À la découverte du pionnier
de l’interview littéraire :
Jules Huret

Les éditions Grasset ont réédité L’Enquête sur l’évolution littéraire du premier à être entré dans l’intimité des écrivains. Soit une compilation de ses entretiens littéraires, sans micro ni caméra.
Par Alain Beretta, professeur de lettres

Les éditions Grasset ont réédité L’Enquête sur l’évolution littéraire du premier à être entré dans l’intimité des écrivains. Soit une compilation de ses entretiens littéraires, sans micro ni caméra.

Par Alain Beretta, professeur de lettres

L’essor des médias a contribué à banaliser les interviews dans de nombreux domaines, y compris littéraires. Ces derniers sont même devenus cultes avec les émissions télévisées de Bernard Pivot. Le journaliste et animateur d’Apostrophes, décédé le 6 mai 2024, était considéré comme un interviewer hors pair.

Mais cette pratique avait déjà cours à la fin du XIXe siècle, nous apprend la récente réédition (Grasset, « Les Cahiers rouges », mai 2023) de l’Enquête sur l’évolution littéraire, de Jules Huret, parue en 1891. Sans micro ni caméra, il a été le premier à entrer dans l’intimité des écrivains, annonçant ainsi une pratique courante aujourd’hui. Il a rassemblé sous ce titre une partie des entretiens qu’il a pu mener.

Une pratique nouvelle

Les écrivains dans l’arène. Si l’ouvrage de Jules Huret s’avère capital pour l’histoire de la critique littéraire, il ne constitue toutefois pas le véritable acte de naissance de l’interview littéraire en France. Des prémices avaient existé au long du XIXe siècle, notamment les portraits littéraires, héritiers des conversations rigides et solennelles de l’âge classique. Venue du monde anglo-saxon, l’interview avait été amorcée chez nous à partir des années 1870-1880 dans des journaux comme Le Figaro, Le Gil Blas et Le Petit Journal, d’abord sur des sujets politiques, puis sur l’actualité littéraire.

En 1884, le romancier Joris-Karl Huysmans, l’auteur d’À Rebours, s’était prêté à cette nouvelle pratique, mais elle restait limitée aux cercles et revues confidentiels. En revanche, Jules Huret va présenter des écrivains, et leurs controverses, sur la place publique. Ce journaliste, né en 1863 à Boulogne-sur-Mer, monté à Paris à 27 ans, collabore régulièrement depuis 1890 au quotidien républicain L’Écho de Paris. Il y publie ses visites aux écrivains sous forme de feuilletons, permettant ainsi aux auteurs de lire les réponses de leurs collègues avant de donner les leurs. Cette méthode rencontrant un vif succès, Jules Huret regroupe 64 enquêtes en un volume intitulé Enquête sur l’évolution littéraire, paru en 1891 aux éditions Charpentier.

Le journaliste sur le terrain

La grande nouveauté de Jules Huret, qui se définit « reporter imprésario », est donc, après s’être documenté, de « se déplacer sur les lieux des événements, rapporter ce qu’il a effectivement vu et entendu, plutôt que des on-dit habilement habillés d’esprit », écrit le préfacier de l’ouvrage. Dès lors, « il ne s’agit plus seulement, ajoute-t-il, de recueillir des paroles d’hommes ou de femmes d’exception : le journaliste nous les donne à voir […] dans une atmosphère de franc-parler et de bonhomie inédite ». Et sans sombrer dans le voyeurisme. L’objectif principal est d’évoquer, avec une objectivité ne se confondant pas avec la neutralité, un panorama de la littérature de l’époque.

De fait, l’ouvrage de Huret montre bien comment la production littéraire de cette fin de siècle se trouve à une charnière entre des formes qui ont vécu, et auxquelles s’opposent de nouvelles tendances.

Formes littéraires démodées

Le naturalisme. Cette école littéraire et artistique, appliquant à l’art des méthodes de la science positive, vise à reproduire la réalité avec objectivité, sous tous ses aspects, même les plus vulgaires. Le maître incontesté en est Zola, qui va clore sa série Les Rougon-Macquart, deux ans après les interviews de Jules Huret, avec Le Docteur Pascal (1893). En 1891, le mouvement semble déjà toucher à sa fin. Edmond de Goncourt affirme : « Le naturalisme est en train de mourir, et en 1900, il sera défunt et remplacé. » Maurice Barrès se montre encore plus catégorique : « Ce qu’on a appelé le naturalisme est une formule d’art qui est aujourd’hui bien morte. » De fait, en 1887, révulsés notamment par « les ordures » du roman de Zola, La Terre, cinq jeunes écrivains, emmenés par J.-H. Rosny, rompent un peu théâtralement avec l’école naturaliste de Médan en signant leur Manifeste des Cinq. Cependant, d’autres rares écrivains estiment que l’art de Zola transcende l’étiquette naturaliste : pour Octave Mirbeau, l’auteur de Germinal demeurera « l’artiste énorme, l’évocateur puissant des foules, le descriptif éblouissant ».

