Livres de grève
Par Norbert Czarny, critique littéraire
1869 – 1969 : un siècle sépare ces deux livres autour d’une grève. Dans Il n’y aura pas de sang versé, de Maryline Desbiolles, qui vient de paraître (Sabine Wespieser), il est question de la première grève des femmes, à Lyon, au XIXème siècle. Dans L’Établi, paru en 1978, il s’agit des luttes menées par les ouvriers de chez Citroën après 1968, avec la grève pour point culminant. Une adaptation cinématographique réalisée par Mathias Gokalp sort sur grand écran le 5 avril, avec Swann Arlaud dans le rôle du personnage-écrivain.
Différents, les deux livres le sont à bien des égards. L’autrice de Aïzan, Violante ou Charbons ardents écrit un roman. L’Établi est un récit qui est paru chez Minuit dans la collection Documents, au même titre que La Question de Henri Alleg ou les témoignages de Charlotte Delbo sur sa déportation. Il n’en est pas moins un texte littéraire qui se lit, de même que le roman de Marylines Desbiolles, dans une sorte d’intensité, car ils se montrent à la fois riches du passé qu’ils relatent, du présent que nous vivons et de l’avenir que nous fabriquons. Si des termes comme « ovaliste », « O.S. » ou « syndicat maison » ne disent plus grand’chose aux jeunes générations « injustice », « exploitation », « précarité », « racisme », et surtout « grève » ne sont pas tombés dans l’oubli.
Ramener sur terre
L’établi désigne à la fois une table servant à réparer et, par extension, la personne qui répare. Robert Linhart est un intellectuel engagé, professeur de philosophie à l’université, qui choisit à l’automne 1968 de travailler à la chaine, chez Citroën, « pour contribuer à la lutte des travailleurs à l’intérieur de l’usine ». L’un de ses compagnons comprend : « Cela peut aider à élargir l’horizon des ouvriers et ramener sur terre les intellectuels des groupes révolutionnaires trop portés à l’abstraction ». Linhart ne cherche pas la « réforme individuelle » mais s’implique dans une démarche collective, politique. Avant lui dans les années trente, la philosophe Simone Weil a travaillé en usine, sans appartenir à un courant ou mouvement politique défini. Mais l’acte avait également pour but d’être parmi les exploités pour vivre de façon concrète l’épreuve du travail.
Dans le dernier chapitre du récit, précisément intitulé « L’établi », apparaît Demarcy, un vieil ouvrier qui parle peu. Il dispose d’un établi bricolé par ses soins de manière à pouvoir réparer toutes les pièces abîmées qu’on lui apporte. Mais le « bureau des méthodes », la cohorte des cadres obéissants qui suit le patron Bineau, veut remplacer cet établi intelligent par un objet façonné sur mesure. Le pauvre Demarcy perd ses moyens et sa confiance et sombre dans la crainte de la rationalisation, sempiternel argument de ceux qui font œuvre d’organiser le travail des autres de façon à ce qu’ils produisent toujours plus.
Pendant cette fin 1968 et l’été 1969 qui voit les ouvriers retourner au pays – Portugal, Yougoslavie ou Maghreb – Robert Linhart passe une année à l’usine et montre sans effet, sans commentaire, ce qui fait le quotidien d’un O.S. « Ouvrier spécialisé » : c’est un terme qui n’a pas vraiment disparu mais dans le contexte d’alors, avec M1 (ou 2, ou 3) il appartient à une hiérarchie fondée sur le racisme, écrit l’auteur. Un étranger, notamment maghrébin, ne saurait être plus qu’un manœuvre. Il n’a aucun diplôme, il n’a rien et n’est rien, sauf s’il sert les intérêts de l’entreprise comme le personnage de Kamel, dont Robert Linhart rappelle qu’il appartient toujours à la classe ouvrière.
L’odeur, le bruit et la grisaille
Chez Citroën, les chefs, c’était aussi la C.F.T, syndicat dévoué aux dirigeants, constitué d’anciens militaires et gendarmes, prompts aux coups de poing, racistes si possible. Ils avaient « fait » l’Algérie, en gardaient une rancune, un mépris ou une haine envers ce peuple qui s’était rebellé et avait lutté pour son indépendance. Les chefs d’atelier, Junot, Danglois ou Gravier en sont les dignes représentants dans ce récit, ils ont leurs méthodes pour humilier ou pressurer.
Ils n’ont pas besoin de trop en faire. Tout un monde avec eux exploite, terrorise. Du négrier qui a fait venir ces immigrés au marchand de sommeil qui leur vend un lit dans un taudis, en passant par les interprètes maison et les médecins du travail qui ne prennent pas en compte les risques liés aux produits chimiques ou aux pièces d’acier qui peuvent blesser. Des relents de XIXème siècle…
L’usine, en soi, a de quoi calmer les ardeurs et anesthésier les travailleurs. Dès les premières pages, l’atmosphère de l’atelier est rendue : « C’est comme un long glissement glauque, et il s’en dégage, au bout d’un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d’éclairs, cycliquement répétés mais réguliers. » Et Robert Linhart de cadrer sur trois sensations qui traversent l’ensemble du texte : l’odeur, le bruit et la grisaille.
Il évoque une « guerre d’usure » constante, même quand la grève éclate : ses compagnons et lui décident de cesser le travail pour protester contre une mesure inique de la direction qui les contraint à travailler chaque jours des heures supplémentaires non payées. La lutte est inégale et le mouvement échoue. Pourtant, la grève n’a pas été vaine : « Parce que nous sommes tous contents de l’avoir faite ». Certes, il y a de la casse, mais les ouvriers ont pu signifier à leurs supérieurs qu’ils n’étaient pas les vainqueurs.
