Élise et les Nouveaux Partisans :
Jacques Tardi s’inspire de son épouse,
toujours le poing levé
Ce roman graphique paru en 2021 commence le 17 octobre 1961, quand les Algériens vivant en France défilent dans Paris à l’appel du FLN. Cette manifestation réprimée dans le sang fut une violence fondatrice pour les jeunes militants de l’époque, dont le dessinateur et sa femme Dominique Grange à la célèbre frange.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne-Université
Jacques Tardi, grand prix du festival d’Angoulême en 1985, est un fils du « populo ». Son grand-père a fait la guerre des tranchées ; son père a passé six mois dans un stalag. Ce bédéiste apparaît plus célinien – il a d’ailleurs illustré Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit – que proustien. Les quartiers chics et les mœurs bourgeoises, très peu pour lui. Ce qui compte, c’est de représenter les lieux mis au ban, les foules des manifs ou des cités plutôt que les héros hors du temps réel.
Dans Élise et les Nouveaux Partisans, roman graphique paru en 2021, tout commence par une manifestation et non des moindres, celle du 17 octobre 1961, quand ceux et celles que les Français de souche désignaient encore comme les « bicots » ou les « bougnoules », parqués dans les périphéries insalubres de Paris, décident illégalement de défiler intra-muros à l’appel du FLN (page 6). La répression sanglante qui s’ensuit vaudra aux policiers, jusqu’au printemps 1968, l’implacable équation « CRS = SS » (page 80). Tout le parcours du personnage d’Élise s’inscrit en faux contre cette idéologie dominante. Elle brandit son poing à chaque grand moment contestataire, au cours de la révolte étudiante bien entendu, mais aussi dans les amphis libertaires de la fac de Nanterre et surtout dans les usines, associée aux revendications ouvrières, en tant qu’« établie1 ».
Autoportrait d’une chanteuse du peuple
Élise et les Nouveaux Partisans s’apparente à une autofiction assumée, inspirée par la vie héroïque de la chanteuse Dominique Grange, non seulement l’épouse de Tardi, mais aussi son inspiratrice. Le dessinateur n’a-t-il pas coutume, dans ses derniers albums, de peigner plusieurs de ses personnages féminins de la frange toute droite de Dominique ? En outre, déjà, en 2008, pour les quarante ans de Mai 68, Tardi avait collaboré avec elle pour le disque 1968-2008… N’effacez pas nos traces.
Le scénario du dernier album illustré de Jacques Tardi se construit à partir d’un drame dont l’héroïne éponyme réchappe de peu. Elle fait malencontreusement exploser une bombe artisanale conçue par la bande maoïste dont elle fait partie. Sonnée, dans un état semi-comateux, elle se souvient alors de son itinéraire, en commençant par la rencontre décisive avec sa prof de philo, voix forte qui tranchait avec l’expression euphémistique ambiante :
« À la maison, personne n’abordait ces sujets-là : la colonisation, l’esclavage, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la lutte des classes, le marxisme, la révolution… » (page 30).
Après, tout s’accélère, comme Dominique Grange le raconte dans l’émission « Par les temps qui courent » (France culture) en novembre 2021. Elle monte à Paris à la fin des années 1950 pour devenir chanteuse à succès, cornaquée par Guy Béart. Et patatras : au moment où doit sortir son premier 45 tours, la Sorbonne est occupée (page 53). Le « joli mois de mai » va alors changer le cours de son existence. La chanson ne pouvant plus se résumer à une fugue du réel mais bien à l’expression d’une « ligne politique » (page 109). L’après 68 n’a pas, loin s’en faut d’ailleurs, sonné le glas de ses engagements prolétariens. Il n’est définitivement plus question de composer des « tubes » mais des « chants », dans la plus pure tradition populaire.
« Marre de la machine qui nous saoule la tête / Marre du chefaillon, du chrono qui nous crève / marre de la vie d’esclave, de la vie de misère / Écoutez-les nos voix, elles annoncent la guerre ! / Nous sommes les nouveaux partisans / Francs-tireurs de la guerre de classe / Le camp du peuple est notre camp / Nous sommes les nouveaux partisans » (page 109).
