L’Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine :
à corps perdus
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma
Thriller social sur un livreur sans papiers, L’Histoire de Souleymane suit la course effrénée d’un jeune Guinéen pour gagner sa vie dans Paris et se soumettre à l’entretien d’examen des demandes d’asile en un temps record.
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma
Pour son passage à la fiction en 2014, l’ex-documentariste et professeur de philosophie, Boris Lojkine, choisissait de s’emparer d’un drame contemporain hissé à la hauteur de nos épopées fondatrices. Hope, tourné en Afrique du Nord, racontait la rencontre amoureuse d’un Camerounais et d’une Nigériane, tous deux candidats à l’exil vers l’Europe. Après en avoir filmé les pérégrinations, le cinéaste abandonnait ses héros sur les rives marocaines de la Méditerranée. C’était alors la fin d’un rêve et d’une odyssée dont L’Histoire de Souleymane, situé à mi-chemin du thriller et de la chronique sociale, pourrait aujourd’hui représenter la suite.
Apprendre son histoire par cœur
Un jeune homme pédale dans les rues de Paris. Voix off: « Le 19 février 2019, les agents du gouvernement sont venus pour nous annoncer la destruction de nos maisons. Le 22 février 2019, j’ai été arrêté pour la première fois, car je résistais à une opération de déguerpissement. […] Le 23 octobre 2020, j’ai été envoyé en prison comme opposant politique… »
Tel un étudiant ou un comédien apprenant son texte, Souleymane, Guinéen d’une vingtaine d’années en situation irrégulière, révise. Il se récite en boucle l’histoire qu’il a l’intention de débiter à l’occasion de son rendez-vous de demande d’asile à l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), fixé dans moins de quarante-huit heures. Soit dans un laps de temps si court que sa proximité pèse d’emblée sur le climat d’urgence du film.
Course effrénée
Accroché au vélo de son héros, L’Histoire de Souleymane invite à découvrir le quotidien méconnu de ces jeunes livreurs à la silhouette fugace et pourtant familière au regard du citadin. Des jeunes que l’on croise et dont on ne sait rien, et qui connaissent les pires rejets et avanies. Des jeunes soumis à l’angoisse du lendemain, qui, comme ici pour éviter la chute au propre et au figuré, mettent toutes leur énergie à slalomer entre les obstacles.
Pour l’heure, celui qui devrait pouvoir se concentrer calmement sur son entretien à l’Ofpra – capital vu l’enjeu – doit livrer des repas aux quatre coins de Paris pour gagner sa maigre croute. Ses journées, débutées par la réservation d’une chambre en foyer pour le soir, sont des courses contre la montre. Du matin au soir, Souleymane pédale, monte des escaliers, les dévale, repédale, court dans la rue pour attraper un bus, sauter dans un métro… La vitesse est sa seule carte, pour lui comme pour ceux qui l’exploitent.
C’est aussi comme une fuite en avant, une course folle et désespérée vers un point de l’horizon qui s’éloigne à mesure qu’il s’en approche. Cet objectif, c’est son « examen de passage » à l’Ofpra en vue de décrocher le précieux sésame au droit d’asile. Or, Souleymane a un problème : il peine à retenir les mots d’une histoire d’exilé politique qui n’est pas la sienne.
Embarqué sur le vélo
Capture des trajectoires et des gestes comme pris sur le vif, la mise en scène de L’Histoire de Souleymane s’appuie sur une esthétique documentaire, sans exagération des effets et mouvements de caméra. Les prises de vues reproduisent plastiquement, au plus près du corps du personnage, le chaos plein de bruits et de dangers de ses journées en permanence entravées. Le montage nerveux des images fractionne l’action, la coupe ou la (re)saisit au vol, en résonance parfaite avec l’urgence du temps et les motifs du récit. Et en accord total avec le filmage, comme embarqué, à la suite du vélo ou du corps de Souleymane. On songe ici au réalisme brut du cinéma des frères Dardenne (Rosetta, 1999).
Boris Lojkine a fait le choix de filmer sobrement, à bonne distance morale de son sujet et de son personnage principal qui, comme des milliers de semblables, fournit une main-d’œuvre bon marché et corvéable à des plateformes de livraison sans visage ni scrupule. Aussi, pas plus qu’il ne juge le système qui l’exploite ou qu’il ne donne des clients et des restaurateurs une image exclusivement négative, le cinéaste ne dresse de son personnage principal que le portrait convenu du migrant sympathique, affable et souriant.
Mentir vrai
Dénué de pathos, le récit gagne l’empathie du spectateur qui souhaite progressivement au héros de dépasser ses difficultés à mémoriser son texte, à bien mentir, à « mentir vrai ». Souleymane n’est cependant pas un « bon » menteur. Sa conscience est entachée de doutes, de craintes, mais aussi de scrupules.
Un face-à-face, comme un duel, se met en place avec celle qui le reçoit à l’Ofpra (Nina Meurisse, seule actrice professionnelle du film). Les plans fixes et l’alternance champ-contrechamp apparaissent comme l’exact opposé des images de course urbaine qui précèdent. Dans le silence de plus en plus lourd du bureau de l’agente, Souleymane va raconter son histoire.
L’enjeu du film, qui est aussi son suspense, n’est, au fond, pas tant de savoir si Souleymane parviendra à rendre son récit crédible aux yeux de l’agente de l’Ofpra, que de découvrir ce qu’il cache, et au-delà, de savoir si sa véritable histoire peut lui valoir moralement le droit d’asile auquel il prétend.
P. L.
L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine, film français (1 h 33) avec Abou Sangare, Alpha Oumar Sow, Nina Meurisse. En salles le 9 octobre.
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