Hommage à l’helléniste Yannick Scolan
Yannick Scolan, jeune helléniste et savant remarquable, professeur à la générosité ardente, compagnon et artisan d’Odysseum, la Maison numérique des humanités, a largué les amarres qui le rattachaient à la terre pour une ultime navigation le samedi 18 avril. Il est parti en pleine jeunesse, à la suite d’un brutal accident de santé que nul n’aurait su prévoir et qui laisse ses deux filles, ses parents, ses étudiants et ses amis bouleversés.
Et pourtant Yannick avait vécu plusieurs années auparavant avec la menace d’une mort annoncée, atteint par un cancer qu’il surmonta avec un courage hors du commun, en décidant de maintenir tous ses cours et de placer ses traitements médicaux lourds durant son temps libre. Son travail accomplissait pour lui le sens de sa vie.
Cette disparition en plein élan nous en dit long sur ce que furent sa survie quotidienne et son incroyable vitalité. Ses plus beaux moments, aimait-il à dire, il les passait avec ses filles ou avec ses étudiants, comme au mois de janvier dernier, lorsqu’ils furent choisis pour être accueillis à l’ENS Ulm à l’occasion du colloque Questions d’Humanités, participant activement au travail des ateliers.
Professeur dans le secondaire, puis en classes préparatoires littéraires au lycée Paul-Valéry ainsi qu’au lycée Lamartine, compagnon de route de la CNARELA, Yannick voulait l’excellence pour tous. Il portait ainsi toujours plus haut la flamme de sa passion en amenant ses étudiants à partager son enthousiasme et à découvrir ce qui anima sa vie.
Ce n’était pas une Grèce immobile mais une Grèce ouverte et vivante que Yannick Scolan explorait, attentif à la langue, au poids des mots et aux cohérences secrètes qui se tissent entre les textes et les discours, faisant de ses enseignements de vraies leçons de pensée et de vie. En effet à qui sait lire et écouter, comme lui, les mots font signe. Il était convaincu, comme Hannah Arendt, que
« toute époque […] se heurte nécessairement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives pour se débarrasser du passé. La “polis grecque” continuera d’être présente au fondement de notre existence politique, au fond de la mer, donc aussi longtemps que nous aurons à la bouche le mot “politique”. »
Cet amour de la langue grecque le conduisit à participer activement aux pages des Lettres grecques, admirable anthologie sur le point de paraître, allant de la littérature grecque de l’épopée (VIIIe siècle avant J.-C.) jusqu’à la fermeture de l’École d’Athènes par Justinien en 529 après J.-C.
C’est auprès de Dominique Arnould, professeur à la Sorbonne avec qui il noua une relation forte et « quasi filiale », aimait-il à dire, qu’il eut la révélation intime d’une appartenance à ce monde hellénique, un monde qu’il aima au point que se joua là son destin personnel. Sous sa direction, particulièrement exigeante, il rédigea une thèse magnifique sur Les Banquets littéraires de Platon à Athénée et devint ainsi docteur en Études grecques à l’université Paris-Sorbonne, avec la mention très honorable et les félicitations du jury à l’unanimité.
D’emblée, la manière de traiter son sujet révèle sa personnalité engagée. Son travail, il le voulut à contre-courant d’un ensemble de lectures critiques présupposant l’existence d’un genre littéraire établi par des textes fondateurs (avant tout Platon), qui fixeraient les normes à partir desquelles évaluer les Banquets postérieurs, selon les critères de proximité, d’écart ou de dévaluation. Dès lors c’est une vraie démonstration qu’a construite Yannick, une démonstration qui ne s’éloignait jamais des textes, prenait le temps de les contextualiser avec justesse et les analysait avec rigueur et finesse.
Peu à peu, à travers ces textes, il engagea une profonde réflexion sur la notion de genre littéraire. Du banquet de conversion à la philosophie, on passe aux banquets des « questions diverses », de l’érudition. Le contenu des échanges signale une autre époque, fondée sur la mémoire, le goût de l’exégèse, l’importance de la rhétorique dans la forme donnée aux réponses. Ces textes exigeants et riches, Yannick non seulement savait les analyser subtilement, mais il en donna une nouvelle traduction, vive et stimulante, convaincu que la traduction est la pointe extrême de l’interprétation. Ils procurent, sous sa plume, un vrai bonheur de lecture.
« La table et le vin révèlent l’homme tel qu’il est, philosophe ou ignorant, non seulement dans ses paroles mais aussi dans ses actes : bon convive est le vrai savant. »
Telle est la phrase par laquelle Yannick conclut le texte de quatrième de couverture de l’ouvrage issu de sa thèse, publié en 2017 aux Belles Lettres sous le titre Le Convive et le Savant. Sophistes, rhéteurs, grammairiens et philosophes au banquet de Platon à Athénée.
Sur le site Odysseum, Yannick avait choisi de prendre en charge les pages de la langue grecque, où il inventait et multipliait les exercices à destination des élèves et des étudiants, faisant lire aussi Aristophane. Sa rigueur, sa maîtrise de la langue grecque ainsi que la chaleur de sa lumineuse amitié avaient la faculté de résoudre les problèmes les plus complexes, et de réunir chacun autour de la même passion.
Un article de Yannick, à paraître prochainement, « Athénée pédagogue, ou le refus de la vaine érudition », nous rappelle que seule la vérité des gestes et des mots nous sauve de l’abîme.
Estelle Oudot, Pascal Charvet
• Odysseum, le site des ressources des langues, cultures et civilisations de l’Antiquité.
Je ne suis pas helléniste mais cet hommage trace le portrait de l’enseignant idéal, celui que nous voudrions tous avoir ou avoir eu et j’y suis très sensible. La mort pique souvent les plus belles fleurs…