« Le Photographe », de Ritresh Batra
Le cinéma indien de Bollywood est sans doute le plus shakespearien du monde. Soumis à de strictes règles dramaturgiques, il postule souvent d’un hasard, d’une rencontre fortuite entre une jolie fille de la bourgeoisie et un valeureux jeune homme de basse extraction, que les trois heures de film durant, entrecoupées de chants et de danses, empêchent diversement de se retrouver et de s’aimer. Affaire de classes, de castes ou de clans.
La comédie (ou drame) romantique bollywoodienne est en cela un parfait reflet de la société traditionnelle indienne dont elle aime néanmoins abattre quelques cloisons en offrant à son large public populaire un heureux dénouement et l’occasion d’une petite revanche sociale (la « machine à rêver » indienne tient beaucoup du conte de fée).
Heureux hasard
Entre l’industrie bollywoodienne du cinéma et l’art « auteuriste » du réalisateur indien Ritresh Batra, il n’y a, en vérité, rien de commun. Rien, excepté le hasard comme élément déclencheur du romanesque auquel Batra, originaire de Bombay, fut sensibilisé durant sa jeunesse où il compta comme un spectateur assidu des salles obscures de la ville. The Lunchbox, son premier long-métrage dont il nous régala en 2013, est entièrement fondé sur ce principe narratif de « l’erreur d’aiguillage » permettant à un employé de bureau de recevoir à son déjeuner les plats savoureux qu’une femme envoie par coursier à son époux.
Cette porte ouverte à tous les possibles prend ici un tour parfaitement concret puisque Le Photographe s’ouvre au pied de la porte dite « de l’Inde », haut-lieu du tourisme indien situé à Bombay, où les deux protagonistes, Rafi, modeste photographe pour touristes, et Miloni, étudiante issue de la classe moyenne, se rencontrent. Une rencontre, et à peine quelques mots échangés, qui n’aurait jamais dû connaître de suite si la grand-mère de Rafi, son ultime parente encore vivante et bientôt de passage en ville, n’exigeait de lui qu’il prenne rapidement femme. Or, celui-ci, qui s’efforce d’apurer une vieille dette paternelle, n’a guère le temps de songer à convoler. C’est alors que, poussé par son aïeule et un nouveau hasard, Rafi a l’idée de demander à la belle inconnue de bien vouloir endosser le rôle de sa fiancée durant quelques jours…
La barrière des interdits
L’argument des faux-amants, classiquement réservé à la comédie, est ici prétexte à un discret apprentissage de la galanterie. L’exercice est d’autant plus singulier et l’intrigue délicate que Rafi et Miloni, qui ignorent tout l’un de l’autre, se trouvent pris dans un rapport asymétrique de classes. Se met néanmoins en place, après que Rafi a retrouvé la jeune étudiante (major de sa « prépa », son visage s’étale sur d’immenses panneaux publicitaires à la gloire de son école), une petite mécanique de l’imposture, rythmée par de drôles de rendez-vous amoureux en présence de la grand-mère, belle et antique figure de femme libre, qu’il s’agit de mystifier.
Séduite autant par l’audace du pacte que par celui qui le lui propose, la sage Miloni voit également là l’occasion d’une petite distraction à la solitude routinière de ses études. La mise en scène, au diapason de la petite musique des sentiments naissants, est sobre, entièrement préoccupée du jeu des regards furtifs et des gestes hésitants. Les deux imposteurs cherchent timidement à se connaître, à devenir amis tout en essayant de passer pour les amants qu’ils ne sont pas.
Mais, très vite, l’on sent que quelque chose accroche. La romance piétine. Rafi s’avère d’une délicatesse un peu compassée et demeure de bout en bout l’obligé de Miloni. Une retenue polie bride les corps ; la parole hésite. Miloni, sortie de la bulle de ses études, peine à s’extraire du cercle des conventions. À sa touchante timidité se mêle le trouble de l’impossible. Des marqueurs physiques assignent Rafi à son milieu (le face-à-face humiliant avec le professeur de Miloni). Au cinéma où Rafi a invité sa « compagne », un rongeur vient-il à passer aux pieds des spectateurs qu’elle est la seule à bondir d’effroi… Une distance incompressible, faite de leurs dissemblances sociales et religieuses, tient les faux-amants éloignés et les empêche d’inventer leur histoire.
En contrepoint de cette déchirante intrigue à combattre les déterminismes, le cinéaste fustige les carcans sociaux qui oppressent les filles de bonne famille, tenues dans l’obligation de réussir leurs études et de se soumettre à l’injonction du bon parti à trouver, comme Miloni, écartelées entre la promesse d’émancipation et le spectre du mariage arrangé.
Sous la douceur de son dispositif, Batra fait souffler le vent des regrets et des sentiments contrariés par l’interdit. Son Photographe en révèle toute l’amertume avec douceur et dignité. Et nous laisse, comme à l’esprit de Miloni et de Rafi que le fossé des différences ne peut réunir, le douloureux souvenir d’une parenthèse enchantée, d’un rendez-vous manqué, d’un beau rêve fugace.
Philippe Leclercq