Trahir et venger, de Laélia Véron et Karine Abiven :
Le transfuge est-il un nouveau genre littéraire ?

Depuis quelques années, des auteurs issus d’un milieu très modeste évoquent leur fulgurante ascension sociale en se qualifiant de « transfuges de classe ». Laélia Véron et Karine Abiven leur consacrent une minutieuse étude intitulée Trahir et venger*.
Par Alain Beretta, professeur de lettres

Depuis quelques années, des auteurs issus d’un milieu très modeste évoquent leur fulgurante ascension sociale en se qualifiant de « transfuges de classe ». Laélia Véron et Karine Abiven leur consacrent une minutieuse étude intitulée Trahir et venger*.

Par Alain Beretta, professeur de lettres

Le sous-titre de ce volume, « Paradoxes des récits de transfuges de classe », annonce d’emblée l’ambiguïté de cette expression. D’une manière générale, on peut la définir comme l’évocation d’une forte mobilité sociale ascendante, associant un récit de soi à un récit social. Perce alors un premier paradoxe, ce type d’écrit relève à la fois d’une catégorie objective (la trajectoire peut être mesurée) et d’une catégorie subjective (le point de vue personnel sur cette trajectoire, exprimé à la première personne) : l’individuel se mêle au collectif.

Selon le dictionnaire historique Le Robert (1992), le mot « transfuge » vient du latin transfuga (« déserteur »), lui-même issu du verbe transfugere (« passer à l’ennemi ». Littéralement fuir (fugere) à travers (trans) : le mot a donc une connotation négative. L’expression « transfuge de classe » est récente : elle ne s’impose vraiment qu’à partir des années 1980-2000. Elle a été popularisée essentiellement par Annie Ernaux, qui l’a découverte à la sortie de son livre La Place (1983). Puis on la retrouve chez le sociologue Pierre Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004). Peu après est apparu le néologisme « transclasse » forgé par la philosophe Chantal Jaquet, afin de gommer, avec ce mot descriptif et objectif, la charge négative de cette expression : le préfixe « trans- » ne marque plus alors l’élévation, mais simplement un passage d’un autre côté.

Cependant, c’est « transfuge de classe » qui s’est imposé, peut-être précisément en raison de son ambiguïté axiologique, au point de fleurir, non seulement en littérature, mais dans bien d’autres domaines que la classe sociale : le sexe, le genre, la race, la culture. Dans Le Monde du 24 septembre 2021, la journaliste Valentine Faure a écrit : « Les transfuges [sont les] phénomènes de la rentrée littéraire ».

Un double but à concilier

L’ouvrage des deux universitaires s’intitule Trahir et venger. Mais peut-on à la fois trahir les siens tout en prétendant les venger ?

D’après son étymologie, le transfuge procède au départ d’une trahison. Sans encore employer ce mot, certains romans, à partir du XVIIIe siècle, blâmaient effectivement le changement de classe. Marivaux appelait un de ses héros le « Paysan parvenu ». Dans Le Père Goriot, de Balzac, l’ascension sociale de Rastignac rendait celui-ci immoral. Et les « déracinés » de Maurice Barrès avaient eu tort de monter à Paris depuis Nancy.

Dans ces romans, « trahir » est non seulement employé sur un plan moral, mais aussi esthétique, dans la mesure où on institue un état subalterne réel comme objet de littérature. Annie Ernaux reconnaît ainsi : « Je ne peux pas faire l’impasse sur le sentiment de trahison que j’ai longtemps éprouvé ». Bien qu’une telle traîtrise ne soit pas volontaire, « transfuge reste un mot stigmatisant ».

Cependant, il ne s’agit pas de retourner ce stigmate, mais de le corriger en le dépassant. Et d’abord grâce à l’écriture. La Place, d’Annie Ernaux (Gallimard, 1984) ouvre sur cette citation de l’écrivain Jean Genet : « Écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi ». Et quand la romancière intitule un de ses livres L’Écriture comme un couteau (Gallimard, 2011), l’image de ce couteau traduit certes la trahison (le couteau dans le dos), mais aussi la vengeance. C’est une notion explicitement mentionnée par Annie Ernaux – « venger ma race » –, but qu’elle avait déjà inscrit dans son journal dès 1963 et qu’elle a repris en 2022 dans son discours d’obtention du prix Nobel : « race » désigne bien ici la classe, mais en universalisant l’idée de domination.

Une forme essentielle de cette vengeance réside dans l’importance de la réussite scolaire : les études permettent aux dominés de rejoindre les plus aisés. L’historien de la classe ouvrière, Gérard Noiriel, affirme ainsi : « Je puisais dans ces dispositions scolaires des armes pour me venger de ceux qui me rejetaient. » La volonté de vengeance est parfois telle qu’elle occulte presque le malaise de la trahison. C’est ce qui se manifeste chez Édouard Louis, héritier médiatisé d’Annie Ernaux, dont les récits sont centrés sur l’idée de revanche. Dans Changer : méthode (Seuil, 2021), son besoin de venger l’enfant marginalisé qu’il a été évolue vers celui de venger son père des humiliations professionnelles qu’il a subies. Le récit devient alors, écrivent les deux autrices de l’étude Trahir et venger, « une marque de la politisation explicite de son œuvre, qui repose sur la colère, l’indignation », plus que sur la trahison.

