Notre planète. Chronique n°4
Le Dernier des siens, de Sibylle Grimbert :
l’avertissement du pingouin

En 1835, un jeune scientifique récupère un pingouin rescapé d’un massacre sur son île. Dernier survivant de son espèce, il prend une importance folle pour le jeune homme qui réalise, avant la diffusion des travaux de Darwin, les menaces que l'être humain fait peser sur certaines espèces. Beau et vertigineux.
Par Delphine Thiriet, professeure de lettres

En 1835, un jeune scientifique récupère un pingouin rescapé d’un massacre sur son île. Dernier survivant de son espèce, il prend une importance folle pour le jeune homme qui réalise, avant la diffusion des travaux de Darwin, les menaces que l’être humain fait peser sur certaines espèces. Beau et vertigineux.

Par Delphine Thiriet, professeure de lettres

« Ils étaient juste tous les deux, sur les cailloux et les prairies, mais c’était normal, ils étaient les seuls et les deux derniers : Gus le dernier homme sur terre qui verrait un pingouin, Prosp le dernier des siens. » (p. 159)

Le dernier des siens, de Sibylle Grimbert, éditrice et autrice, est paru aux éditions Anne Carrière en août 2022. Il a été en lice pour le Grand Prix du roman de l’Académie française, le Femina, le Renaudot, le Femina des lycéens et le Renaudot des lycéens. Il a obtenu, le 23 novembre dernier, le prix littéraire de la fondation « 30 millions d’amis », dit le Goncourt des animaux.

Le roman s’ouvre sur une scène de massacre, celui des grands pingouins de l’île d’Eldey, proche de l’Islande. Les oiseaux sont tués les uns après les autres par des pêcheurs. Cet animal est recherché et très apprécié pour sa chair, ses plumes, ses œufs, et ce depuis des siècles. Cette scène inaugurale, comme irréelle, couvre trois pages, et l’on peut y lire : « Maintenant, il n’y avait plus un seul animal vivant sur l’île. » (p. 13)

Gustave est un jeune scientifique chargé par le musée d’Histoire naturelle de Lille d’étudier la faune de la région, mission pour laquelle il s’est installé aux Orcades en janvier 1834. Les yeux baissés, il assiste au massacre depuis une chaloupe, et, quand tout est fini, il sort de l’eau un spécimen blessé qui flotte près de lui.

Apprivoiser l’autre

Tout le roman tourne autour de la relation qui se noue entre Gus et le pingouin rescapé qu’il nomme Prosp pendant les quinze années où ils vont vivre ensemble et voyager. L’oiseau est d’abord perçu comme un objet d’étude, un tremplin pour la carrière du scientifique. Mais, très vite, il lui accorde des traits de caractère humains : « furieux, haineux même », « un œil accusateur » (p. 14), « défaitiste » (p. 19)…

Gus est ému par la vie de Prosp, par son cœur qu’il sent battre sous sa peau fine. Il lui trouve de l’intelligence, une profondeur, du courage. Quand l’oiseau frotte son bec sur son pantalon, « Gus en fut bouleversé » (p. 48). Leurs relations évoluent vite. Une étape est franchie lorsque vient à l’esprit du jeune homme la notion de « responsabilité ». Il se sent en effet responsable de son pingouin, et, plus tard dans le roman, c’est Prosp qui prendra en charge Gus.

La particularité de cette relation vient déjà du fait qu’elle se noue entre deux personnages radicalement différents : un homme et un pingouin. Ils n’appartiennent pas au même élément. Prosp est maladroit sur terre, Gus serait perdu en mer. Ils ne perçoivent pas les mêmes choses, avec les mêmes sens. Si Gus a une vision d’ensemble de l’espace et du temps, Prosp, lui, est capable de sentir une bourrasque venir, et un danger. Mais, au confluent de ces différences, existe une zone dans laquelle ils se retrouvent. Gus s’interroge sur l’animal, et on lit alors des réflexions qui trouveraient leur place dans le chapitre sur la conscience du programme de philosophie en terminale. Il établit aussi des parallèles entre eux. Il a par exemple « l’impression qu’ils se confondaient l’un et l’autre, qu’ils se prolongeaient », « il pensait avoir acquis un esprit pingouin » (p. 75).