Le Parnasse. En poésie, ce mouvement né à la fin des années 1860 défendait, en réaction contre le lyrisme romantique, une évocation impersonnelle et une écriture classique, incarnées par Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, Sully Prudhomme ou François Coppée. De 1866 à 1876, Le Parnasse contemporain, titre de trois recueils en vers, avait constitué le manifeste et l’illustration de cette école, dont le nom reprenait la montagne des Muses de la Grèce antique consacrée à Apollon. En 1891, on reproche à ces poètes leur impersonnalité, voire leur impassibilité. Ce à quoi s’opposent les Parnassiens qui subsistent. « En aura-t-on bientôt fini avec cette baliverne ? », fulmine Leconte de Lisle.

Catulle Mendès, le « véritable fondateur du Parnasse » estime Jules Huret, qui renchérit : « Où la voit-on cette sérénité figée, cette sécheresse dont on nous affuble ? ». En outre, ces Parnassiens restent fiers d’avoir réhabilité une versification classique, préférable à leurs yeux aux vers libres qu’ils découvrent à présent. Pour José-Maria de Heredia, l’alexandrin demeure « le vers polymorphe par excellence », et n’a nul besoin d’être cassé. De même, la rime, de plus en plus négligée à la fin du siècle, est réhabilitée.

Les nouvelles tendances

Elles se manifestent, dans le roman comme dans la poésie, en réaction contre les formes précédentes, illustration du conflit des générations, retrace Jules Huret dans son ouvrage.

Anti-naturalistes. Au sujet du roman, la nouvelle génération se montre rigoureusement anti-naturaliste. Jules Huret appelle ces nouveaux romanciers des « psychologues », dans la mesure où, délaissant les descriptions du monde extérieur, ils se concentrent sur l’analyse des sentiments. « Un psychologue, c’est un écrivain qui étudie l’âme des autres », affirme le critique Jules Lemaître. Trois romanciers illustrent principalement cette tendance : Anatole France, dont le roman Thaïs « est une des plus belles choses qu’on puisse lire », pour l’ex-auteur naturaliste Paul Adam ; Paul Bourget, qui associe à ses analyses psychologiques la célébration des valeurs traditionnelles, comme dans Le Disciple ; et Maurice Barrès, qui est passé du culte du moi à la défense, désuète, du nationalisme et de l’enracinement terrien (Les Déracinés), mais qui mériterait d’être reconsidéré, pour certains critiques actuels (voir À l’ombre de Barrès (Gallimard 2023) ouvrage collectif dirigé par Antoine Compagnon).

En poésie, les Parnassiens cèdent place aux symbolistes. Le symbolisme, « c’est une réaction contre la perfection du vers parnassien », déplore Heredia. C’est précisément parce qu’il est « parfait » que ce vers annule ce qui constitue l’essence de la poésie, à savoir la part de l’imaginaire et du mystère. Comme l’explique le maître de cette nouvelle tendance, Stéphane Mallarmé, « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme », et c’est « le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole ».

Mallarmé et ses disciples reconnaissent toutefois qu’une telle conception peut dériver vers un risque d’obscurité. Mais les poètes groupés sous l’étiquette symboliste ne constituent pas véritablement une école ; car chacun d’eux présente son originalité : Verlaine est passé du Parnasse à une poésie de la suggestion où prime la musique : Jean Moréas, d’abord considéré comme un modèle par certains, a dérivé vers la célébration d’une poésie romane. Henri de Régnier définit le symbolisme comme « une sorte de refuge où s’abritent provisoirement tous les nouveaux venus de la littérature ».

Mise en cause

À nouveau, en vertu de l’instinct d’opposition à ce qui dérange l’habitude, « psychologues » et « symbolistes » sont vite ridiculisés.

Les romanciers « psychologues » sont critiqués, d’une manière générale, pour la vacuité qui résulte de leur prétendue exploration de l’âme humaine, plus souvent réduite à des clichés sombrant dans le pessimisme. Aussi, les néo-réalistes s’en donnent-ils à cœur joie : Lucien Descaves les appelle « les poitrinaires chics de la littérature », Octave Mirbeau estime que « la psychologie de Bourget, c’est un peu de la philosophie de carton » ou, pour Huysmans, « une psychologie de théière » ; quant à Anatole France, « jamais il n’a taillé sa plume pour écrire une œuvre intéressante ».

