Les souvenirs d’enfance comme entreprise de vérité : « Enfance », de Nathalie Sarraute (1re)
« Le roman et le récit
du Moyen Âge au XXIe siècle :
« Enfance », de Nathalie Sarraute.
Parcours « Récit et connaissance de soi ».
Mots clés : écritures de soi.
Les autres et moi. Autobiographie. Introspection. Rapport à l’autre.
Lorsqu’on recueille les premières impressions de la classe de STMG sur sa lecture de l’œuvre de Nathalie Sarraute, elle exprime avant tout son embarras car elle a été décontenancée par sa forme fragmentaire, au point de ne pouvoir affirmer de prime abord avec certitude si la structure du roman suit une chronologie. Il faut donc commencer par revenir au titre, Enfance, comme période qui encadre le premier âge et l’adolescence.
C’est ainsi l’occasion de leur montrer la structure du roman et leur faire mesurer l’évolution de son écriture dans la restitution des souvenirs, la progression des fragments depuis les premiers balbutiements contraints par des efforts de mémoire, paragraphes parcellaires d’ordre en allemand (« Nein, das tust du nicht »), de gestes furieux de la toute petite fille défiant sa gouvernante, de sensations laissées par les lieux russes. Nous évoquons donc cette progression du livre jusqu’à son achèvement : son entrée au lycée Fénelon car « c’est peut-être que là s’achève l’enfance » dit-elle (« Folio », p. 277 ; les références de pages renvoient à cette édition).
Les élèves font par ailleurs tous le même constat concernant ce qu’ils ont lu : comme pour eux, dans leur enfance, la famille occupe une place centrale dans l’œuvre. Et il est vrai que l’écrivaine entreprend par l’écriture autobiographique de traduire ses rapports aux autres, rapports qui la définissent peu à peu : au fil des pages, elle transcrit des menus événements, des incidents (du latin incido, « tomber sur, être la proie de, arriver »), de incidents « comme l’affirmation douloureuse d’un lien à part qui (les ) unit » (p. 270). Nous pouvons alors poser en introduction à l’étude du roman au programme, les enjeux essentiels de cette autobiographie : la quête identitaire dans une famille perçue dans ses fragments, aux sens propre et figuré.
Vient ensuite une remarque de la part d’une élève sur la voix qui parfois interrompt le discours de la narratrice-auteure : « C’est un peu comme un psy ». Un débat s’engage alors à propos des fonctions multiples de cette voix qui s’élève, corrige, complète, stimule ou interroge tour à tour. Un autre thème propre au genre autobiographique peut être alors posé : le dialogue de soi à soi pour que la scène affleure à la conscience, avec sincérité, dans un souci de crédibilité. C’est là une deuxième caractéristique que nous serons amenés à approfondir.
Nathalie Sarraute offre à son lecteur constamment un regard rétrospectif, tendre et ironique à la fois, sans craindre un récit subjectif où les premiers attachements prennent vie au présent d’énonciation, où des images touchent l’événement au plus juste des sens, des gestes et des voix. Mais ce discours, ce « regard en arrière », est rectifié par le dialogue qu’elle engage avec elle-même, par une voix autre soi, qui la conduit à une acuité exigeante, à l’honnêteté essentielle.
Comprendre certains enjeux de l’œuvre
par la lecture d’extraits choisis…
Nous pouvons désormais entrer dans l’œuvre fragmentaire, sous forme de « morceaux choisis », pour aider à tisser le sens de ce roman difficile. Difficile par sa structure et ses voix, nous l’avons dit, mais aussi par le fait que parler de soi, de ses recoins intimes, n’est pas usuel chez des adolescents de Première. Cependant, le thème de l’enfant tiraillé et fragmenté par des parents séparés leur parle. Pour libérer leurs impressions puis leurs analyses, la lecture de passages est organisée autour de quatre thèmes :
– « Se souvenir par le geste et la voix »,
– « Le souvenir au présent »,
– puis « Le dialogue de soi à soi pour que renaisse une scène sincère et authentique »,
– et enfin « Lire, écrire et se construire. La puissance de la fiction et de l’imagination ».
