« Psychologie et Philosophie. Conférences Zofingia (1896-1899) », de C. G. Jung
Carl Gustav Jung est avant tout connu pour sa dissidence à l’égard du mouvement freudien. Ses théories relatives à l’inconscient collectif sont généralement considérées, dans le monde universitaire français, avec une certaine condescendance et sa contribution aux études littéraires est purement et simplement ignorée.
C’est à peine si l’on songe à mentionner la dette que de grandes figures des lettres françaises comme Bachelard ou Gilbert Durand ont contractée envers son œuvre. On gagnerait par ailleurs à découvrir ou relire ses réflexions littéraires sur l’Ulysse de Joyce, qui font preuve d’une magnifique compréhension de la modernité.
Les éditions Albin Michel poursuivent avec une belle constance, et sous la direction de Michel Cazenave, la traduction des œuvres de Jung. Le dernier opus, Psychologie et Philosophie. Conférences Zofingia (1896-1899) n’est certes pas la plus déterminante des œuvres de Jung, mais il éclaire d’un jour nouveau l’édifice théorique à venir et confirme, si besoin en était, que la dissension avec Freud était, somme toute, inéluctable.
Des préoccupations de jeunesse
qui ne cesseront de hanter l’œuvre de l’intellectuel
Psychologie et Philosophie est un recueil de conférences données entre 1896 et 1899 dans le cadre d’une association étudiante, la société Zofingia. Marie-Louise von Franz, qui a sans doute supervisé l’édition allemande de ces textes, restitue admirablement dans sa préface le contexte dans lequel se sont élaborées les conférences du jeune Jung. La société Zofingia est l’une de ces confréries estudiantines où l’on fait preuve de stimulation intellectuelle, mais où l’on s’amuse et boit aussi beaucoup. Le sérieux du jeune Jung tranche sur la frivolité de ses camarades et, s’il sait également s’amuser, ses prises de position et sa fougue déconcertent ses auditeurs.
Les conférences en question montrent que les préoccupations du jeune homme sont celles qui ne cesseront de hanter l’œuvre de l’intellectuel. « L’intérêt de ces premières “lectures”, écrit fort justement Marie-Louise von Franz, n’est pas seulement de nous donner un aperçu de l’homme qu’était Jung à cette époque, mais de nous montrer à quel point ses vues de jeunesse concordent avec sa pensée ultérieure… » En 1899, Jung est encore étudiant, il ne rencontrera Freud que huit ans plus tard, et, s’il exerce en tant que généraliste, sa thèse sur le cas Hélène Preiswerk (une jeune femme aux capacités médiumniques) n’est pas encore achevée.
Les cinq conférences abordent des thèmes différents : dénonçant les limites du matérialisme scientifique dans la première, Jung s’appuie sur Kant et Schopenhauer pour, dans la seconde, postuler l’existence d’entités spirituelles désincarnées ou « forces vitales ». Ces principes vitaux échappant à la conscience individuelle l’amènent d’ailleurs à postuler l’existence d’un inconscient qui échapperait aux contingences de l’espace et du temps, et à réaffirmer la nécessité de la morale dans l’exercice de la science.
Le besoin qu’a l’homme de comprendre le monde…
Mais les plus intéressants de ces textes sont indéniablement les deux derniers : avec ses Réflexions sur la nature et la valeur de la recherche spéculative, le futur psychiatre esquisse les démarches qui seront les siennes tout au long de son existence : « Le fondement de toute philosophie, écrit-il, se doit d’être empirique. Toute philosophie se fonde véritablement sur ce que nous expérimentons par nous-mêmes et pour nous-mêmes dans le monde qui nous entoure. »
Il y a certes là un point commun avec la démarche freudienne, mais on y verra surtout le postulat qui va conduire Jung à explorer les racines de son propre inconscient pour en extirper les textes troublants du Livre rouge, des Sept sermons aux morts, ainsi que sa propre topographie de l’inconscient, qui devait remettre en cause la prévalence du complexe d’Œdipe, si essentielle aux yeux des freudiens. Ce qu’il nomme pour l’instant « instinct de causalité » est ce besoin qu’a, selon lui, l’homme de comprendre le monde et de donner sens à l’existence. Et ledit instinct de causalité est appelé à devenir le moteur de sa future dynamique de l’inconscient, l’archétype du soi dont la réalisation s’avère la finalité de toute vie humaine.
C’est également le Jung de l’entre-deux-guerres, celui qui hardiment explore aussi bien les profondeurs de l’inconscient que les peuplades indiennes et africaines, qui point à travers la dernière conférence. S’en prenant au théologien Albrecht Ritschl, c’est à une conception étriquée de la religion, fondée sur le rigorisme moral et déniant toute transcendance à l’homme, que Jung demande des comptes. Il n’aura de cesse de montrer combien l’« instinct de causalité », le soi, est finalement au cœur de l’humanité tout entière et ce, quelles que soient les formes qu’il puisse prendre, accordant autant de valeur aux mandalas tibétains qu’aux symboles chrétiens ou alchimiques, aux mythes indiens ou aux contes africains qu’aux textes bibliques.
Stéphane Labbe
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• C. G. Jung, « Psychologie et Philosophie, Conférences Zofingia (1896-1899) », Albin Michel, 2013.
• C. G. Jung, »Sur l’“Ulysse de Joyce », in « Problèmes de l’âme moderne », Buchet-Chastel, 1996.