Un thème récurrent : la honte

Les récits types de transfuge présentent à peu près un même schéma narratif : une situation initiale (première vie dans un milieu défavorisé), un élément perturbateur (choc de la confrontation avec un autre milieu), des péripéties (entrée dans cet autre milieu), et la résolution du conflit. Or, l’accès à un milieu social « supérieur » implique presque forcément une honte de trahir ses origines et de se sentir mal à l’aise dans ce nouveau monde.

Annie Ernaux, toujours, l’a bien illustré dans son livre précisément intitulé La Honte (Gallimard, 1997), où elle affirme : « Il était normal d’avoir honte, comme d’une conséquence inscrite dans le métier de mes parents, leurs difficultés d’argent, leur passé d’ouvriers. » La détresse matérielle de son milieu, notamment le manque d’argent, conduit aussi Édouard Louis à des comportements qui le rendent honteux. Au début de Changer : méthode, il avoue s’être parfois prostitué pour pouvoir payer son dentiste et « échapper à la honte » si le lendemain il avait dû lui avouer son impécuniosité.

La honte se prolonge ensuite quand on découvre qu’on ne possède pas les codes du nouveau milieu. À cet égard, l’école exerce particulièrement une « violence symbolique » en imposant aux dominés la culture des dominants. Dans l’école catholique que fréquente la jeune Annie Ernaux, elle a beau être la première, elle ne se sent pas à sa place : « Je suis devenue indigne de l’école privée, de son excellence et de sa perfection. Je suis entrée dans la honte. », et celle-ci est d’autant plus douloureuse « qu’on croit être seul à la ressentir ».

En dehors de l’école, l’ignorance des pratiques bourgeoises a bien d’autres occasions de rendre honteux : ne pas savoir se tenir à table, mal s’exprimer, être mal habillé… Tout devient questionnement et souffrance.

La hontes’accompagne souvent de colère, ce qui produit alors une réflexivité de ce premier affect, conduisant à la honte d’avoir eu honte. Alors que la honte initiale intériorisait un mépris du milieu originel, cette seconde forme marque un sursaut d’indignation : comment ai-je pu être si prompt à trahir les miens ? Ainsi que l’écrivent les deux autrices de Trahir et Venger, « si la première honte peut être destructrice, cette seconde honte peut permettre de dépasser ces sentiments négatifs ».

Dépassement

Un tel dépassement peut prendre une forme politique, si la honte devient un « marqueur de solidarité » et pousse à l’action revendicatrice. C’est ce qu’illustre Édouard Louis au début de Changer : méthode, en montrant le passage de la honte sociale (des siens) à une honte politique (pour les siens) qui devient solidarité, voire fierté. Aussi, dans Qui a tué mon père (Seuil, 2028), le même auteur attaque-t-il frontalement les élites politiques contemporaines, qu’il juge criminelles pour avoir tant maltraité ce père.

Plus souvent, le dépassement de la honte demeure personnel, participant alors au processus de résilience : se reconstruire après un choc. On peut simplement assumer d’être devenu un(e) bourgeois(e). À la fin de La Place, Annie Ernaux déclare : « J’ai fini de mettre au jour l’héritage que j’ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j’y suis entrée. ». Néanmoins, dans d’autres textes, elle persiste à se définir comme marginale, se créant ainsi une identité double.

D’autres écrivains, non seulement assument mais revendiquent leur transfuge, constituant parfois une sorte de rédemption dans la mesure où il peut réparer la trahison du milieu initial. Nombre de récits de transfuge se terminent d’ailleurs par une forme de réconciliation avec ses parents et avec soi-même. L’écrivain Didier Éribon, qui s’était coupé longtemps de sa famille rémoise, rend finalement hommage à sa mère dans Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple (Flammarion, 2023). Plus nettement encore, Édouard Louis, après avoir célébré la sienne dans Combats et métamorphoses d’une femme (Seuil, 2021) a tout récemment évoqué, dans Monique s’évade (Seuil, 2024), combien il a matériellement aidé cette mère à fuir l’homme qui la maltraitait, et à pouvoir accéder à une nouvelle vie. Le rejet de son milieu aboutit paradoxalement à son éloge.

Recherche d’une spécificité stylistique

L’écriture d’un récit de transfuge se heurte, elle aussi, à un paradoxe, ainsi formulé par les deux autrices de Trahir et Venger : « Comment exprimer une expérience de dominés via la littérature, instrument de la culture dominante ? ». Faut-il être fidèle à sa langue d’origine ou à celle d’arrivée ?