Ainsi explorerons-nous tout d’abord les liens de la narratrice avec le quatuor qui rythme sa vie : Kolia, son père, Véra et sa mère. Ces liens sont effleurés, à travers l’évocation d’un vêtement, de sa matière autant que de sa couleur, d’un mobilier ou d’un jardin, d’une phrase et de son sous-entendu, des sens constamment mis en éveil. Le choix parfois de recourir au discours direct n’est pas anodin : les mots prononcés, traumatiques, résonnent alors et heurtent notre oreille autant qu’ils ont dû blesser la narratrice : « Si elle y tient vraiment, elle peut très bien… » (p. 175). Le non-dit signifie efficacement l’égoïsme d’une mère absente, qui pourrait très bien faire l’effort de venir « prendre » sa fille, et le reproche d’un père.
Le discours direct est souvent la trace d’un amour disparu, d’une fissure. L’objectif, on le voit, est d’amener les élèves à comprendre par quels procédés d’écriture une scène d’enfance émerge et prend vie. Nous cherchons à cerner également ce qui intéresse l’auteur : dire les vibrations imperceptibles et gestes qui bouleversent, ces « Tropismes » dont elle s’est emparée dès 1932 ; c’est montrer combien les relations entre êtres humains sont délicates, combien parfois la parole « usée », pétrie de traditions et de convenances, craint de nommer « la chose ». « Là-bas » est le lieu lointain de la mère inaccessible et signifie autant l’absence, l’abandon que ce qui est perdu. Ce mot s’oppose au « ici » où la narratrice se trouve et se construit. L’auteure parlait elle-même de « comédie consentie du rassurant » en désignant le monde bourgeois dont Véra illustre si bien la médiocrité de la pensée, mais aussi parfois la cruauté et l’autorité absolue. Ce « ici » où l’enfant doit vivre puis choisit de vivre.
Cette lecture complémentaire d’extraits vise à faire comprendre, dans des termes simplifiés et adaptés à des premières, ce que l’auteure nomme donc Tropismes, et que ses textes courts parus sous ce titre en 1939 révélaient déjà : « les mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience », glissements insoupçonnés donc, qui modifient les rapports entre les êtres et sourdent sous le discours ; elle s’intéresse aussi à la manière dont « le geste le plus banal bouleverse tout l’équilibre psychologique et dramatique du roman traditionnel » (article « Nathalie Sarraute », Dictionnaire des littératures de langue française, Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty, Alain Rey, Bordas, 1984)
Synthèse des lectures choisies
Lectures complémentaires à partir de quatre thèmes |
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Se souvenir des êtres par le geste et par la voix | – Kolia (p. 73). – Le père (pp. 51 à 53). |
Le souvenir au présent, mettre en scène | – Véra (pp. 64-65) |
Un dialogue de soi à soi pour que la scène affleure à la conscience | – Du côté de la mère (pp. 86-87). – Du côté du père… (pp. 172 à 175). |
Lire, écrire et se construire. La puissance de la fiction et de l’imagination | – L’écriture du premier roman (pp. 86 à 88). |
Expérimenter une écriture de soi…
Avant de s’engager dans deux études linéaires et approfondies du texte, les élèves vont s’essayer à leur tour à l’écriture qui les place résolument en ces lieux de l’authentique, un souvenir d’enfance, un « ici » où se forment les mots. Ils vont ainsi expérimenter la quête de l’écrivain dans un écrit d’appropriation, tel que les Nouveaux programmes les y invitent, à partir d’une phrase de l’œuvre :
« Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? Comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe…tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… » (p. 8).
