Les Harkis, de Philippe Faucon :
l’indigne abandon
Miroir tendu à la mémoire commune, le nouveau film du réalisateur de La Trahison revient sur l’abandon par l’armée française de ses supplétifs algériens. Lesquels avaient rompu avec leur communauté pour échapper le plus souvent à la misère ou venger la mort d’un proche tué par les fellaghas.
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma
Miroir tendu à la mémoire commune, le nouveau film du réalisateur de La Trahison revient sur l’abandon par l’armée française de ses supplétifs algériens. Lesquels avaient rompu avec leur communauté pour échapper le plus souvent à la misère ou venger la mort d’un proche tué par les fellaghas.
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma
Philippe Faucon occupe une place tout à fait remarquable dans la géographie du cinéma hexagonal. Depuis ses débuts en 1990 derrière la caméra, cet ancien régisseur, né au Maroc d’une mère algérienne et d’un militaire français, construit une œuvre honnête et sincère. Son réalisme, empreint de didactisme sociologique, scrute film après film les revers infligés aux minorités, aux humbles et aux déclassés, au cinéma comme la télévision pour laquelle il travaille régulièrement.
Après une poignée de longs-métrages témoignant de la mixité sociale (Sabine, en 1992 ; Muriel fait le désespoir de ses parents, en 1995), ses modèles de représentation se fixent au tournant des années 2000 sur la population française issue de l’immigration maghrébine. Il se fait remarquer avec Samia (2000), vibrante chronique du quotidien d’une adolescente rebelle des quartiers nord de Marseille. Dans La Désintégration (2011), il s’intéresse, quatre ans avant les attentats de 2015, aux mécanismes de radicalisation pouvant conduire des jeunes de cité, disqualifiés et amers, au terrorisme islamique. Le film, tristement prémonitoire, agace, inquiète, offusque et n’est pas du goût de tous à sa sortie. S’ensuit Fatima (2014), qui narre les jours de labeur d’une femme de ménage déterminée à offrir à ses filles la possibilité d’entreprendre des études. Puis Amin en 2018, ou le récit d’une relation entre une infirmière divorcée et un ouvrier du bâtiment sénégalais, vivant dans un foyer pour travailleurs immigrés.
Muriel, Amin, Fatima, Samia… Le cinéma à visage humain de Philippe Faucon est tout entier compris dans ces quelques prénoms, lesquels traduisent l’ambition du réalisateur de faire de son cinéma un art du portrait autant qu’un moyen d’offrir aux invisibles un nom, une figure, une identité, des traits de personnalité.
Sentiment d’abandon
C’est encore un portrait, mais cette fois collectif, que Philippe Faucon a brossé dans La Trahison. Délaissant la chronique sociale pour le récit guerrier, le courageux cinéaste s’est emparé en 2005 du grand livre de l’histoire de France pour l’ouvrir à la page des « événements d’Algérie » (1954-1962), selon l’expression du gouvernement d’alors. Dans cette œuvre qui fit débat, il scrutait les désillusions d’un sous-lieutenant français en même temps que les tourments de quelques harkis (de l’arabe harka, « mouvement »), supplétifs indigènes pris au piège de leur engagement dans l’armée coloniale. Le cinéaste, très attaché à cette période trouble du récit national, poursuit aujourd’hui son travail de mémoire avec Les Harkis en revenant sur les dernières années du conflit algérien, de 1959 à 1962.