La fin d’une espèce

Vient se greffer une autre particularité. Gus est certainement le premier à avoir « domestiqué » un grand pingouin, et il est sans aucun doute le dernier, car avec Prosp son espèce s’éteint. Pour Gus qui en a conscience, cette finitude est vertigineuse. Il espère lui trouver des compagnons, en vain. Des pingouins sont pourtant signalés en Norvège, en Islande, même à Terre-Neuve ; il y a des rumeurs ; on s’arrache les reliques. Mais le couperet tombe : le 3 juin 1844, les deux derniers individus sont tués.

Gus essaie de comprendre l’inimaginable : la disparition totale d’une espèce, avec toutes ses spécificités, une espèce entière qui était sur terre depuis plus de 100 000 ans. Cela s’explique : faible ponte, chasse… Mais la situation de Prosp relève de l’impensable, « comme si tout en lui exprimait un paradoxe : la présence d’un manque. » (p. 126) La solitude du dernier des siens est abyssale.

C’est avec un conditionnel à la forme négative très émouvant que Gus considère désormais le grand pingouin : « Ainsi cette créature unique au monde, qui n’apprendrait pas à son petit à nager, qui jamais ne mangerait dans le gosier d’un autre pingouin, avait-elle un destin hors du commun, celui d’un héros, d’un survivant, une expérience qu’aucun autre grand pingouin ne connaîtrait jamais. » (p. 109) 

La responsabilité humaine

L’homme est responsable de la disparition d’une espèce qui n’est pas nuisible. Un ami raconte à Gus le massacre d’un troupeau de bisons par des trappeurs au Canada. Lui-même assiste au grindadráp sur les îles Féroé. Il ne peut plus manger de mouton après la tonte à mains nues qui arrachent des morceaux de chair avec la laine. Et pourtant, les Féroïens sont très proches de la nature, certains disent appartenir à une famille qui descend d’un phoque.

« Où était la justice, sans parler de l’harmonie du monde » pour que « l’espèce de Prosp, inoffensive, drôle, gracieuse dans l’eau » ait disparu ?, interroge le roman de Sibylle Grimbert (p. 157). À l’époque de Gus, Darwin n’a pas encore publié, il est difficile d’imaginer des espèces et encore plus leur disparition. Gus réalise peu à peu ce dont on n’a pas du tout conscience alors, contrairement à notre génération qui assiste à la sixième extinction…

Cette histoire, fondée sur une réalité, concerne les humains que nous sommes. Elle est précisément datée : 1834, 1844, 1849 ; elle s’inscrit dans une temporalité, avec des références à Cuvier, Lamarck, Fleming, Lyell. Pourtant, elle a des tonalités parfaitement atemporelles, et cela apparaît dès les toutes premières pages avec l’adverbe « aujourd’hui », associé à de l’imparfait : « Aujourd’hui, le ciel était d’un gris uni, et l’on voyait nettement, sous cette lumière plate, les silhouettes humaines et animales s’approcher les unes des autres sur la grève. » (p. 11-12).

La beauté du monde et de l’écriture

Le roman de Sibylle Grimbert est une ode à la vie et à la nature. Les pages de description, et de l’animal – ses plumes, son duvet, son bec, sa peau veloutée, son œil – et des paysages sauvages – des îles Féroé, de l’Islande, des trajets en mer – sont magnifiques. On se sent bien petit, bien humble, face à la nature, face à l’océan. On s’interroge, avec Gus, sur la place que l’on occupe dans l’univers.

« Soudain, l’être humain n’avait plus d’importance dans ce monde qui respirait seul, de lui-même, de cet univers indifférent à sa présence, qui existait avant qu’un être humain ne le regarde et qui continuerait après. Ni plus ni moins important qu’un copeau parmi des milliards de copeaux, il n’était plus rien, plus rien qui eût un nom, une corpulence, une odeur, des habitudes, des goûts, une individualité changeante. Et bizarrement il se sentait plus libre, rassuré d’être identique à la vague, de tenir compagnie à la mouche qui volait sur le sable noir, plus fort de discuter, infime, modeste et égal à toutes choses, avec cet univers infini qui ne lui répondait pas. » (p. 93). Le dernier des siens est un roman délicat, beau, touchant, qui résonne en nous bien après la lecture.

D. T.

Sibylle Grimbert, Le dernier des siens, Anne Carrière, 192 p., 18,90 euros.


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Delphine Thiriet
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