« Le Médecin de famille », de Lucía Puenzo
Le Médecin de famille est le troisième film de la romancière argentine Lucía Puenzo (L’Enfant poisson, 2004 ; 9 minutes, 2005 ; La Malédiction de Jacinta Pichimahuiada, 2007 ; La Fureur de la langouste, 2010), adapté de son roman Wakolda (2011).
C’est d’ailleurs sous ce titre qu’il a été présenté au dernier festival de Cannes, où il a fait grande impression. Il faut dire que l’intrigue nous fait vivre l’aventure hors du commun d’une famille argentine dont le chemin croise celui du docteur Josef Mengele, ancien médecin du camp d’extermination d’Auschwitz, auteur d’expériences sur des sujets vivants traités comme des cobayes – expériences rendues publiques pour la première fois au procès de Nuremberg (novembre 1945-octobre 1946).
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Un scénario centré sur la vision de Mengele
En Patagonie, en 1960, Eva, Enzo et leurs trois enfants sympathisent avec un médecin allemand rencontré sur la longue route qui mène à Bariloche où ils s’apprêtent à ouvrir une pension au bord du lac Nahuel Huapi.
La petite Lilith, âgée de 12 ans, trop petite pour son âge, réveille chez le médecin tortionnaire l’obsession de la pureté raciale et de la perfection. Sans connaître sa véritable identité, cette famille modèle l’accepte comme premier client.
De plus en plus séduite par le charisme de cet homme, l’élégance de ses manières, son savoir et son argent, la mère lui confie la santé de sa fille, jusqu’à ce que les soupçons de son mari s’avèrent fondés et lui fassent comprendre qui il est.
Très différent du roman, le scénario est centré sur la vision de Mengele, pour qui le monde est un vaste zoo, un terrain d’expériences sur l’homme. Dans le film, le point de vue adopté est celui de la candide Lilith, et le spectateur partage sa façon de vivre le voyage qui emmène la famille aux confins de l’Argentine et de tomber sous le charme du sympathique docteur. Comme dans XXY (2007) premier film de Lucia Puenzo.
Un intérêt historique
L’intérêt historique du film est de nous introduire, en même temps que cette famille fictive, dans la bien réelle communauté germanique de Bariloche, très fermée, pro-nazie même avant la guerre, et particulièrement préposée à l’accueil des Allemands qui, après la guerre, arrivent de l’étranger et ont besoin de se procurer rapidement passeport et emploi. Des réseaux bien constitués sont prêts à les leur fournir de manière à leur permettre de se fondre dans la masse. Les complicités y sont nombreuses. Par exemple, l’école que fréquentent les enfants du film affichait son idéologie nazie avant la guerre. Après la guerre, on a découvert que son directeur, vieux monsieur charmant qui vivait là depuis 40 ans, était un ancien général nazi.
La mère de Lilith, confiante et hospitalière, incarne cette partie de la population argentine qui, sans ignorer les crimes nazis, n’est pas informée précisément des agissements des médecins allemands dans les camps de concentration.
De nombreux officiers supérieurs de l’armée nazie ont trouvé refuge en Amérique latine. La cinéaste s’est intéressée plus particulièrement à leur obsession de la génétique dont le but avoué est l’obtention de la race parfaite, objectif paradoxal en Argentine, au Paraguay et au Brésil, sur un continent où tout le monde est de sang mêlé. L’histoire telle qu’elle se déroule dans le film est fictive, mais plausible historiquement. Mengele a effectivement vécu en Argentine pendant quatre ou cinq ans, à la tête d’une entreprise pharmaceutique, et s’est déplacé dans le pays en toute impunité. Au moment où Eichmann a été arrêté par le Mossad, Mengele a disparu, pour réapparaître au Paraguay six mois plus tard.
Le film de Franklin J. Schaffner, Ces garçons qui venaient du Brésil, d’après le roman d’Ira Levin, raconte la traque du médecin criminel par le Mossad au Paraguay où il aurait fomenté un complot pour assassiner 94 fonctionnaires à travers le monde. À cet effet, il a obtenu par manipulation génétique des clones d’Adolf Hitler et a bon espoir de créer le IVe Reich. Si le film de Schaffner est pure fiction politique, Le Médecin de famille est inscrit dans une réalité historique établie et se déroule pendant les six mois où personne ne sait vraiment où se trouvait Mengele.
Une méditation sur les phénomènes d’emprise
et de manipulation morale et génétique
L’intérêt du film est aussi esthétique : la réalisatrice en a fait une découverte saisissante du Mal incarné et une méditation sur les phénomènes d’emprise et de manipulation morale et génétique.