Après quelques courtes scènes présentant les motifs de l’enrôlement et la formation sommaire reçue par une poignée de harkis, le film suit les interventions de leur petite unité, placée sous la responsabilité du jeune lieutenant Pascal (Théo Cholbi). Or, à mesure que leur parviennent les échos des pourparlers de cessez-le-feu entre la France et le mouvement indépendantiste algérien, les harkis s’inquiètent de leur sort, auquel l’armée française finit par les abandonner : à la suite des accords d’Évian, elle rentre en France et les laisse sur place. Craignant les représailles du FLN (Front de libération nationale), les harkis, littéralement désarmés, tentent de faire valoir leur engagement dans les rangs tricolores en même temps que les promesses de protection faites par l’État français. Leur jeune lieutenant, opposé aux ordres de sa hiérarchie, s’efforce d’obtenir leur rapatriement en métropole…
Devoir de vérité
Soucieux d’un cinéma situé au plus près des faits vécus par les hommes, Philippe Faucon s’est entouré d’acteurs non professionnels (tous excellents) pour incarner les personnages de harkis, et ainsi faire de la différence de jeu avec les comédiens professionnels, interprétant les militaires français, un des moteurs de sa mise en scène. Où les premiers aux ordres des seconds vont devenir les dupes d’une situation qui ne va cesser de leur échapper et, au bout du compte, finira par se retourner contre eux. Le réalisateur prend soin de rappeler que ces hommes se sont engagés sous la contrainte économique (beaucoup sont pauvres), par adhésion, en signe de « repentance » (après trahison obtenue sous la torture, comme l’ex-fellagha Krimou) ou en ralliement contre les exactions commises par le FLN (Salah). Tous s’engagent en rompant avec leur communauté qui, tôt ou tard, les juge, voire les vilipende. En se rangeant derrière le drapeau tricolore, ils ont bientôt le sentiment d’être exclus et renvoyés à eux-mêmes, prisonniers de déchirements, de peurs et de doutes.
Le film, dont la narration s’étale sur trois années rigoureusement datées et contextualisées à la manière d’un documentaire, montre moins la guerre elle-même que la progression de cette douloureuse confrontation intérieure, la marche forcée d’un destin qui se referme. Les Harkis est écrit à la pointe sèche, la mise en scène se fait économe jusque dans la reconstitution (l’ennemi demeure d’ailleurs invisible), dénuée du lyrisme propre au genre, sans musique de soutien mélodramatique. En revanche, elle s’appuie sur un montage acéré, tranchant comme le regard que le cinéaste porte sur la complexité du conflit.
Chaque séquence est un tableau qui tire sa puissance dramatique de son extrême sobriété plastique. Leur simplicité, vecteur de recherche de vérité, a force de démonstration. Philippe Faucon filme droit, en plans fixes, et les personnages sont cadrés dans le plein axe de sa caméra. C’est sa morale, la preuve de son honnête désir à (faire) comprendre sans juger. L’âpre beauté des images ne montre rien d’autre qu’un petit théâtre triste dont tous, militaires et harkis, deviennent les marionnettes agitées, depuis les coulisses parisiennes, par des ficelles placées très au-dessus. Les dates affichées à l’écran forment le compte à rebours d’une tragique hypocrisie qui enfle à mesure qu’approche l’heure de l’indépendance de l’Algérie. Pendant ce temps, sur le terrain qui demeurera l’unique cadre documentant le dispositif du film, des déceptions grandissent, des plaies s’ouvrent et ne se refermeront pas.
« La trahison » aurait encore pu être le sous-titre des Harkis. Comme les autres rares films français portant sur la guerre d’Algérie (Le Petit Soldat, de Jean-Luc Godard, 1963 ; Avoir vingt ans dans les Aurès, de René Vautier, 1972), Les Harkis tend un miroir à notre mémoire commune. Il incite à l’examen de conscience et oblige à retrouver dans le passé des éléments de réponse aux questions du présent, à trouver dans les yeux humides des acteurs français, algériens ou marocains, jouant leurs aînés délaissés, quelque chose comme un affront jamais lavé ni oublié.
P. L.
Les Harkis, film français et belge (1h22) de Philippe Faucon. Avec Théo Cholbi, Mohamed Mouffok, Omar Boulakirba, Amine Zorgane, Pierre Lottin. En salle le 12 octobre.
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