• À votre tour, comme Nathalie Sarraute, allez à la rencontre d’un souvenir, de ce là-bas, du souvenir le plus lointain qu’il vous sera possible d’attraper, et racontez-le. Vous emploierez comme la narratrice les procédés suivants : la première personne du singulier, le présent d’énonciation, le vocabulaire des sensations. Vous essayerez de retranscrire une scène dans ses détails infimes, les gestes et les voix qui émergent « des limbes » du passé dont parle l’auteure, pour que ce qui est « informe » prenne corps. Vous pourrez enfin faire part, comme elle, de vos hésitations et de vos « tâtonnements » dans la restitution de ce souvenir primitif.
Commenter l’écriture de soi…
Nous avons ensuite choisi de commenter deux passages d’Enfance de manière linéaire. Ces passages figureront dans la liste des textes de bac pour l’épreuve orale. Le premier vise à comprendre le jeu de regards entre la narratrice et son père, par lequel se dit l’affection profonde et ténue qui les unit. Le passage restitue un simple mouvement dans la physionomie de l’enfant dont les traits ressemblent alors à ceux de sa mère, du temps où les parents s’aimaient. Natacha joue de la surprise qu’elle crée alors, garde ce visage « que son regard (à lui) maintient », regard d’amour qu’elle désire préserver, maintenir à son tour, comme ce moment et ces mots dans lesquels « quelque chose d’infiniment fragile, qu’[elle a] à peine osé apercevoir » craignant « de le faire disparaître » s’est « glissé » (p. 129).
Après l’étude de ces vibrations imperceptibles, la deuxième analyse linéaire s’attarde sur la puissance évocatrice des mots et le pouvoir libérateur de la lecture, « moment de bonheur intense » (pp. 266-267) pour la jeune fille plongée dans le roman-feuilleton Rocambole.
Synthèse des lectures choisies
Extrait 1 : commentaire linéaire, p. 129. | Tropismes. |
Extrait 2 : commentaire linéaire, pp. 266-267. |
Émancipation par la lecture. |
S’éclairer d’un roman contemporain,
apparenté à l’autofiction…
La lecture cursive d’un roman du XXIe siècle, Petit pays, de Gaël Fay, permet ensuite de découvrir un autre je que le narrateur inscrit dans son récit. Celui-ci, tout en s’inspirant fortement de l’enfance de l’auteur, n’est pas autobiographique puisque les événements ont été modifiés ainsi que les noms des personnages : sous Gaby, on retrouve le chanteur et écrivain Gaël, qui a célébré son pays d’enfance dans une chanson qui porte le même titre Petit Pays (https://www.youtube.com, le 12 mars 2012) : « Alors petit pays loin de la guerre on s’envole quand ? ».
Il évoque bien ici ce qui bat au cœur de son roman : la guerre qui a ravagé en 1993 le Rwanda et a détruit sa mère tutsi. « L’écriture m’a soigné quand je partais en vrille », dit-il, et en cela on peut rapprocher son travail de celui de Nathalie Sarraute qui soigne ses fissures et ses blessures enfantines par l’écriture du souvenir.
« Je suis semence d’exil, d’un résidu d’étoiles filantes » ; or, son roman aussi, qui s’apparente à l’autofiction, enchâsse des pages du narrateur adulte qui exprime la douleur de l’exil : « Il m’obsède ce retour, je le repousse, indéfiniment, toujours plus loin. […] Ma vie ressemble à une longue divagation » (p. 15).
« J’ai gribouillé des textes pour exhiber mes peines […] dans mon errance européenne. »
Ce va-et-vient du poème chanté au roman construit permet aux élèves d’appréhender les caractéristiques de l’autofiction, soit un récit d’événements de la vie de l’auteur sous une forme plus ou moins romancée.
Il ne semble pas opportun d’approfondir avec la classe de première, dans un temps imparti très limité, toutes les subtilités qui permettent de distinguer l’autobiographie de l’autofiction (mot inventé par Serge Doubrovsky en 1977, pour qualifier son livre intitulé Fils, roman). On sait combien a été enfreinte au cours du XXe siècle, la « règle d’or » de la lecture littéraire donnée par Paul Valéry, de ne jamais confondre le véritable homme qui a fait l’ouvrage avec l’homme que l’ouvrage fait supposer. L’on soulignera simplement le fait que la fiction devient ici l’outil affiché d’une quête identitaire. Le roman autobiographique nous offre par ailleurs souvent une version plus personnelle, plus empathique d’une situation vécue puisque le lecteur sait et reconnaît (par conventions plus que par la réalité) que le personnage est l’auteur-narrateur.
