La Plus Précieuse des marchandises,
de Michel Hazanavicius :
conte sensible sur la déportation
Philippe Leclercq, critique
Le cinéaste adapte subtilement en aplats de couleur et ligne claire le récit de Jean-Claude Grumberg, enfant caché durant la Seconde Guerre mondiale et qui fait écho à sa propre histoire.
Philippe Leclercq, critique
Le cinéaste Michel Hazanavicius (OSS 117, The Artist) s’est toujours montré réservé à l’idée de réaliser un film sur la Shoah. Sa lecture du conte imaginé par l’écrivain et dramaturge Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des marchandises (2019) a cependant levé ses réticences. « C’est, confie-t-il aujourd’hui dans le dossier de presse du film, une histoire profonde, puissante, humaniste, en même temps que délicate et modeste, et qui m’a semblé être un classique instantané quand je l’ai découverte. » Son contenu le touche d’autant plus qu’il fait écho à son propre passé familial. « J’ai effectivement un rapport très intime à cette histoire. Je suis issu d’une famille juive d’Europe de l’Est [de Pologne et de Lituanie, NDR]. Mes grands-parents et mes parents, qui étaient enfants pendant la guerre, sont des survivants du génocide, même s’ils n’ont pas été dans les camps. »
Il était une fois, donc, un Pauvre bûcheron et une Pauvre bûcheronne qui vivaient dans un grand bois. Partout, autour d’eux, régnaient le froid, la faim, la misère et la guerre dont le bruit ne leur parvenait qu’à travers le passage quotidien des trains de déportés traversant leur forêt vers les camps de la mort. Un jour, la bûcheronne, occupée à fagoter, entend les plaintes d’un bébé, tout juste jeté d’un convoi et enveloppé dans un grand châle brodé d’or. Cette femme en mal d’enfant voit là son vœu exaucé et décide de recueillir la précieuse « marchandise » (selon la terminologie nazie pour désigner les Juifs) contre l’avis de son propre mari, d’abord hostile à l’idée de protéger un « rejeton de la race maudite » que « des parents sans cœur » ont jeté dans le froid et la neige…
Montrer tout en suggérant
Pour adapter le récit de Jean-Claude Grumberg, Michel Hazanavicius a fait le choix de l’animation, seule capable, selon lui, de surmonter les difficultés de représentation de la Shoah par la fiction. Sa singularité plastique devait pouvoir lui permettre de tenir à distance ce que la représentation en prises de vues réelles peut avoir d’obscène. Son pouvoir de stylisation et sa capacité au raccourci symbolique représentaient également la promesse de montrer tout en suggérant, et ainsi d’offrir une place plus importante à l’imaginaire du spectateur. Le pari a été tenu. Le résultat de cette adaptation, écrite à quatre mains avec Jean-Claude Grumberg, est une réussite aussi bien esthétique que narrative.
Michel Hazanavicius, qui pratique le dessin depuis l’âge de dix ans, a lui-même esquissé les personnages du film, seconds rôles et figurants compris. Guidé dans son inspiration par les œuvres des peintres illustrateurs français Henri Rivière (1864-1951) et du russe Ivan Bilibine (1876-1942), le cinéaste a privilégié les aplats de couleur et la ligne claire. L’épaisseur de son trait souligne avec force, mais sans excès, l’expressivité des visages, l’incrédulité et l’effroi réunis dans les regards. Le chromatisme des images s’appuie, de son côté, sur une étroite palette de couleurs sombres, monochromes, allant du bleu gris au marron ocre, rappelant presque le noir et blanc.
Entre épure et réalisme, l’âpreté graphique s’accorde parfaitement à la rugosité des deux histoires, la petite et la grande, celle poétique de la petite orpheline et celle tragique des camps, narrées en miroir et offrant un reflet diamétralement inversé. Leur simplicité, inscrite dans le coup de crayon, apparaît enfin comme une forme de dignité à l’égard du sujet, et de respect vis-à-vis du style et de l’esprit du livre de Grumberg.
Leçon d’humanité
Fondé sur les ressorts du conte (Le Petit Poucet, ici cité dès la première image, non sans ironie), le premier film d’animation de Michel Hazanavicius tisse un récit palpitant, ourdi des fils de la réalité historique. Comme la petite « marchandise » enrobée dans son précieux talit – son châle d’or qui traverse le film comme le fil rouge d’un cheminement vers la vie –, la musique d’Alexandre Desplat enveloppe le récit d’un voile universel. La force de son histoire, qui rend aussi bien hommage aux Justes qu’aux victimes de la Shoah, doit aussi beaucoup à la qualité du casting réuni pour assurer le doublage des voix. Du regretté Jean-Louis Trintignant (le narrateur) à Dominique Blanc (la bûcheronne) et Grégory Gadebois (le bûcheron), en passant par Denis Podalydès (Gueule cassée), leur timbre respectif confère une profondeur, une intelligence, une puissante humanité à chacun de leur personnage. Enfin, sans lyrisme ni pathos appuyé (à l’exception de la scène intérieure du wagon filmée au son de la berceuse yiddish, « Schluf je iedele », chantée par Marie Laforêt), La Plus Précieuse des marchandises déroule une opportune pédagogie de la mémoire qui, à l’heure du retour de l’antisémitisme, vaut bien des cours et des discours.
P. L.
La Plus Précieuse des marchandises, film d’animation de Michel Hazanavicius (1h21). Avec les voix de Jean-Louis Trintignant, Dominique Blanc, Denis Podalydès, Grégory Gadebois. Sortie le 20 novembre 2024.
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