Philosophie. Chronique n°9.
Philosopher à partir du manga One Piece

Philosopher à partir du manga One Piece dans des classes du Mans (Sarthe) et de Beyrouth au Liban : un programme Erasmus au service du dialogue interculturel et de la démocratisation de la philosophie.
Par Edwige Chirouter, Joumana Hayek, Brizio-Denilson Dos Santos et Emma Linais

Philosopher à partir du manga One Piece dans des classes du Mans (Sarthe) et de Beyrouth au Liban : un programme Erasmus au service du dialogue interculturel et de la démocratisation de la philosophie.

Par Edwige Chirouter, Joumana Hayek, Brizio-Denilson Dos Santos et Emma Linais*

Dans le cadre d’un programme Erasmus « Philéact[1] » (philosophie, école, action, citoyenneté), un groupe d’étudiant·es et de chercheur·es des universités de Nantes (Loire-Atlantique) et de Saint-Joseph au Liban se sont retrouvés à deux reprises en avril 2023 à Beyrouth, puis au Mans (Sarthe), en novembre de la même année.

Lors du séjour au Liban, deux étudiants de l’Inspé du Mans, Brizo et Emma, qui rédigeaient ensemble leur mémoire sur des ateliers de philosophie en CM2 à partir du manga One Piece, ont animé un atelier dans une école de Beyrouth. Nous revenons sur les enjeux et conséquences de cette rencontre interculturelle inoubliable.

Emma et Brizio animant un atelier de philosophie dans une classe de CM2 de Beyrouth

Du Mans à Beyrouth : un programme Erasmus sur les ateliers philo à l’école

Le programme Erasmus « Philéact » a pour objectif de faire se rencontrer des étudiant·es, enseignant·es et chercheur·es en philosophie, sciences de l’éducation et métiers de l’enseignement de différents territoires autour de la pratique de la philosophie avec les enfants et adolescents. L’organisation d’échanges – brefs mais intenses (dix jours sur place) – dans les différentes universités partenaires, est un facteur essentiel pour créer des liens solides et pérennes entre les participant·es du programme, tous statuts confondus, étudiant, enseignant du premier et second degré, formateur ou chercheur. Ces visites permettent à toutes et tous de s’enrichir de la diversité culturelle des différents pays, de leurs contextes d’enseignement et de leur connaissance des patrimoines. Dix universités et centres de recherche participent à ce programme : Nantes en France, Aegean en Grèce, le Plan national des arts au Portugal, les Inspé de Guyane, de Polynésie-Française et de Nouvelle-Calédonie, PhiloCité en Belgique et Saint-Joseph au Liban.

Le présent article met l’accent sur l’expérience vécue par les étudiant.es et enseignant.es du Mans au Liban et les enjeux de la pratique de la philosophie dans ce territoire particulier du Proche-Orient. Nous reviendrons tout particulièrement sur la séance qu’ont menée Emma et Brizio, tous deux étudiants à l’époque en master première année à l’Inspé du Mans, dans une école de Beyrouth à partir du manga One Piece. Car la culture, qu’elle soit classique, patrimoniale ou populaire, garde le même super pouvoir d’unir les êtres humains au-delà des frontières.

Un vecteur de cohésion sociale

L’université Saint-Joseph de Beyrouth a tout de suite voulu participer activement au programme Erasmus « Philéact » pour permettre le développement de la philosophie dans les écoles et collèges de la capitale libanaise. Les enjeux de la démocratisation de la philosophie sont extrêmement forts dans ce si beau pays hélas fragmenté, brisé et ruiné par des décennies de guerres fratricides. Dans une société aussi multiculturelle et conflictuelle que le Liban, la recherche d’agents de cohésion sociale capables de favoriser l’échange et le dialogue entre les cultures, dans le respect mutuel de la diversité de chacun, est une nécessité politique et un devoir moral. Parce que la philosophie travaille au développement de l’esprit critique, de l’ouverture de l’esprit, qu’elle combat les préjugés et questionne les normes, elle peut construire des ponts interculturels entre les différentes communautés. Bien sûr, il n’existe pas de recette pédagogique magique, mais la philosophie est un des leviers pour cette éducation à la paix. Elle a son rôle à jouer. La philosophie avec les enfants devrait ainsi être promue par toute éducation nationale soucieuse de créer une cohésion nationale unifiée au-delà des barrières confessionnelles.