L’élève peut regarder facilement au-dessus de l’épaule de l’écrivain et se reconnaître dans cette histoire ; mais la part d’invention et d’aventures, de dialogues vivants et vifs que l’autofiction présente dans le roman de Gaël Faye, le fait aussi que le récit soit contemporain, peuvent tout autant intéresser l’élève adolescent.
Approfondir l’étude du genre par un parcours associé
Les auteurs du parcours associé « Récit et connaissance de soi », sont en dernier lieu convoqués, dans une nouvelle séquence, pour expliquer l’émergence progressive de ce genre littéraire, l’autobiographie. Leur étude s’inscrit après la correction de l’écrit d’appropriation et la complète. Les lectures complémentaires et commentaires linéaires choisis répondent ainsi aux exigences des Nouveaux Programmes : donner « une vision du monde qui varie selon les époques et les auteurs et dépend d’un contexte littéraire, historique et culturel » (BOÉN du 22 janvier 2019, voir à la suite de cette étude).
Les textes ont surtout été retenus dans la mesure où ils font écho aux thèmes apparus dans Enfance et contribuent à élaborer une définition de l’écrit autobiographique depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours.
Synthèse des lectures choisies
ÉPOQUES | ŒUVRES ET AUTEURS |
ÉCHOS À ENFANCE |
THÈMES & PISTES |
XVIIIe siècle Lecture complémentaire. |
Jean Jacques Rousseau, Confessions, livre I (1782). | « Ces émotions dues à la lecture]me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. » | Geste, sensations et conversations. Faire affleurer le souvenir |
XIXe siècle Lecture complémentaire. |
Comtesse de Ségur, préface aux Malheurs de Sophie (1858). | « [les] histoires vraies d’une petite fille » | De la distance présente entre l’enfant du récit et le narrateur adulte. |
XXe siècle Lecture complémentaire. |
Jean Paul Sartre, Les Mots (1964) |
Dans le jardin du Luxembourg : « Pour me sauver du désespoir, elle feignait l’impatience » |
Le narrateur adulte juge, explique et surveille l’enfant. Regard ironique. |
XXe siècle Lectures linéaires. |
Albert Cohen, Le Livre de ma mère (1954). Deux extraits. Commentaires linéaires Extrait 1, chapitre XI. |
« Je la considérai, la honte au cœur, qui m’attendait patiemment, assise sur un banc » |
Dire sa révolte, sa honte ou ses premiers attachements. |
Extrait 2, chapitre XII. |
« Amour de nos mères à nul autre pareil » | Regard attendri, regard qui juge. | |
XXIe siècle Loin du souvenir d’enfance, le pouvoir autobiographique. Lecture complémentaire. |
Philippe Lançon, Le Lambeau (2018). |
« Les gants et le bonnet tendaient un petit pont, fait de quotidien, de mots et de perpétuité, entre le corps de Bernard et la vie qui me restait. Dessous, il y avait autre chose» (Gallimard, chap.V, p. 97). |
Se souvenir c’est se libérer d’un poids. L’écriture pour guérir de sa névrose, d’un traumatisme. |
Qu’est-ce qu’une autobiographie ? Le mot est apparu dans le vocabulaire des critiques littéraires en France dans la première moitié du XIXe siècle.
Voici la définition que Philippe Lejeune, le maître du genre, livrera plus tard :
« Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Le Pacte autobiographique, 1975).
Les exemples qui suivent tentent de répondre, certes partiellement, à la question suivante : pourquoi entreprendre ce dialogue entre soi et soi ? Comment s’inscrit l’œuvre de Nathalie Sarraute dans l’histoire littéraire ?
