivent vite, mais que la réalisation est longue. J’adorerais retravailler sur Maupassant. Toutefois, je pensais davantage à une trilogie normande : je vais donc probablement travailler sur Barbey qui est, comme moi, originaire de la Manche, et aussi sur Flaubert.
D’ailleurs, dans Le Horla, la maison où se situe l’action est, comme dans la nouvelle, celle de Flaubert sur les bords de Seine. J’ai cherché des représentations de cette maison, mais il n’en existe aucune reproduction claire.
On ne peut pas, en lisant Le Horla, s’empêcher de penser à Flaubert, reclus à Croisset dans les dernières années de sa vie. Il y a donc déjà, dans mon adaptation du Horla, un parallèle avec Flaubert…
Autre clin d’œil aux albums de la trilogie à venir, la scène représentant le couple au Jardin des Plantes, face à la cage de la panthère noire. Je ne l’ai pas placée là par hasard : il s’agit d’une scène tirée du Bonheur dans le crime, de Barbey d’Aurevilly.
Je m’amuse ainsi à installer des liens entre chaque récit de la trilogie future. Lorsque j’adapterai Le Bonheur dans le crime, les lecteurs reverront cette scène et feront le lien avec l’album du Horla…
Propos recueillis le 11 décembre 2013,
alors que l’album était en cours d’achèvement.
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• Voir sur ce blog le sommaire détaillé du numéro de « l’École des lettres » : « Le Horla », de Guy de Maupassant à Guillaume Sorel.
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• Exposition des planches originales du « Horla » du 12 mars au 5 avril, à Paris, Galerie 9e Art.
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• Maupassant dans la collection
« Classiques », « Classiques abrégés » :
– Histoire douces amères,
– Neuf contes et nouvelles,
– Histoires fantastiques
(ce volume contient « Le Horla »),
– Bel-Ami (voir l’étude proposée sur ce blog).
Des études ont été consacrées à chacun de ces titres; celles-ci sont téléchargeables dans les Archives de « l’École des lettres ».
• Tous les articles sur Maupassant.
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[…] Bonne lecture !!! <3 NB : En furetant sur internet, j’ai trouvé une interview de Guillaume Sorel très intéressante sur la création de cette BD …. Vous la trouverez là […]