Elle donne un espoir aux enseignant·es libanais·es qui reste engagé.es dans la cause de la paix et ne baissent pas les bras. Car dans la mesure où la philosophie est capable par ces questions et sa pratique vivante de nous rendre citoyen·ne du monde – comme le disait Bertrand Russel –, elle constitue le facteur par excellence pour une ouverture à l’autre et la pensée « élargie ». Russel affirme que les questions qu’elle soulève « élargissent notre conception du possible, enrichissent notre imagination intellectuelle et diminuent l’assurance dogmatique qui ferme l’esprit à toute spéculation ; mais avant tout, grâce à la grandeur du monde que contemple la philosophie, notre esprit est lui aussi revêtu de grandeur et devient capable de réaliser cette union avec l’univers qui constitue le bien suprême[1] ». Cette union formera des citoyen·nes nécessairement plus ouvert·es à la diversité et au dialogue dans le respect mutuel.

Telle est la force d’une pratique vivante et incarnéede la philosophie et non seulement de son enseignement académique en classes de terminale – car, au Liban comme en France, cette matière est cantonnée au lycée. Joumana est professeure de philosophie depuis vingt-cinq ans à Beyrouth, et elle peut témoigner que cet enseignement ne devrait pas être une simple question de transmission verticale de savoirs et d’exercices scolaires évalués par le couperet de l’examen final. Il doit être avant tout une expérience à éprouver. Apprendre patiemment à élaborer une pensée critique et complexe, à sortir de ses habitudes de pensée, n’est pas une mince affaire, surtout à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle. Pourquoi se tromper et trébucher, peiner dans la recherche et tatônner dans les réponses, à écrire une dissertation si une application le fait si bien à notre place et surtout en un clin d’œil ? Il est donc essentiel de faire éprouver à nos élèves, très jeunes, la joie de penser par soi-même et avec les autres, d’arpenter joyeusement ce chemin, faire de la pratique philosophique un moment convivial et folâtre – comme le disait Montaigne. Nous verrons justement que l’utilisation des mangas comme support peut participer de cet engouement pour la philosophie quand elle devient une pratique plutôt qu’un savoir vertical et descendant.

Dans un pays rongé par les conflits confessionnels, (re)tisser le dialogue interculturel est une urgente nécessité. La philosophie dès le plus jeune âge n’est plus un choix mais une obligation civile et une exigence morale. Il est temps de réconcilier le peuple libanais avec la philosophie, il est temps de construire les assises éducatives nécessaires pour tendre des ponts solides entre les différentes cultures confessionnelles libanaises, entre ces multiples identités.

La philosophie et les mangas sont vraiment adaptés l’un à l’autre

Le programme Erasmus « Philéact » a donc permis à des enseignant.es et étudiant.es du Mans et de Beyrouth de se rencontrer et de travailler ensemble. Brizio et Emma, étudiants en master « Métiers de l’enseignement, de l’Éducation et de la formation » à l’Inspé du Mans, ont participé à cet échange. Ils sont tous deux épris depuis l’enfance de l’univers du manga et de celui de One Piece en particulier. Dans le cadre de leur mémoire de master 1 (sous la direction d’Edwige Chirouter), ils ont mené́ en binôme une recherche pour déterminer comment ce support particulier pouvait être pertinent pour aiguiser la réflexion des élèves dans des contextes culturels a priori très différents, comme ceux de la France et du Liban.

Plusieurs intuitions ont prévalu à leur sujet de mémoire, en premier lieu le manga favoriserait l’accès à la philosophie pour tous les enfants de la même tranche d’âge, au-delà des diversités et différences culturelles. Le succès des mangas est planétaire, transcende les frontières géographiques, mais aussi sociales. Ils sont très populaires pour la jeune génération et sont lus dès la fin de l’école primaire. Cette accessibilité́ et familiarité de l’univers des mangas et de One Piece en particulier permet de proposer des séances de philosophie qui mettent en avant des supports qui impliquent potentiellement la plupart des élèves, les garçons autant que les filles. L’utilisation de la pop culture au service de la philosophie se développe depuis plusieurs décennies. La « pop philosophie » cherche à rendre la philosophie plus accessible au grand public en la faisant dialoguer avec la culture populaire, comme la musique, le cinéma, les jeux vidéo et donc aussi les mangas. Il ne s’agit pas d’écarter de l’enseignement de la philosophie la culture considérée comme classique et patrimoniale (même si les frontières entre ces catégories sont fluctuantes), mais d’inventer de nouveaux scénarios pédagogiques possibles dans le processus de démocratisation de la philosophie.