Une première possibilité réside dans la coexistence de deux langues : une bien écrite, face à celle, plus orale et parfois incorrecte, d’un milieu social défavorisé ou géographique particulier, opposition que Didier Éribon va jusqu’à qualifier de « quasi-bilinguisme ». Dans son premier livre, En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014), Édouard Louis traduit typographiquement cette opposition en adoptant l’italique pour la langue de ses parents. C’est généralement à l’école que naît ce conflit linguistique en instituant une norme qui efface les termes familiers et les particularismes locaux : dès lors, le transfuge rejette sa langue première qui lui fait honte. Il peut être alors tenté d’adopter dans ses textes la nouvelle langue reconnue comme littéraire, mais elle lui donne vite un « sentiment d’irréalité ». Nicolas Mathieu, (prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux, Actes Sud), moins nettement transfuge qu’une Annie Ernaux ou un Édouard Louis, mais issu d’un milieu modeste, avoue qu’il a d’abord cherché à « se distinguer » en écrivant des « histoires de bourgeois », avant de revenir à ses origines : « Je me suis dit : parle du monde que tu connais vraiment […]. C’est là que ça se passe pour toi. »

Créer une langue de transfuge

Au lieu de faire coexister deux écritures opposées, peut-on créer un style « entre-deux » spécifique ? Écrire implique une langue correcte, et la littérature une langue spécialement travaillée, imagée, subtile. Pour gommer ces ornements bourgeois d’une littérature traditionnelle (métaphores, poésie, jeux de mots), Annie Ernaux adapte ce qu’elle appelle une « écriture plate », qu’elle a théorisée dans La Place, soit une écriture qui lui vient naturellement, « celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire des nouvelles essentielles ». En refusant ainsi la « part de l’art » (refus du passé simple, des longues phrases, des figures de style), elle opte pour une analyse à visée sociologique. Cependant, en dehors de La Place, l’écrivaine n’exclut pas parfois une langue plus recherchée, et elle aboutit, du coup, à une écriture hybride en empruntant les deux types de langue, mais en refusant toutefois de les hiérarchiser. Cette écriture doit aussi éviter deux dérives : un dolorisme tendant au populisme et une ironie impliquant une posture de supériorité.

Cette langue de transfuge peut-elle devenir un nouveau style littéraire ? La publication de tels récits dans de prestigieuses maisons d’édition, jointe à l’attribution de grands prix, semble l’attester. Cependant, certains lecteurs le contestent. Par exemple, le Goncourt Nicolas Mathieu aurait été accusé d’employer des termes trop vulgaires, alors qu’il affirme : « Moi, je sais que je fais du style ». Plus gravement, malgré son Nobel, Annie Ernaux a été accusée d’être dépourvue de style, certes par des critiques masculins et affichés à droite, voulant la réduire à une écrivaine politique insoucieuse d’esthétique. Or, disent les autrices de Trahir et Venger, « il ne s’agit plus de forger une écriture contre la langue littéraire, mais de changer la définition même de cette langue ». Bien qu’il prétende vouloir « écrire contre la littérature » au profit du cri de l’injustice et de l’urgence politique, Édouard Louis, pour qualifier son style, se réfère à celui de Marguerite Duras, cherchant plutôt à redéfinir la littérature qu’à la rejeter. Les autrices de Trahir et Venger peuvent donc affirmer qu’une « écriture qui était marginale devient un des nouveaux canons du style littéraire », entendant joindre le récit personnel et la portée politique, le « je » et le « nous ».

Un culte des transfuges ?

Tendons-nous alors vers un culte des récits de transfuge ? Dans Une conversation, Annie Ernaux constate : « Je trouve que la notion de transfuge de classe finit par être mise à toutes les sauces ». Les transfuges, et de toutes sortes, depuis qu’ils sont revendiqués, sont effectivement de plus en plus médiatisés : par les réseaux sociaux (Nicolas Mathieu écrit beaucoup sur Instagram), par les journalistes (certains ont voulu voir dans le récit La Souterraine de l’actrice Sophie Marceau, l’évocation d’une transgression sociale), par des spectacles (des écrits d’Annie Ernaux, de Didier Éribon et d’Édouard Louis ont fait l’objet d’adaptations théâtrales et cinématographiques). Des personnalités politiques (Rachida Dati, Olivier Dussopt) et des acteurs populaires (Jamel Debbouze, Omar Sy) peuvent aussi être qualifiés de transfuges de classe.

Pour en rester aux récits littéraires, leur succès public vient sans doute du fait qu’ils empruntent à différents genres d’écriture, mêlant l’affect à l’analyse, un discours commun (le témoignage) à des discours plus spécialisés (la réflexion sociologique, politique ou littéraire). Ils peuvent donc être lus et appréciés à différents niveaux par différents lecteurs. Resteront-ils comme nouveau genre littéraire ou seront-ils récupérés par le « storytelling » médiatique et politique libéral ? Le dossier piquant de Laélia Véron et Karine Abiven pose la question.

A. B.

Laélia Véron et Karine Abiven, Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe, La Découverte, 240 pages, 19,50 euros.


Alain Beretta
Alain Beretta