À quand, le théâtre pour tous ?
Le 6 août dernier Françoise Nyssen, ministre de la Culture, déclarait au JDD : « Ma mission : que l’accès à la culture et plus particulièrement à la diversité culturelle ne soit pas une chance pour certains mais un droit bien réel. »
Quelques jours après elle confiait au Figaro : « La culture n’est pas un supplément d’âme, elle est constitutive de l’éducation. »
À cet égard, les publics du théâtre, à commencer par le public scolaire, devraient particulièrement intéresser les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale, puisque si la culture est constitutive de l’éducation, les chiffres de fréquentation sont loin de témoigner d’un égal accès de tous aux spectacles, et l’école – collège ou lycée – est loin de remédier aux inégalités.
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Quelques données sur les inégalités d’accès au spectacle vivant
Le dernier rapport officiel, qui date de 2009, relayé par les statistiques de l’Observatoire des inégalités de 2013, notait une très légère amélioration des chiffres par rapport à l’enquête antérieure, voire une simple stagnation.
Rappelons que 42 % des Français n’ont jamais vu de spectacle de théâtre de leur vie et que cette moyenne varie considérablement selon les classes sociales : si seulement 11 % de cadres supérieurs ou professions intellectuelles déclarent n’avoir jamais assisté à une représentation théâtrale, 71 % d’ouvriers, 57 % d’inactifs mais aussi 57 % d’agriculteurs n’ont jamais rencontré le théâtre de leur vie.
Ces seuls chiffres montrent à quel point, pour une majorité de jeunes, l’école est en fait le premier mode d’accès à une salle de théâtre et même, pour beaucoup d’entre eux, la seule expérience de spectateur.
Mais ce n’est pas tout : le déséquilibre Paris/province, redoublé par le fossé communes urbaines/communes rurales renforce les inégalités d’origine socioprofessionnelle : ainsi, si à Paris seulement 22 % de la population n’a jamais fréquenté un théâtre de sa vie, ce pourcentage monte à 49 % dans les villes de moins de 100 000 habitants, tout comme dans les communes rurales. Ces inégalités se retrouvent avec la même stabilité sur une année : en 2009, 56 % de Parisiens étaient allés au théâtre contre 14 % d’habitants de communes rurales.
Tous les indicateurs confirment la cohérence de ce déséquilibre : plus on est diplômé, plus on fréquente les théâtres (46 % de bac + 4, 13 % de CAP), plus on a accès au théâtre plus on y revient (31 % voient trois spectacles ou plus dans une année),et enfin plus on fréquente le théâtre plus on se rend à d’autres types de spectacle : concert, music-hall, danse, opéra.
Face à ces inégalités cumulées, sociales, économiques, géographiques, culturelles, seules des sorties théâtrales scolaires régulières et obligtoires peuvent impulser chez les plus jeunes un nouveau regard sur les salles de spectacle, réduire les préjugés, susciter le désir, et pour cela participer à la formation d’un public élargi appuyé sur des spectateurs initiés ou du moins familiarisés.
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Une école du spectateur de théâtre est indispensable
Oui, il y a besoin d’une éducation au spectacle, au rôle de spectateur, au plaisir d’être spectateur, et cette éducation qui relève des missions de l’école passe par une fréquentation rendue obligatoire des théâtres à l’adolescence, quel que soit l’établissement où se poursuivent les études.
On ne peut penser ou laisser penser que l’intitulé « Théâtre : texte et représentation » dans les programmes du lycée est une introduction suffisante au monde du spectacle. Qui peut croire qu’un commentaire de photographie d’une mise en scène, qu’une vidéo de pièce enregistrée, soient de nature à éduquer au spectacle, à aiguiser un appétit de spectacles ? À l’heure actuelle, quels que soient les efforts du ministère (pensons au récent site Dgesco-théâtre), l’école reste un lieu où l’on apprend à lire le théâtre, non à voir le théâtre. Or il faut une école du spectateur de théâtre. Une salle de classe n’est pas une salle de spectacle : en classe nul ne pourra dire comme Baudelaire qu’« au théâtre le plus beau c’est le lustre » (Fusées).
De même, lors de la diffusion d’une vidéo, nul n’est interpellé par l’acteur, nul n’est libre de poser son regard où il veut, d’exposer ses sens aux effets simultanés qui surgissent de la scène ; à la fin d’une vidéo, on n’applaudit pas, on ne quitte pas la salle, on ne rencontre pas éventuellement les acteurs ou le metteur en scène. Or voir le théâtre ce n’est pas suivre un texte lu ou à lire, ce n’est pas retrouver un auteur censé connu, c’est voir une scène qui vit en lumière, en son et en décors, des acteurs qui donnent de leur corps, de leur voix, de leur énergie, c’est découvrir une mise en scène qui n’a jamais été prévue ni imaginée par aucun enseignant, dans aucun cours ou dans aucun manuel.
On retient plus d’un spectacle que d’une leçon : la mémoire émotionnelle enregistre plus durablement que l’esprit d’étude. La pédagogie actuelle valorise ce qui part de l’élève lui-même, ce que l’élève construit lui même : la sortie au théâtre est une de ces expériences mettant l’élève au centre de l’apprentissage. Un discours personnel sur un spectacle peut alors espérer voir le jour.
