« Une minute quarante-neuf secondes », de Riss : saine lecture pour jours difficiles
Alors que vient de s’ouvrir le procès des attentats de janvier 2015, le récit personnel offert par Riss de l’attaque qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo nous dit en quelques très belles pages lumineuses, entre humour caustique et tristesse, ce que c’est d’être un survivant, entre bonheur et amertume, entre et solitude. Et à quel point la vie n’est plus la même quand la guerre, la vraie, est venue déchiqueter votre corps et détruire vos amis.
La vie d’avant
Une minute quarante-neuf secondes, c’est le temps qu’il a fallu aux frères Kouachi pour anéantir l’équipe de Charlie Hebdo dans la pièce où se réunissait une grande partie de la rédaction du journal. Nous étions précisément le 7 janvier 2015 à 11 heures 33 minutes et 47 secondes. Riss était alors présent, aux côtés de Cabu, Wolinski, Honoré et d’autres piliers du dessin de presse, de ceux qui avaient officié, à la fin des années 1960, dans feu Hara-Kiri.
Rescapé du massacre avec une balle dans l’épaule, Riss doit de ne pas avoir perdu la vie au fait qu’il s’est jeté à terre, pratiquement aux pieds des terroristes, quelques secondes après leur entrée dans la pièce : « J’avais surmonté cette crainte enfantine du vide. » Hasard ou nécessité ? Riss, dont on perçoit à chaque page, à chaque phrase, la pudeur, entame son témoignage en évoquant des moments de sa vie d’enfant, d’adolescent ou de jeune adulte. Comme si chacun lui permettait aujourd’hui de mieux comprendre, de mieux appréhender sa survivance. Il puise dans des épisodes marquants de sa vie d’avant pour expliquer les modalités de son face-à-face avec la mort. Comme si tout son parcours de vie était orienté vers ce 7 janvier : « Chacun sa vie, chacun sa merde, chacun son moignon. »
Les misères du monde, les récits d’enfants aux mains coupés durant la Première Guerre mondiale ou la rencontre avec une gueule cassée relativisent une expérience traumatique – qui le reste, pourtant. En parlant de ceux qui ont souffert avant lui, tel ce Libérien rencontré lors d’un reportage en zone de guerre, enfermé dans son rôle de survivant, le dessinateur s’efforce de mettre à distance sa propre expérience. Sa vie d’avant l’aura comme préparé, en lui donnant des repères pour affronter l’inattendu, l’impensable : « De cette salle de rédaction dévastée, peut-être ne sortirai-je jamais. »
La vie pendant ?
En quelques pages denses, Riss revient sur l’attaque elle-même, le fracas des armes, le retour du silence, troublant, et ces premiers sons qui le rassurent sur sa présence à la vie, les premiers chuchotements. Mais pourquoi murmurer ? : « Il n’y avait plus personne à déranger. La vie avait quitté cet endroit. Les tueurs aussi. » Blessé, il raconte l’attente et les réflexes de survie, absurdes et utiles à la fois, puis son évacuation, sans jeter les yeux autour de lui : « Je ne voulais pas qu’ils me montrent ce que j’avais déjà deviné. »
Riss se heurte, comme d’autres témoins, à l’indicible du drame. Il tente de comprendre ce que l’événement a changé dans sa vie, et ce qu’il a aussi révélé des fragilités de notre société comme de nos humanités. « Se croire capable de partager cette expérience avec les autres est une entreprise perdue d’avance. » C’est dans cette posture pleine d’humilité, à travers une très belle écriture tout à la fois emprunte de tristesse, de rage, causticité et de poésie, qu’il nous entraîne dans son parcours du combattant, son retour à la vie. Mais quelle vie ?
