Edith Bruck, tournage en pays totalitaire
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Le 27 janvier 2025 marque les quatre-vingts ans de la libération d’Auschwitz. C’est l’occasion de revenir sur le parcours d’Edith Bruck, ancienne déportée d’origine hongroise. Paraissent aujourd’hui en France un recueil de poèmes, Les Dissonances, et un roman, Contrechamp.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
En 2022, les lecteurs français découvraient Edith Bruck grâce au Pain perdu (Éditions du sous-sol). Ce n’était pas son premier livre publié en France, mais il y a des moments plus favorables que d’autres à l’édition : un contexte, une circonstance singulière, un éditeur. Ce livre de témoignages a connu un immense succès. Edith Bruck y raconte son enfance de petite fille juive née dans une famille très pauvre, dans la Hongrie des années 1930, avec un nationalisme aigu et un antisémitisme virulent en arrière-plan. Elle relatait sa déportation à Auschwitz et sa survie miraculeuse.
Le mot « miracle » est sien puisque cinq gestes essentiels l’ont sauvée, le plus souvent accomplis par ses gardiens allemands. Cela explique l’une des propensions exceptionnelles de l’écrivaine à pardonner. Nul n’accorde un pardon collectif, mais dans son désir de regarder devant, sans rien oublier cependant, Edith Bruck n’est jamais animée par le sentiment de vengeance. Il importe de l’écrire au moment où paraissent un recueil de poèmes et un roman.
Récit à la première personne
Dans Les Dissonances, publié en version bilingue français-italien, l’écrivaine utilise un vers libre bref pour relater ce qui va de travers et ce qui, dans le monde proche, sonne faux et dérange. Une partie de cet ensemble évoque le sort des personnes âgées enfermées dans des maisons, les brutalités dont elles sont victimes. Une partie, intitulée « Harcèlement », rassemble des poèmes à teneur autobiographique, le plus souvent évoquant des actes de prédation dont elle-même a été victime. Pas de « je », mais un « elle » dans ce recueil, qui crée de la distance. Le pathos, les grands envols, ce n’est pas pour Edith Bruck qui reste factuelle, n’use guère de la métaphore, ne cherche pas d’effet. Ceux qui agissaient contre elle appartenaient à la « bonne société » des artistes et intellectuels italiens. Mais on sait qu’en matière d’abus, le milieu social n’est pas un critère.
Cela se vérifie dans Contrechamp, notamment avec son personnage de Linda, qui fait son récit à la première personne. Elle est d’origine juive hongroise, elle a vécu la déportation et possède un passeport israélien. Elle est un double d’Edith Bruck qui passe par la fiction pour créer la distance nécessaire avec cette expérience qu’elle a vécue.
En 1960, elle est engagée par un cinéaste en tant que consultante historique sur le tournage en Yougoslavie du film Kapo, de Gillo Pontecorvo (1960), cinéaste qui a réellement existé et que ce film, très controversé, sur les camps a rendu célèbre. À sa sortie en salle, Jacques Rivette, cinéaste et auteur de la Nouvelle Vague, avait écrit un article intitulé « Le travelling de Kapo » dénonçant sa manière de filmer les morts dans les camps de concentration : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Cet article, suivi des années plus tard par celui du critique de cinéma Serge Daney, réprouvant également cette manière de filmer, pose de façon définitive la question de la représentation du crime nazi et de la Shoah en particulier. Alain Resnais, dans Nuit et brouillard en 1956, et Claude Lanzmann, dans Shoah en 1976, ont trouvé comment filmer l’horreur en passant par le documentaire ou le témoignage sur les lieux du crime nazi, en Pologne. Le personnage d’Edith/Linda vient reposer avec le recul du temps la question de la garantie historique et du travail de la mémoire quand il s’agit de reconstituer l’innommable.
Contexte kafkaïen
Le tournage de ce film n’est d’ailleurs pas le seul sujet du roman car Linda est victime d’une agression, et se trouve ensuite confrontée au fonctionnement obscur de la police, de la justice et des habitants craintifs face au tout-puissant État yougoslave de l’époque. Pays communiste, même s’il n’appartient pas au bloc communiste et se veut plus ouvert, la Yougoslavie de Tito est une dictature.
Le roman commence par un incident d’apparence anodine. Linda veut échanger un pantalon tout juste acheté, trop grand pour elle. Le marchand refuse l’échange, l’insulte et la frappe. Elle a des origines hongroises, et l’armée de ce pays a commis des sévices en Voïvodine, région frontalière dans laquelle se tourne le film. Il la rend responsable du massacre de cinq de ses frères car elle parle hongrois. La jeune femme se retrouve à l’hôpital, puis confrontée à un chef de la police peu désireux d’enquêter, et à un avocat qui lui conseille de prendre l’argent du dédommagement sans faire d’histoire.
Harcelée par une cohorte de personnages semblant sortir du Procès de Kafka, Linda a néanmoins rencontré David, le médecin de l’hôpital, qui lui aussi été déporté à Auschwitz et, contrairement à elle, n’a pas réussi à s’extirper complètement du passé. Par son intermédiaire, David se trouve embauché pour tourner dans le film avec une actrice américaine et une actrice française.
Mais tout sonne faux dans le tournage. De « faux rails » mènent au camp, une « fausse pluie » tombe, des jeunes femmes se sont rasé le crâne pour ressembler aux déportées comme si le réalisme, en la matière, était possible. L’actrice française refuse de pleurer sur commande. L’actrice américaine ne comprend rien à ce que fut la déportation sinon qu’elle a un « rôle oscarisable ». Elle répète devant son miroir des scènes dramatiques, mais peut-on jouer le rôle d’une déportée ? Elle sent que le metteur en scène ne la supporte pas : « Ce rôle me détruit, m’implique trop, me rend malade. Je le savais, mon analyste me l’a prédit, ma mère aussi le prévoyait. C’est la partie la plus difficile de ma carrière. Je souffre, je souffre vraiment », confie-t-elle. Linda abrège ce tournage où semble s’épanouir un cinéaste pervers, surexcité, peu conscient du mal qu’il fait en croyant dire la mémoire de la Shoah quinze ans après les faits.
Dans l’œuvre diverse et riche d’Edith Bruck, Contrechamp est un jalon important qui fait écho au témoignage du Pain perdu. La synthèse qu’offre le roman, et ce que les personnages incarnent permet d’avancer encore un peu dans la compréhension de ce que fut la Shoah.
N. C.
Edith Bruck, Contrechamp, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Seuil, 144 pages, 18 euros.
Edith Bruck, Les Dissonances, édition bilingue français-italien, traduit par René de Ceccatty, Bibliothèque Rivages, 156 pages, 16 euros.
Archives L’École des lettres, sur le camp d’Auschwitz :
- Alexandre Lafon, « Au-delà des ruines, savoir regarder Auschwitz aujourd’hui », L’École des lettres, 23 janvier 2024.
- Alexandre Lafon, « La Bibliothécaire d’Auschwitz et Adieu Birkenau : itinéraires de survivantes », L’École des lettres, 30 avril 2024.
- Olivier Dufaut et Ophélie Praly, « La Bibliothécaire d’Auschwitz : lire pour s’extraire du cauchemar », Olivier Dufaut et Ophélie Praly, L’École des lettres, 1er février 2023.
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