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Le monde de la culture est en avance
sur le monde de l’éducation
Les théâtres nationaux, les centres dramatiques nationaux, les troupes et les compagnies privées, à Paris comme en province, ont leur programme d’actions auprès des publics scolaires. La plupart des pièces proposées bénéficient de dossiers d’accompagnement pédagogique, de découvertes de visites de salles, de contacts ou rencontres possibles. Les acteurs, les théâtres sont prêts, mais le partenariat est en attente de partenaires : où sont les élèves dans toute leur diversité ? Où est l’impulsion des chefs d’établissement ?
Les sorties scolaires, en effet, en raison de leur caractère facultatif et de leurs contraintes organisationnelles, reproduisent les inégalités que l’on observait pour l’ensemble des publics du théâtre: ce sont les mêmes établissements, les mêmes professeurs de ces établissements et finalement les mêmes élèves qui se rendent régulièrement au théâtre. Ainsi, si le nombre de places attribuées aux scolaires est en augmentation, il suit plus les évolutions sociales qu’il ne les corrige : le public jeune augmente, sans mieux véritablement refléter la diversité sociale.
L’urgence d’un théâtre pour tous
Affirmer l’urgence d’un théâtre pour tous suppose d’engager une réflexion qui mette au cœur de l’enseignement les éléments suivants :
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- L’expérience de spectateur
Aller au théâtre en effet est une expérience qui fait de nous le temps de la représentation le partenaire de l’acteur. Il y a une histoire du spectateur à rappeler, une histoire mouvante, oscillant entre discipline et indiscipline, domestication du corps et exhibition de ses émotions. Quelque chose comme un rôle et une liberté, une interaction et une distance. Il faut parler en classe des codes de conduite du théâtre, des manières d’être spectateur à travers le temps.
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- Le langage de la scène
Aller au théâtre appelle aussi une lecture du spectacle totalement différente de la lecture scolaire du texte imprimé. Il faut faire apprendre le langage de la scène, dans tous ses composants visuels et sonores, et par conséquent il faut enseigner à lire la scène, ce qui est bien autre chose que de faire imaginer la scène à partir de la lecture du texte ou de faire connaitre le mot didascalie. L’école a fini par reconnaitre la nécessité d’apprendre à lire l’image, fixe ou mobile. La scène appelle la même reconnaissance. Là encore des règles de direction du regard et de l’écoute doivent être enseignées, dans l’esprit de la charte trop méconnue de l’école du spectateur.
- L’exercice d’écriture
La sortie au théâtre, certes festive, ne peut cependant être considérée hors de toute inscription pédagogique. Si beaucoup d’enseignants recherchent le spectacle correspondant à la pièce étudiée en classe et font de la sortie un complément au cours, rien n’interdit d’envisager la sortie au théâtre pour l’expérience qu’elle procure et travailler sur la matière émotionnelle du spectacle : les fameuses impressions de théâtre peuvent donner lieu à un certain nombre d’exercices d’écriture possédant leurs règles et leurs consignes à commencer par la rédaction d’un programme, d’une critique ou la réalisation d’une interview.
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- La rencontre avec des professionnels du théâtre
Bords de scène ou invitation d’acteur en milieu scolaire, à propos de théâtre l’échange doit avoir lieu au-delà du dialogue enseignant-élèves. Ouvrir l’école à des rencontres de professionnels est une occasion d’entendre d’autres voix, d’autres discours renouvelant l’apprentissage du théâtre en réduisant le fossé entre comédiens et spectateurs.
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- La formation des enseignants
S’il existe bien l’option théâtre à l’épreuve de mise en situation professionnelle du Capes de Lettres, le nombre relativement faible d’inscrits (moins de 10 % des inscrits) laisse craindre un manque de familiarité des candidats avec le monde des spectacles et pose la question de l’éducation culturelle assurée dans les ESPÉ et au-delà : comment prépare-t-on les futurs enseignants à intégrer l’expérience du théâtre dans l’exercice de leur métier ? Comment les accompagne-ton dans les plans de formation ultérieurs ?
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En milieu scolaire, l’accès à la culture pour tous dont parlait Françoise Nyssen exige plus que des œuvres au programme et des discours sur la représentation théâtrale. À l’heure actuelle, seules les classes à horaires aménagés « Théâtre » bénéficient d’une obligation de sorties aux spectacles.
Tout se passe comme s’il fallait vouloir jouer, être acteur – ces classes en effet comportent des heures de pratique du théâtre – pour avoir le droit de voir du théâtre sur scène. La logique et le privilège semblent un peu curieux et un peu violents pour cette majorité d’élèves qui ne désirent pas jouer mais sont prêts à voir jouer. La pratique du théâtre lors d’ateliers de volontaires ou de classes spécifiques ne doit pas être un critère de discriminiation.
Il y a un vide à combler, une éducation à la culture à compléter, un apprentissage du rôle de spectateur à dispenser, afin de ne pas abandonner collégiens et lycéens à un avenir de consommateurs de culture de masse, spectateurs dans une salle, une rue ou un chapiteau comme devant une télé, une tablette ou un téléphone.
Pascal Caglar