« “Innocent”, j’étais innocent. Pas victime. […]
Nous n’avions rien fait pour mériter d’être fusillés. »
L’attaque du 7 janvier est un événement clivant, qui dévoile un avant et un après, le passage de l’état de vivant à celui de survivant. Face au regard des autres, de ceux qui n’ont pas éprouvé la même expérience, il affirme à maintes reprises ce qui définit l’essence du rescapé :
« Un rescapé ne pourra plus jamais être intégralement vivant. Un rescapé est comme un chêne touché par la foudre. A moitié vivant. A moitié mort. »
Et cette demi-mort, il ne l’a pas cherchée. Riss insiste sur cette question dont certains ont fait une polémique. Les journalistes de Charlie Hebdo rappellent le contrat moral posé par le journal satirique : « Dites ce que vous voulez sur nous, et en échange nous ne nous priverons pas de faire de même sur vous. » Riss souhaite réinstaller la liberté vraie du journaliste caustique et le droit à la caricature, remis en cause par les biens-pensants. Il réfute le mot de « victime », « un mot qui permet à l’infamie de mettre les innocents dans la même cellule que celle des coupables ». Innocent donc, et rescapé malgré lui.
Il revient à plusieurs reprises sur cette figure du rescapé : « Revenir parmi les vivants, c’est faire le choix de se taire. […] Il ne faut pas effrayer les vivants. » Tel le combattant de la Grande Guerre ou le survivant des camps avant lui, celui qui revient de l’expérience de la mort ne peut être compris de ceux qui ne l’ont pas vécue. Car, finalement, tout est « intact », sauf lui. Ainsi, lorsqu’il revient, après quelques semaines, dans son appartement, chaque objet a sa place, disques, DVD, comme si rien ne s’était passé : « Les sentiments qu’on éprouve pour les objets sont rarement réciproques », ironise-t-il alors. Mais il sait aussi nous toucher en nous rappelant à nos propres expériences. Évoquant son retour chez lui, il dit : « Les livres de ma bibliothèque […] n’osaient plus me parler… Je ne savais plus quoi leur dire. » Attachés, comme certains morceaux de musique, à la vie d’avant, ils n’ont plus aucune fonction, aucun goût sinon celui de l’amertume, celui d’un monde défunt. De même qu’à la suite d’une rupture amoureuse, l’on ne peut plus tourner les pages d’un livre apprécié à deux.
Dans son récit, Riss livre peu de la scène du crime : « A-t-on le droit d’infliger à un rescapé de se remémorer les détails les plus atroces de ce qu’il a vécu ? » Le voyeurisme victimaire n’est pas son intention, il est davantage tourné sur l’expérience personnelle, mise en miroir de l’expérience collective. Il en est ainsi lorsqu’il se remémore à distance l’attentat de l’Hyper Cacher ou les grandes manifestations républicaines du 11 janvier, alors qu’il se trouve à l’isolement dans un hôpital militaire. Indirectement, il livre, dans le cœur de son texte, les mots les plus justes pour dire le traumatisme : « chairs déchirées », « déchiquetées », copains « disparus ». L’historien du premier conflit mondial retrouve ici les témoignages de guerre des Poilus de 14.
Comme souvent, le rescapé porte la mémoire de ceux qui ne sont plus, tout en luttant chaque jour contre cette culpabilité, tout en vivant sa reconstruction comme une souffrance. Il faut saluer ici les beaux passages consacrés aux « estropiés » militaires qu’il croise au cours de sa rééducation, figures héroïques d’une humanité en partie détruite. Riss le souligne, « le corps humain n’a pas été conçu pour être traversé par des bouts de ferraille ».
Rejet du monde
Le retour à la vie signifie aussi le retour à l’absurde et à la vulgarité du monde dénoncés par Charlie Hebdo et qui lui valurent ce drame. Les frères Kouachi ont tué l’un après l’autre hommes et femme (la psychanalyste Elsa Cayat parce que, pour eux, elle était juive avant d’être femme) : « Le plaisir du tueur, c’est de faire un strike avec ses semblables », rappelle le dessinateur avec un art consommé de la formule.