Masahiro Morioka, philosophe japonais, pense que la philosophie et le genre manga sont liés de façon intrinsèque. Dans Introduction à la philosophie en manga : c’est quoi vivre ? il affirme « On peut approcher l’essence de la philosophie plus rapidement en expérimentant visuellement la progression dynamique de la pensée qu’en lisant simplement des textes explicatifs sur des philosophes célèbres du passé. La philosophie et les mangas sont vraiment adaptés l’un à l’autre[2]». Puisque les visuels très stimulants des mangas collent à la vivacité de la pensée, ils permettraient d’explorer les questions philosophiques de manière particulièrement accessible et engageante.

Les mangas abordent effectivement une grande variété de thèmes complexes tels que l’amour, la justice, l’amitié, le déterminisme, le pouvoir, la moralité, l’identité, etc. Les personnages rencontrent des dilemmes moraux complexes. Les mangaka utilisent des métaphores et des symboliques pour incarner les idées philosophiques. Souvent considérées comme sous-littérature et parfois méprisées par les adultes – « Mes enfants ne lisent que des mangas » –, ces œuvres nécessitent pourtant des interprétations et des analyses approfondies pour saisir pleinement leurs significations, et sont porteuses d’interrogations profondes sur la condition humaine.

Ghost in the Shell, de Masamune Shirow, par exemple, pose des questions sur la nature de l’identité humaine à l’ère de la technologie avancée. Il explore les frontières entre l’humain et la machine, ainsi que les implications éthiques de la cybernétique et de l’intelligence artificielle. Dans Death Note, lesmangaka Tsugumi Oba et Takeshi Obata proposent une expérience de pensée très proche des grands dilemmes moraux : un lycéen, révolté contre l’injustice du monde, trouve un carnet capable de tuer toute personne dont il écrit le nom. Il va devoir examiner les conséquences de ses actions et explorer les frontières du bien et du mal.

Bien sûr, dans les mangas, les vignettes créent aussi un rythme fluide et dynamique, proche de la nature vivace de la pensée. Elles contribuent à faire des mangas un médium visuel, narratif et réflexif captivant. Elles nécessitent de la part des lecteurs·trices des opérations intellectuelles complexes pour saisir leurs significations.

Profondeur des thèmes, vivacité de la narration, expériences de pensée et dilemmes moraux, complexité des processus de lecture des intrigues et des images, procédures interprétatives indispensables à la compréhension, engouement des jeunes pour ce genre particulier, le manga semble ainsi un médium particulièrement intéressant pour les ateliers de philosophie[3].

One Piece et la conquête des rêves

Pour leur mémoire de recherche et expérimentations dans les classes du Mans et de Beyrouth, Emma et Brizio ont fait le choix d’une des œuvres les plus connues de cet univers, accessible à des enfants de 10 ans : One Piece. Écrit et dessiné par Eiichirō Oda, les aventures de Luffy débutent en 1997 dans le magazine Weekly Shōnen Jump. Une adaptation animée voit le jour dès 1999. Aujourd’hui, One Piece est un des mangas le plus vendus dans le monde.

Difficile de résumer en quelques lignes, mais voilà l’intrigue principale : dans un monde imaginaire cerné d’océans, Monkey D. Luffy, un jeune homme audacieux, aspire à devenir le roi des pirates. Accompagné d’un équipage éclectique, les Chapeaux de Paille, Luffy parcourt la mer la plus dangereuse du monde à la recherche du « One Piece », un trésor légendaire. Au cours de leur voyage, ils affrontent des pirates rivaux, adversaires corrompus et redoutables. L’histoire explore les thèmes de l’amitié, de la loyauté, du courage, mais aussi et surtout celui de la conquête de ses rêves. Chaque personnage principal de One Piece a un rêve sincère qu’il cherche à réaliser et qui reflète ses aspirations profondes et singulières. L’amitié et la solidarité jouent souvent un rôle crucial dans la réalisation de ces rêves et les personnages s’entraident dans leur quête.

