La Foudre, de Pierric Bailly :
rencontres électriques
Par Norbert Czarny, critique
Dans le Jura qu’il chérit, Pierric Bailly écrit des histoires d’amour comme celle de John, berger qui aime deux femmes et des enfants qui ne sont pas les siens. Son écriture généreuse célèbre les passions dans des paysages en péril.
Par Norbert Czarny, critique
John est seul sous un violent orage, et il n’est pas loin d’un arbre. Tout près du risque, donc. On ne sait ce qu’il souhaite. On l’a suivi pendant de très nombreuses années, il a vécu beaucoup de choses et notamment un amour passionné. Quand débute le roman, John, le narrateur, travaille comme berger à proximité du col de la Faucille. Il fait l’estive, la saison pendant laquelle on conduit le troupeau dans l’alpage. C’est un temps de solitude. Le sien est parfois troublé par des randonneurs ou des touristes qui, visiblement, le dérangent. Ils n’ont qu’une idée approximative de ce qu’est l’été dans le Jura, avec son froid qui persiste, ses pluies ou ses orages qui nécessitent de s’équiper en conséquence.
C’est sa dernière année dans le chalet. Ensuite, il compte s’installer à La Réunion avec Héloïse, sa compagne depuis dix ans. Professeure d’anglais, elle a obtenu un poste dans cette île de l’océan Indien. Il se prépare au déménagement, espère garder des troupeaux sur place, voire bâtir son propre troupeau. Un événement tragique survient, qui bouleverse ses plans. Un ancien camarade d’internat, Alexandre Perrin, a tué un certain Cyprien, jeune voisin qui déposait des animaux morts dans la cour de sa maison, non loin de Lyon. Le meurtrier est vétérinaire, très attaché aux animaux. Le geste de Cyprien n’était pas le premier. Alexandre, hostile à la chasse, s’était fait des ennemis dans sa petite cité des collines. Il sera jugé aux assises. C’est sa femme, Nadia, qui informe John de ce qui s’est passé. Leurs retrouvailles provoquent un séisme. La suite est dans les superbes pages de ce roman d’amour qui se lit sans désemparer.
Lire Bailly, c’est d’abord regarder une carte du Jura. Dans L’Homme des bois, par exemple, court récit consacré à son père, mort accidentellement, c’était la région de Clairvaux-les-Lacs, là également où se déroulait Polichinelle, son premier roman. Bailly nomme tous les lieux avec une sorte de jubilation. Pas seulement par réalisme : nommer est une façon d’aimer. Et il manie l’art du détail dans ses descriptions, du métier de berger jusqu’à celle des vingt-quatre colonnes du palais de justice de Lyon.
Mais c’est l’histoire qui emporte. Dans La Foudre, John est déchiré entre Héloïse et Nadia. La fragilité de cet homme et ses doutes sont signifiés au présent, le temps dominant de son écriture. La passion qui anime le narrateur est communicative jusqu’au bout.
Bailly met en scène la paternité telle qu’elle se vit aujourd’hui. Dans Le Roman de Jim, son précédent livre, le narrateur élevait un enfant qui n’était pas le sien mais à qui il donnait tout. Dans La Foudre, il s’occupe un temps d’Elliot et Nina, les enfants de Nadia et Alexandre, tout le temps que ce dernier passe en prison. Il voudrait un enfant avec Héloïse. Il en fait le projet. Dans l’œuvre du romancier, la paternité est une façon d’être et de se construire.
John est dans le faire : toujours actif, agissant, pensant, ressentant. Que ce soit avec les femmes qu’il aime, dans son travail de berger ou de manutentionnaire dans une usine de montres en Suisse, et même quand il assiste au procès d’Alexandre, il agit. Il a toujours eu des rapports complexes avec cet ancien ami d’internat à la fois modèle et rival. Alexandre incarne une forme de droiture jusque dans la manière dont il assume le statut de meurtrier, il ne veut jamais mentir, être hypocrite, ni jouer le jeu de son avocat. John est plus trouble, pétri de doutes, et épris de deux femmes.
La prose de Bailly est d’une générosité qui mêle le langage parlé à l’écrit. C’est un déferlement de paroles, de pensées, un mouvement perpétuel. John est volubile, comme si les phrases lui permettaient de tenir en équilibre sur le fil de son existence. Les dialogues, nombreux, contribuent à cette intensité de la parole. Les échanges avec Nadia, Héloïse et les autres protagonistes sont autant de moments intenses, autant de scènes qui font avancer l’intrigue.
Cet art de la parole était présent d’emblée dans l’œuvre du romancier, porté à un point extrême dans Michaël Jackson, son deuxième roman. Cette histoire d’étudiants traînant leur ennui à Montpellier avait quelque chose de théâtral, au point de relever presque du marivaudage. Dans La Foudre, la discussion est signe de tension, parfois de rupture. Comme lors du premier réveillon de Noël qu’Alexandre passe à sa sortie de prison et qui vole en éclat.
La Foudre est enfin le roman d’un monde en péril. Les lapins se font moins nombreux dans les garennes, les défenseurs et adversaires des loups s’affrontent, les lynx restent une menace fantôme pour les troupeaux. Villes et campagnes ne se comprennent plus trop. Il y a chez Pierric Bailly un désir profond de donner à comprendre. C’était aussi ce qui fondait la vie de Christian, son père, dans L’Homme des bois, récit par lequel on peut entrer dans l’œuvre de Bailly si on ne le connaît pas. Dans La Foudre, ce rôle du curieux, de l’homme qui transmet, est tenu par le vieux John, grand-père du narrateur, qui a été surnommé petit John pour le distinguer de son aïeul, mais aussi pour le comparer à lui. C’est sans doute l’un des personnages les plus attachants du roman. Il porte l’histoire des siens et la transmet à son petit-fils, John, qui, tout au long du roman, servira de guide.
N. C.
Pierric Bailly, La Foudre. P.O.L., 464 pages, 24 €.
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