Enfermé dans sa chambre d’hôpital, Riss a rejeté les médias alors que la France marchait tout entière (ou presque, comme il le rappelle judicieusement) pour la République et la liberté d’expression. Il fallait, pour survivre, mettre à distance l’événement : « Rejeter cette temporalité hystérique était indispensable pour espérer retrouver la mienne. » Sans doute une attitude salutaire, et aujourd’hui encore…
Le retour au journal ne se fera ni sans douleur, ni sans heurts. Riss n’hésite pas à égratigner les membres du journal, souvent les moins capés, qui ont tenté de prendre la place des fondateurs et leaders disparus ou de transformer Charlie Hebdo en l’ombre de lui-même. Il a dû affronter la bassesse en même temps que le deuil.
Il pointe également du doigt la démission des élites, des intellectuels qui, pour beaucoup, ont lâché Charlie Hebdo dès 2006, des « intellectuels qui ratèrent le train de l’Histoire ». Il souligne sans acrimonie leur rôle dans une démocratie et « l’esprit collabo » de nombre d’entre eux qui ne furent pas à la hauteur, gouvernés par la peur. Et de rappeler que tout le monde n’a pas été Charlie en 2015 ou que certains l’ont été de travers. Il développe une charge très argumentée contre les conservateurs, les réactionnaires, ou l’extrême gauche totalitaire qui pense que caricaturer l’islam radical, c’est se moquer des musulmans des classes laborieuses. Et il conclut : « C’est un trait de caractère partagé par beaucoup d’intellectuels et de journalistes en France : ils n’ont jamais tort. Même quand les faits démontrent leurs échecs, ils ont sans vergogne l’insolence d’affirmer qu’ils avaient raison… »
L’enjeu, pour le rescapé, est de comprendre alors que tout continue, que l’on peut « jouir de l’existence sans les copains disparus ». Mais l’art en prend un coup… A quoi sert de tenter de dire l’indicible puisque jamais l’homme ne réussira cette gageure ? « L’expérience ultime de la mort déploie autour de vous d’autres mondes inimaginables et leurs horizons obscurs. Qui peut peindre ça, l’écrire ou le décrire ? »
Mais Riss sait aussi nous faire rire en dévoilant sa philosophie du survivant, empruntée à un titre du caricaturiste Gébé, publié en 1975 : Qu’est-ce que je fous là ? Et de transformer sur ce modèle quelques œuvres de notre panthéon littéraire : « Qu’est-ce que je fous là, à creuser ma vie entière dans une mine pour en sortir des bouts de charbon ? par Émile Zola. » Une manière de se mettre à distance de la vie et de la mort.
Le courage d’un survivant, c’est d’oublier qu’il est un survivant. Et de se tourner vers les morts. Riss calme sa colère à travers les portraits touchants qu’il nous livre des disparus, dont beaucoup ont été ses modèles, modèles professionnels qui ont orienté sa carrière de dessinateur de presse, modèles de vie aussi, comme Cabu, Tignous, Wolinski ou Bernard Maris, professeur d’économie et Oncle Bernard à la fois, qui « s’envolait dans de grands éclats de rire comme un gosse qui vient de faire une bêtise ».
Une minute quarante-neuf secondes est une lecture stimulante, que l’on peut mettre en parallèle avec le récit du journaliste Philippe Lançon (sérieusement blessé à la mâchoire durant l’attaque, et cité par Riss1). Elle vaut autant pour saisir le déroulé de l’attentat, son contexte, ses lendemains, que pour aborder une réflexion plus large sur la figure du rescapé qui, devenu clairvoyant, affronte la face cachée et noire de la société. Les enseignants amenés à travailler sur ces thématiques (témoignage, héros, société…) trouveront dans cet ouvrage de quoi nourrir utilement leurs cours.
Alexandre Lafon
1 . Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018 ; « Folio », 2020.
• Riss, « Une minute quarante-neuf secondes », Actes Sud, Charlie Hebdo, Les Échappés, 2019, 320 p.
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