Regards usés à surproduire de l’inutile
L’Établi est un récit de toute beauté, fort d’une colère qui se dit dans la sobriété, l’absence de pathos et une extrême précision. Une cascade de phrases nominales traduit la souffrance des ouvriers, les «regards usés» ou le rythme effréné du travail. Tout est cadence, tout est affaire de secondes gagnées pour produire. Produire quoi, pour qui ? « J’ai lu quelque chose sur les filles de Hong-Kong, à moitié aveugles à quinze ans pour s’être usé les yeux en montant des transistors, qu’on achète ici pour presque rien. Où vont-ils ces transistors ? Où vont-elles, toutes ces 2 CV ? Voitures, selleries, choses, utiles, inutiles… Tout bascule ». Remplacez Hong-Kong par Zhengzhou, et pensez à Foxconn : rien n’a changé, voire s’est dégradé.
L’image de la cascade s’applique assez bien à l’écriture de Maryline Desbiolles dans Il n’y aura pas de sang versé. Si ce roman est l’histoire d’une révolte, il est porté par une allégresse qui contraste avec le désespoir lucide, poétique et souvent prophétique du récit de Robert Linhart. Le jeune intellectuel révolutionnaire a vu ses espoirs mourir, sa fille en témoigne dans un récit émouvant[1]. Écrit quand le mouvement maoïste a disparu, avec la foi qu’il portait, L’Établi est un récit d’adieu. Il n’y aura pas de sang versé est chargé d’une autre énergie. Tous les romans et textes de Maryline Desbiolles ont la vitalité de la poésie et la confiance des mots choisis avec soin. L’écrivaine se laisse emmener par la langue et écrit comme elle avance, d’un pas vif, à travers ses paysages, sans s’assigner de but trop évident.
Les premières à se révolter
Dans ce nouveau roman, la narratrice imagine un relais, de la cendrée à la cendre, entre quatre femmes, peu avant 1870. La date n’est pas anodine, ces relayeuses et la grève qu’elles mènent en juin 1869 sont effacées des mémoires par la guerre qui suit, et surtout par la Commune de Paris. Employées dans les ateliers de soierie lyonnaise ces ovalistes – qui garnissent les bobines des moulins ovales où l’on tend le fil à tisser – sont pourtant les premières femmes à se révolter contre leurs conditions de travail, l’inégalité dans les salaires, la durée de la journée de travail. Ces quatre femmes sont des héroïnes de fiction. Maryline Desbiolles n’écrit pas un de ces romans historiques truffés d’anecdotes (et d’une documentation parfois pesante) qui alourdissent la lecture. La course de relais n’existait pas alors, elle est pur anachronisme voulu pour traduire ce qui unit Toya la Piémontaise, Rosalie Plantavin native de Nyons, Marie Maurier qui a grandi face au Mont-Blanc et Clémence Blanc, la lyonnaise, « d’une blondeur extrême ».
Pour chacune, quelques traits suffisent à faire naitre une image vivante. Toya, c’est Vittoria, Victoire, que l’on distingue sur fond des Langhe, la province de Pavese. Derrière celle qui dévale la pente comme la longue phrase mélodieuse de la romancière, « il y avait ce grand drap froissé de collines ». L’autrice des Draps du peintre jette des couleurs sur la toile. Le rouge domine dans Il n’y aura pas de sang versé, le rouge des premières règles, d’un premier rapport non consenti, de la blessure de Rosalie, d’un coup de faucille qui coupe la paume de Marie, ou d’un accouchement malheureux pour Suzette, la meilleure amie de Clémence.
Si L’Établi ne compte qu’une figure féminine parmi tous les hommes qui travaillent chez Citroën, les hommes sont rares dans Il n’y aura pas de sang versé. On croise bien Proudhon qui s’oppose à Marx, ou Bakounine. Le premier préfère que les ouvrières restent à la maison et ne tient pas à ce qu’elles participent aux luttes et aux congrès de l’Association internationale des travailleurs. Le dernier cité, actif pendant la Commune de Lyon, est plus ouvert. Mais tous trois ne sont que des figurants dans ce roman où il ne fait pas bon penser à la place des autres.
Le texte se joue du e dans l’o : « nœud, d’œil, de cœur, de sœur, de vœu, e-dans-l’o d’œuf bien entendu, e-dans-l’o le plus mérité à cause du jaune dans le blanc ou de l’œuf en bois à repriser, œuf en bois glissé sous le tissu pour entrelacer les fils et réparer les habits, e-dans-l’o et œuf dans ovale ovaliste ovaire ovule ové ». Variation musicale parmi d’autres, et jamais gratuite. Chacune de ces femmes fera son chemin, dans l’usine, puis à l’extérieur.
De juin 1869 à Lyon à février 1969 à Paris, un siècle s’est écoulé. Et un demi-siècle depuis L’Établi jusqu’à l’actuel mouvement contre les retraites. Quelque chose perdure dans la colère, et dans les luttes pour des conditions de travail dignes.
N. C.
Maryline Desbiolles, Il n’y aura pas de sang versé, Sabine Wespieser éditeur, 152 p. 18 €
Robert Linhart, L’Établi, collection « Poche », Les Éditions de Minuit, 192 p., 8 euros.
Note
[1] https://www.seuil.com/ouvrage/le-jour-ou-mon-pere-s-est-tu-virginie-linhart/9782020913676
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.