À mesure que se noue la relation de la famille avec ce médecin allemand, le spectateur prend conscience avec l’enfant de la nature du lieu où elle se trouve et des personnes qu’elle côtoie. Son attirance ambigüe pour le docteur se transforme en peur. Le titre originel, Wakolda, est le nom de la poupée de Lilith, son alter ego. C’est une poupée imparfaite, issue d’une tribu au sang mêlé du sud du pays, les Mapuches, littéralement « Peuple de la terre », communauté aborigène de la zone centre-sud du Chili et de l’Argentine, connue également sous le nom d’Araucans. Or le père de Lilith est un artisan qui s’efforce de reproduire le mécanisme du corps humain avec des poupées. Mengele lui offre de financer son projet à l’échelle industrielle et de créer en série Herlitzka, la poupée aryenne, parfaite antithèse de Wakolda.
Ce motif de la poupée, prototype à améliorer et à produire à grande échelle, est la métaphore parfaite du projet de Mengele, dont les pratiques eugénistes visent à perfectionner la race aryenne et à éliminer les « races inférieures ». On pense à l’art d’Hans Bellmer, l’anti-nazi, créateur de poupées « aux multiples potentialités anatomiques », enfantines et victimes de perversions sadiques. Lilith devient peu à peu la poupée sur laquelle Mengele fait ses expériences, avant qu’il ne propose également ses services à la mère pour les jumeaux qu’elle met au monde – une aubaine pour celui qui est toujours convaincu, comme son maître l’anthropologue von Verschuer – que les jumeaux recèlent les secrets du code génétique.
L’irruption de l’«ange de la Mort » en plein Paradis
Pendant tous ses voyages, et même dans les camps, Mengele tenait des carnets dans lesquels il esquissait des dessins et prenait des notes précises sur ses activités quotidiennes. Dans ces carnets – reconstitués pour les besoins du – le diabolique médecin note minutieusement ses observations sur la famille et ses projets pour ses enfants. Leur découverte cause un choc à la fillette, qui comprend soudain de quoi elle est l’enjeu.
Le Médecin de famille instaure un violent contraste entre cette Patagonie immense et édénique et l’entreprise de Mengele. C’est l’irruption de l’«ange de la Mort » en plein Paradis. Le film a aussi une dimension de thriller puisqu’il crée un suspense haletant à propos de la divulgation des projets de Mengele en retraçant l’enquête du Mossad pour le localiser et l’arrêter. Enquête vouée à l’échec puisqu’on sait que malheureusement il n’a jamais été découvert ni jugé et s’est éteint paisiblement en 1979 au Brésil sans avoir été inquiété. Sa seule punition aura été de vivre dans le melting-pot racial de Sao Paolo.
Décors, lumières et rythme obtenu par le montage créent une atmosphère étouffante. L’interprétation d’Àlex Brendemühl dans le rôle de Mengele et de tous les comédiens est remarquable. La fiction montre ainsi une fois de plus son efficacité narrative et formelle pour décrire avec une grande économie de moyens un double cadre historique, celui de l’Argentine d’après-guerre, refuge des nazis, et celui du camp d’extermination d’Auschwitz, dont les sinistres expériences sont d’autant plus terrifiantes qu’elles sont évoquées ici par allusion à travers les dessins des carnets de Mengele. Rarement un film historique aura su intriquer aussi habilement fiction et Histoire de manière à produire un effet aussi saisissant.
Anne-Marie Baron
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• Josef Mengele a inspiré un personnage ou un récit dans les films suivants :
Marathon Man, de John Schlesinger (États-Unis, 1976), d’après le roman de William Goldman , avec Laurence Olivier.
Ces garçons qui venaient du Brésil (The Boys from Brazil, États-Unis, 1978), de Franklin J. Schaffner d’après le roman d’Ira Levin, avec Gregory Peck.
L’Ange de la mort (Commando Mengele), d’Andrea Bianchi (Espagne, 1987), avec Howard Vernon.
The Grey Zone, de Tim Blake Nelson (États-Unis, 2001), avec Henry Stram.
Amen, de Costa-Gavras (France 2002), d’après Le Vicaire, pièce de théâtre de Rolf Hochhuth, avec Ulrich Mühe .
Unborn ou L’Entité (The Unborn), de David S. Goyer (États-Unis, 2009), avec Braden Moran.
Mengele, le rapport final. Les dossiers secrets du nazisme, documentaire de Dan Setton (France, 2011).
Criminal Doctors, Auschwitz, documentaire d’Emil Weiss (France, 2011).
Le Médecin de famille, de Lucía Puenzo d’après son roman Wakolda, (Argentine, 2013), avec Àlex Brendemühl.
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• Sur la littérature concentrationnaire, consulter les Archives de l’École des lettres et notamment les articles consacrés à Primo Levi.
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