Les poètes symbolistes ne sont pas mieux reçus par la génération précédente, sauf Verlaine et plus encore Mallarmé. Zola estime qu’une « vague étiquette symboliste » ne fait que désigner « quelques vers de pacotille ». On reproche souvent à ces derniers l’utilisation artificielle d’« un nouveau stock de métaphores » contribuant à l’obscurité. C’est plus encore leur nouvelle versification, cassant l’alexandrin et négligeant les rimes, qui révolte les ex-Parnassiens. Leconte de Lisle se demande « pourquoi, quand ils font deux phrases de 15 pieds sans rime, ils s’acharnent à appeler cela des vers ? » ; et il ajoute : « c’est de la prose tout bonnement – et de la mauvaise ». Heredia, lui, déplore qu’« ils traitent la rime avec une coupable légèreté », alors que pour lui, elle n’est pas une gêne, mais « un tremplin ».

Approche intime des écrivains

Outre ce panorama des tendances de la littérature de son temps, Jules Huret veut, pour la première fois, présenter l’homme derrière l’écrivain, ce qui implique un contact direct. Hormis quelques auteurs qui se sont bornés à répondre par écrit aux questions du journaliste, la plupart acceptent qu’il vienne chez eux. Beaucoup bien sûr vivent à Paris, mais Huret n’hésite pas à prendre un train pour aller rencontrer Octave Mirbeau à Pont-de-l’Arche, près de Rouen, ni même à pousser en Belgique, à Gand, pour dialoguer avec Maeterlinck. On entend ainsi en le lisant la parole des écrivains comme s’ils passaient à la radio, et on les voit s’animer, comme à la télévision, soit par leurs déambulations dans leur appartement ou jardin, soit par leurs attitudes, comme les indications scéniques au théâtre : « L’extrémité du pouce et de l’index jointes, Jules Lemaître fait, de l’avant-bras, le geste menu de lancer des fléchettes ».

Certes, pas de profondes révélations, en raison de la relative rapidité des rencontres. On a souvent une idée du physique des écrivains, visage et allure générale. On voit ainsi Mallarmé avec ses « yeux largement fendus brillant d’un éclat extraordinaire », Verlaine avec « sa tête de mauvais ange vieilli », Maeterlinck qui « réalise exactement le type flamand ».

On découvre également leur lieu d’habitation : l’appartement cossu de Barrès, avec son « élégant cabinet à cheminée monumentale » ; celui, plus modeste, de Huysmans, 11, rue de Sèvres, au 5ème étage de l’ancien couvent des Prémontrés, soit à l’emplacement du siège de l’école des loisirs. Verlaine, lui, a élu domicile au café Le François-Premier, boulevard Saint-Michel. Mirbeau préfère déambuler dans son jardin et détaille à Huret, par leurs noms latins, ses innombrables fleurs.

Parfois, dans ces appartements, surgit un chat. Chez Anatole France, c’est sa petite fille (8 ans) qui vient apporter un crayon à son père. Enfin, quelques rares écrivains objectent au journaliste qu’ils ne veulent pas parler de littérature. C’est le cas de Maupassant, qui préfère évoquer son goût pour le yachting. De même, Mirbeau privilégie les arbres de son jardin : « La littérature ? Demandez plutôt aux hêtres ce qu’ils en pensent ! ».

Le livre de Jules Huret a le double mérite d’offrir un état des lieux de la littérature de la fin du XIXe siècle, avec ses rivalités entre écrivains, et aussi une petite approche personnelle des hommes derrière leurs œuvres. « Il ne faut donc pas voir, dans l’Enquête que je soumets au public, une étude générale de notre littérature pendant une période caractérisée par des concomitances, des affinités intellectuelles et morales comme l’ont été le romantisme et le naturalisme comme le seront peut-être le symbolisme et le psychologisme. Elle offre, plus simplement, sous l’inquiète lorgnette de l’actualité et dans le champ clos d’un journal, le spectacle, pour la première fois, Mesdames et Messieurs, d’artistes présentés en liberté… » Le succès, en son temps, de cette Enquête sur l’évolution littéraire a conduit Jules Huret à écrire des reportages dans des lieux plus lointains : son voyage en train en Russie avec Tolstoï, sa visite à Kipling dans le Sussex. Bref, on peut conclure avec Jérôme Garcin, dans l’Obs : « Le saint patron des journalistes culturels, c’est Huret. »

A. B.

Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges, » 376 pages, 14 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Alain Beretta
Alain Beretta