Lors du séjour au Liban en avril 2023, Brizio et Emma ont eu l’occasion d’animer un atelier de philosophie dans une classe de CM2 du collège Mont La Salle de Beyrouth – la même séance qu’ils avaient proposée quelques semaines plus tôt dans une classe du Mans. Nous étions curieux d’observer les ressemblances et différences avec les ateliers menés avec les élèves français. Les enfants de Beyrouth avaient-ils le même engouement pour ce support ? Pour la philosophie ? Avaient-ils les mêmes interprétations et les mêmes questions que leurs homologues manceaux ? Que pensaient-ils de la thématique du rêve ? Qu’aspiraient-ils pour leur vie et leur pays ? Comment le manga pouvait-il éclairer leur propre réalité ?

La séance n’a duré qu’une heure et demie, et il est impossible bien sûr d’en tirer des enseignements rigoureux, mais nous avons constaté de nombreuses similitudes entre les classes libanaises et françaises. Tout d’abord, tous les élèves de Beyrouth connaissaient ce manga (en livre ou dessin animé) et un cri de joie et d’étonnement collectif a explosé dans la classe à l’annonce du support qui allait être utilisé lors de l’atelier !

La séance s’est concentrée sur l’analyse d’une seule planche de One Piece mettant en avant la notion de rêve

Après avoir resitué la planche dans l’intrigue générale de la saga et les différents dilemmes moraux que connaissent les personnages, les élèves ont choisi de réfléchir à la question suivante : A-t-on le droit de tout faire pour réaliser ses rêves ?

Lors de la discussion collective qui a duré près de trente minutes, les échanges ont été vifs, riches, argumentés, avec des convictions affirmées relevant soit d’une morale de principe (le respect a priori de certaines valeurs est plus important que tout : on ne peut ni mentir ni voler par exemple pour réaliser ses rêves), soit de positions plus conséquentialistes (ça peut dépendre du contexte, du calcul dans la balance entre le bien et le mal : « Je peux peut-être dans certaines circonstances voler ou mentir pour en tirer des avantages… »). Certains élèves ont changé d’avis, et quelques petites pépites poétiques et philosophiques ont surgi lors de la discussion, comme celle de Nour : « Les rêves peuvent changer la réalité mais la réalité ne doit pas changer les rêves. »

Dans le contexte politique et économique si difficile et complexe de la société libanaise, cette réflexion a beaucoup ému tous les participants de l’atelier, enfants et adultes confondus. La phrase de Nour a été portée en exergue sur le tableau comme phrase emblématique de ce moment de réflexion :

Phrase de Nour

Conclusion

Que peut apporter la pratique de la philosophie au Liban et plus largement dans le cadre d’un programme permettant à des étudiant·es futur·es professeur.es des écoles de se rencontrer ? Modestement à tisser les liens entre les différentes cultures et créer des temps et des espaces de dialogues interculturels qui ne peuvent que favoriser la tolérance, à semer quelques graines de réflexion, à faire éprouver aux enfants du monde entier qu’il se posent les mêmes questions et qu’ils aiment se raconter les mêmes histoires.

Au-delà de leurs différences, le manga One Piece a permis à des enfants de France et du Liban de vivre la même expérience de pensée. Il faut toujours être très ambitieux et humble à la fois dans le métier d’enseignant car la force des contextes politiques peut anéantir nos actions, même quand elles sont nourries de la plus puissante énergie de conviction. Mais il faut y croire, rêver, et comme le dit le grand dramaturge libanais Wajdi Mouawad dans sa pièce Littoral : « À quoi tu sers alors si tu n’es pas capable de changer le monde[4] ? »

Références


Retrouvez ici l’ensemble des chroniques de la rubrique Philosophie.


*Edwige Chirouter, professeure des universités, Nantes-Université (Inspé), titulaire de la chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants et coordinatrice du programme Erasmus « Philéact ».
Joumana Hayek, professeure de philosophie au lycée Mont La Salle et à l’université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban).
Brizio-Denilson Dos Santos, étudiant en master « Métier de l’éducation, de l’enseignement et de la formation », Inspé de Nantes (Le Mans).

Emma Linais, étudiante en master « Métier de l’éducation, de l’enseignement et de la formation », Inspé de Nantes (Le Mans).


Notes

[1] https://phileact.univ-nantes.fr/
[2] Russell Bertrand, Problèmes de philosophie, Paris : Pavot (1912), pp. 185-186.
[3] Masahiro Morioka, Introduction à la philosophie en manga, c’est quoi vivre ?,  Chisokudo Publications, 2022
[4] Sur la pratique de la philosophie à partir de manga voir l’excellent site : https://philons.org/philosopher-avec-les-objets-a-potentiel-philosophique/


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Edwige Chirouter
Edwige Chirouter