L’histoire d’Élise, incluant notamment les « cases » « prison » et « clandestinité », se termine le poing levé (page 174) à la fin des années 1970, au moment de la dissolution des principales organisations révolutionnaires. Mais l’engagement de Dominique Grange, comme elle l’exprime dans la postface de l’album, n’est, quant à lui, pas prêt de se tarir :
« Car ce monde nouveau, plus juste et plus fraternel, que nous avons voulu construire, il y a plus de cinquante ans, reste à réinventer ! »
Les constantes de l’œuvre graphique de Tardi
Comme le montre la couverture du Cri du peuple, BD adaptée du roman de Jean Vautrin (Casterman, 2021), l’illustrateur affectionne la juxtaposition des portraits individuels, suggérant que les uns et les autres finissent par se fondre. Sa technique graphique correspond à son éthique qui place le groupe au-dessus de l’individu.
Pour Jacques Tardi, tout commence par les tranchées et la boucherie qui a saigné une génération et redonné tout son sens au mot camaraderie. Le dessinateur n’en reste pas moins un « croque-trognes » hors pair. Ses lecteurs familiers retrouvent ainsi, depuis les inénarrables aventures d’Adèle Blanc-Sec, les mêmes bobines, cigarettes au bec ou renfrognées, hurlant contre les « cognes » ou faisant la moue ; des gueules cassées et des gueules de polar que Tardi est allé chercher dans le cinéma français des années 1930/1940.
Dans son œuvre, ce sont les noir et blanc qui priment, entre contrastes et saisissements. La violence policière, par exemple, ne peut être représentée en couleurs. Il ne s’agit pas de spectaculariser l’histoire contemporaine mais de la documenter sans arrondir les angles.
« Manif du 9 février [1971] / Des flics d’un nouveau genre ont surgi. On faisait connaissance avec les « Voltigeurs » ! une sacrée trouille ! / Mais ils veulent nous buter ou quoi ? / Mais oui, ils veulent nous buter ! » (pages 128-129).
Tardi conserve donc, dans ses planches finales, quelque chose de ses croquis initiaux, suggérant des silhouettes plutôt que délimitant des formes parfaitement individualisables. Dans Élise ou les nouveaux partisans, la double page correspondant à la descente des voltigeurs à moto, est exemplaire de cette esthétique.
Contre les images de la Ve République
Dans l’album de Davodeau et Collombat, Cher pays de notre enfance (2015), le mythe des années gaulliennes était déjà salement écorné, et l’on pouvait s’attendre à ce que, dans son nouvel album, Jacques Tardi ne fasse pas non plus dans la dentelle. « Le temps des copains, le temps de l’amour », comme le chante Françoise Hardy en 1962, demeure aussi le temps des barbouzes et du massacre du métro Charonne (8 février, page 16). D’un album à un autre, Tardi trace le même sillon. L’histoire des vraies gens se construit au fil des révoltes contre l’oppression ; que soit celle d’un général (Putain de guerre, Casterman, 2008) ou d’un préfet de police, Maurice Papon pour ne pas le nommer (p. 6-8).
A. S.
Dominique Grange et Jacques Tardi, Élise et les Nouveaux Partisans, Delcourt, 2021.
Notes
1. Au sortir de Mai 68, certains intellectuels font le choix de s’établir dans des usines pour préparer au plus près des ouvriers la révolution. Sur le sujet, on peut lire le récit de Robert Linhart, L’Établi, Éditions de minuit, 1981.
Bibliographie de Tardi (œuvres citées dans l’article)
- Voyage au bout de la nuit (Céline), Futuropolis, 2006.
- Putain de Guerre, Casterman, 2008 (avec Jean Pierre-Verney).
- N’effacez pas nos traces (album avec CD), 2008 (avec Dominique Grange).
- Stalag IIb, Casterman, 2012.
- Élise ou les nouveaux partisans, Casterman, 2021.
Album cité
Étienne Davodeau et Benoît Collombat, Cher pays de notre enfance, Futuropolis, 2015.
Ressources
Sur l’œuvre de Tardi
- L’art de Tardi : le récit (partie 1), Contours de l’art, 15 janvier 2020.
- Le style graphique de Tardi, la Cité internationale de la bande dessinée, avril 2017.
- Tardi, Sociétés & Représentations, Cairn, 2010/1 n°29
Sur Dominique Grange
- Tardi et Dominique Grange : « L’héritage de mai 68 appartient à ceux qui se sont battus »., France culture, 2 novembre 2021.
- Femmes de mai 68 : Dominique Grange, la fidèle, voix intacte du printemps insurrectionnel (9/10), TV5 Monde 19 mai 2018.
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