Enfiler les gants
ROMANS DE LA RENTRÉE. Continuant avec La Fille qu’on appelle (Éditions de Minuit, en librairie le 2 septembre) à creuser le pouvoir des riches sur les plus vulnérables, Tanguy Viel oppose un duo père-fille au maire d’une cité bretonne. La fille, mannequin, vient chercher un toit chez son père boxeur. Ils se portent secours dans ce roman qui joue sur les changements de places et manie composition et dialogues comme dans un film noir.
Par Norbert Czarny, professeur de lettres et critique littéraire.
Après des années sans combattre, Max Le Corre s’apprête à remonter sur le ring. En attendant ce soir de printemps, il travaille comme chauffeur pour Le Bars, le très ambitieux maire d’une cité fortifiée en Bretagne, au bord de la mer. Arrive sa fille, partie il y a longtemps avec sa mère, séparée de Max. Laura a besoin d’un appartement ; Max demande son aide à son patron. Lequel rend ce service au père. Mais pas de façon tout à fait désintéressée. Quand débute l’intrigue, Laura porte plainte contre Le Bars. Elle est mal comprise par des policiers dont l’allure de « collégiens de bonne volonté » donne par instant un tour grotesque à ce roman. Son récit digressif des faits a l’air d’une fiction.
Qui a déjà lu des romans de Tanguy Viel, comme Article 353 du Code pénal, Paris-Brest, voire Insoupçonnable, sait que son œuvre tourne souvent autour des mêmes enjeux : le pouvoir des plus riches sur ceux qui sont démunis, des plus âgés sur les plus jeunes. Mais qu’on ne voie pas une sorte de « roman social » ou de « miroir » de notre monde. Tanguy Viel est d’abord un romancier qui construit et qui écrit. La Fille qu’on appelle met en place un cadre avec sa dimension symbolique, et rend ce microcosme semblable à une toile d’araignée dans laquelle Max est pris, et dont il s’extirpera à sa façon, enfilant, pour ce faire, ses gants de boxe.
Le roman est bâti en deux parties de longueur égale : dans la première, Laura arrive, Max se prépare pour le combat qui devrait le ramener à la lumière, et Le Bars « rend service ». Dans la seconde, Laura et Max se sauvent l’un l’autre. Dans Article 353 du Code pénal, un fils tentait de sauver son père ; on dira, ici, que la fille et le père y parviennent à leur manière.
Toile d’araignée : Le Bars n’est pas seul détenteur du pouvoir dans sa ville. Il faut compter avec tous ces hommes d’influence qu’il fréquente, au Neptune, le casino local que dirige un certain Franck Bellec. Son éternel costume blanc pourrait le rendre ridicule ; il est trop puissant pour qu’on se moque de lui. Est-ce lui ou Le Bars qui mène les affaires ? Bellec fournit une chambre à Laura, lui propose un emploi d’« hôtesse », terme assez flou pour qu’on y mette ce que l’on veut. Elle œuvrait comme mannequin dans « la mode », et toutes les photos n’étaient pas très habillées. Ce métier d’hôtesse, elle n’aura guère à l’exercer. Dès son installation, un hôte lui rend visite : Le Bars. Le narrateur met en place le cadre, resserre sur les deux personnages. Le Bars impose sa présence et chacun de ses déplacements révèle qui il est, ce qu’il veut.
Tout dans le roman est affaire de places et de déplacements. Max est à sa place, devant, comme chauffeur du maire. Il ne voit pas tout ce qui se passe et, en particulier, pas la façon dont on le dupe. Il est « comme le cheval reconnaissant dès qu’on relâche le mors. » Quant à Laura, elle se sentira bientôt « tenue en laisse » par ce maire devenu ministre, plus soucieux de sa réputation encore, mais habilement conseillé pour contrer celle qui a porté plainte contre lui. En somme, comme le dit Laura aux policiers, elle croyait être dans « un monde normal, un monde où chacun reste à sa place ». Tout dépend de la façon dont on entend rester à sa place.
Au second acte – terme qui rappelle la tragédie dont des références au dispositif et aux mythes apparaissent par instants – Laura et Max se vengent. À moins qu’ils ne tentent de se porter secours, l’une par le dépôt de plainte, l’autre par une défaite suivie d’une rédemption. Max, en effet, se laisse vaincre par son challenger, encaisse coup sur coup avant de s’effondrer à la troisième reprise. Il a voulu perdre, il a voulu les coups, comme, en un tout autre contexte mais en un autre printemps, Jésus. Fortement diminué, il trouvera cependant la force de revenir face au maire. Nous n’en dirons pas plus même si le suspens n’est pas l’ingrédient majeur de ce roman.
Max a quelque chose du Christ : sa vie entière est comme une Passion. La première, il l’a connue au sens littéral comme symbolique, avec Hélène « la plus fatale de toutes les putes de la côte bretonne ». L’allusion à « la pute de la côte normande » de Duras n’est pas indifférente : le casino, le bord de mer, l’amour destructeur, font remonter des images. Hélène a détruit Max, elle l’a siphonné puis abandonné. À cause d’elle, Murielle, son épouse, et Laura l’ont également abandonné. Cette passion, il l’a de nouveau vécue sur le ring en encaissant sans broncher, en se laissant détruire, comme il est arrivé au « Raging Bull », Jake La Motta, mis en scène par Scorsese, de le faire. Ces allusions, Tanguy Viel ne les impose pas ; c’est au lecteur de les percevoir, et c’est tout le plaisir de la lecture que de voir et sentir.
Le profond plaisir qu’il y a à lire ce roman est en effet dans sa minutieuse composition, dans le jeu des couleurs, le noir et le blanc employé comme à la grande époque des films noirs, l’organisation de l’espace, qui emprisonne ou qui donne à voir, enfin l’art du dialogue, y compris au discours indirect, avec l’usage des mots, des comparaisons ou métaphores qui donnent de la profondeur, amplifie sans excès.
Le pouvoir qui s’oppose au duo père-fille détient d’abord celui des mots et des discours. On entend la langue de bois de Le Bars, grâce à un narrateur à la fois présent et très discret, comme une voix off dans un film des frères Coen. On apprend surtout ce qui protège Le Bars et Bellec : « Et si quelqu’un autour d’eux avait suivi leur conversation, à partir de là, il l’aurait trouvée bien opaque, incapable de saisir ce qui se disait vraiment sous des mots aussi abstraits que « on », ou « quelque chose », rompus qu’ils semblaient être, les deux hommes, à cette grammaire des pronoms et des points de suspension, comme deux mafieux qui auraient pour code d’honneur de ne jamais désigner les choses par leur nom. » Pour l’homme de pouvoir, Laura est moins celle « qu’on appelle », que « la fille de Max », ou « du grand boxeur », elle est « la fille de son chauffeur ». Elle le restera ; question de statut social. Et quand Le Bars se dit « proche des gens », ou qu’il parle de « respect et d’amitié » à propos de sa relation avec le directeur du casino, on devine qu’il faut interpréter.
La Fille qu’on appelle, sous ses dehors de roman noir, dans lequel le sort est joué d’avance, est un roman d’une grande richesse. Et il a quelque chose de bouleversant.
Tanguy Viel, La Fille qu’on appelle, Éditions de Minuit, 176 pages, 16 €