À la recherche des canards perdus
et De la morue,
de et avec Frédéric Ferrer
Par Philippe Leclercq, critique
Seul sur la scène du théâtre de l’Atelier, l’aimable causeur fait part de ses inquiétudes en matière de bouleversement écologique, et il parvient à faire rire tout en alertant. Un exploit !
Par Philippe Leclercq, critique
Cela fait maintenant près de quinze ans que Frédéric Ferrer, comédien, metteur en scène et géographe de formation, régale de ses « cartographies théâtrales », toutes extraites de son détonnant Atlas de l’Anthropocène. Après avoir (ex)posé son Problème lapin (7ème et dernière « cartographie » en date) cet hiver au théâtre du Rond-Point, le voici de retour sur une autre scène parisienne où il reprend ces jours-ci deux de ses anciennes « conférences décalées » : la première, À la recherche des canards perdus, élaborée en 2010, et la seconde, De la morue, créée en 2017.
Que sont les canards devenus ?
Le dispositif demeure inchangé. Seul sur scène et sur fond d’animation PowerPoint®, l’aimable causeur fait part de ses inquiétudes en matière de bouleversement écologique. Une (très) grosse heure durant, il explique, dissèque, illustre, commente. Et amuse. Et c’est là, l’originalité du spectacle. Si le fond est toujours sérieux, la forme prend parfois un tour furieusement débridé. Frédéric Ferrer sait l’art de la digression, et il n’aime rien tant que s’adonner à quelques pirouettes explicatives pour mieux retourner les esprits et retomber sur ses pieds. En un mot, l’homme divertit autant qu’il informe et cultive. Une façon originale sinon efficace d’alerter sur l’écologie en péril.
À la recherche des canards perdus porte sur une expérience singulière conduite en 2008 par la Nasa. À la demande d’un groupe de glaciologues, les scientifiques de l’agence spatiale américaine se sont momentanément détournés de leurs étoiles pour se rendre sur le glacier du Groenland, emblématique du réchauffement climatique. Équipés de quatre-vingt-dix canards en plastique qu’ils ont jetés dans un trou du grand glacier (un « moulin glaciaire » en termes scientifiques, où s’engouffre l’eau de fonte), ils ont voulu vérifier l’hypothèse selon laquelle les rivières parvenant à s’infiltrer sous le glacier agissent comme un lubrifiant, provoquant le glissement précipité de la glace. L’expérience, visant à mesurer le mécanisme de fonte du glacier, devait permettre d’anticiper certaines de ses conséquences planétaires. Or, aucun des canards n’est jamais ressorti de l’épais manteau glacé… Une énigme à laquelle Frédéric Ferrer décida de s’attaquer, en passant en revue toutes les pistes possibles, de la colonie de canards coincés dans un des méandres de la rivière sous-glaciaire à leur possible réapparition dans la baie de Disco durant la longue nuit polaire…
Alternant projections sur son écran et croquis sur son tableau blanc, les hypothèses vont bon train. Le comédien parle vite, s’emballe, va, vient, trébuche sur les mots, comme emporté par la volonté gourmande de tout dire en même temps. Il y a, de fait, urgence, le temps presse. La planète se réchauffe, les écosystèmes sont menacés, y compris celui des eaux froides de l’Atlantique Nord où la morue, aujourd’hui disparue, aimait se déplacer en bancs.
Rire pour réagir
Qu’est-il donc arrivé à ce gros poisson que nos chastes assiettes ne désignent jamais que par le terme de cabillaud ? Après avoir bien appâté son public, le « conférencier décalé » embarque cette fois (le lendemain des Canards, les spectacles étant donnés en alternance) dans un récit encore plus sinueux, mais tout aussi solidement documenté, à quelques milles des côtes de Saint-Pierre-et-Miquelon. Il nous explique pourquoi la morue, victime de la surpêche, n’est jamais reparue – et ne reparaîtra sans doute jamais – dans le froid triangle d’or où jadis, selon les mots d’un morutier, « il y en avait à chier partout ». Et ce, malgré un moratoire datant de 1992, qui en interdit désormais le prélèvement sur toute la côte est du Canada.
Passeur de culture et du coq à l’âne, Frédéric Ferrer convoque pêle-mêle Alexandre Dumas, Jules Michelet, Brigitte Bardot ou Margueritte de Valois à l’appui de sa démonstration aussi savante que farfelue. Éveilleur de conscience, il sait avec astuce et malice convaincre son public. Jamais plombant ni surplombant, son discours, arrimé à solide sens de l’absurde comme moyen de dénoncer l’absurdité destructrice des hommes, amuse avec sérieux, éduque avec légèreté, sensibilise avec humour. La mécanique parfaitement huilée de son spectacle fait rire ; elle redonne paradoxalement espoir, remonte le moral et suscite in fine l’envie d’agir avec courage et détermination, joie et bonne humeur. Un bel exploit !
P. L.
Jusqu’au 19 juin 2024, au théâtre de l’Atelier, à Paris. À la recherche des canards perdus (mardi à 19 h) ; De la morue (mercredi à 19 h). De et avec Frédéric Ferrer. Tournée à suivre.
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