Rousseau, dans le premier passage extrait des Confessions, explore un thème assez peu visité, nouveau en quelque sorte : l’enfance comme objet d’étude, posé devant soi sur la page. Il se dit pionnier, le premier à tenter le récit de soi à la première personne pour une quête de vérité :
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi » (Les Confessions, Second Préambule, 1782).
Se raconter lui permet d’exposer ses idées neuves dans une prose innovante : selon lui, l’enfant naturellement bon devient au contact de l’éducateur adulte un être contraint, méchant. Cette thèse est celle en germe dans ce début des Confessions et sera développée par la suite dans des ouvrages où une réflexion pédagogique sera plus explicite. Mais n’anticipons pas et demeurons dans cet incipit des Confessions.
L’autobiographie, qui alors ne porte pas encore ce nom, est un genre en train de naître. Il présente l’avantage d’introduire une idéologie ou une philosophie sans l’aridité théorique, mais par le biais d’une écriture sensorielle, tissu de témoignages vivants et de situations vécues, qui s’inscrivent dans une histoire familiale. Par les gestes, la voix du père, les sensations reconstruites, Rousseau fait bien le « récit rétrospectif en prose » dont parle Philippe Lejeune, et « met l’accent […] sur l’histoire de sa personnalité ». Entre la période de la petite enfance évoquée et la période d’écriture s’est installée une distance temporelle et affective, une distance qui favorise ce « regard en arrière », cette rétrospection :
« J’étais né presque mourant ; on espérait peu de me conserver. J’apportai le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour me laisser souffrir plus cruellement d’une autre façon. Une sœur de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi, qu’elle me sauva. Au moment où j’écris ceci, elle est encore en vie, soignant, à l’âge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu’elle, mais usé par la boisson. »
L’espace entre passé et présent s’établit par l’antithèse des temps : l’imparfait et le passé simple appartiennent au temps révolu, au terreau d’où germe le souvenir, et s’opposent à l’époque de l’énonciation scellée par l’adverbe « maintenant ». Les deux temps coexistent bien souvent dans une même phrase chez l’auteur, qui juxtapose les périodes de sa vie comme pour les mieux confronter, les associer dans un travail de renaissance de l’objet « ceci ».
On profitera de cette étude des valeurs temporelles des temps de l’indicatif, pour souligner la manière volontairement ambiguë avec laquelle Nathalie Sarraute use, elle, du présent d’énonciation pour faire exister le souvenir, l’anecdote, l’incident passé. Le présent d’énonciation permet de poser là, devant soi-écrivain et soi-lecteur, un instant fragile que nous allons partager, ensemble, auteure et lecteur ; la lecture comme l’écriture aident ainsi à le faire surgir des limbes, du « brouillard » qu’elle évoque :
« Je ne me rappelle plus où ça s’est passé […] dans le brouillard qui le recouvre je ne perçois que la forme très vague de mon père assis à côté de moi […] il ne me regarde pas quand il m’annonce je ne sais plus en quels termes que ma mère propose de me reprendre. »
Le présent d’énonciation aide, semble-t-il, à faire surgir le passé. Il l’engendre. Fait marquant par ailleurs, comme pour Nathalie Sarraute, la lecture est ce qui construit Rousseau et consolide sa complicité avec son père et avec soi-même :
« Les mains qui m’ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma mort. Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. »
La lecture est tout à la fois un gage de connaissance de soi, un facteur de libération et un héritage à chérir. Elle fut surtout, pour Rousseau, source des émotions premières qui lui « donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu [le] guérir ». La lecture est un remède, c’est-à-dire à la fois le poison et son antidote.
Et l’écriture autobiographique se développe sur les pas de Rousseau. La distance présente entre l’enfant du récit et le narrateur adulte est assumée. De cet espace entre le passé et le présent naît la possibilité d’une réflexion et d’un retour sur soi.
En 1858, dans sa Préface des Malheurs de Sophie, à sa petite-fille Élisabeth Fresneau, la comtesse de Ségur assure la véracité des histoires qu’elle va entreprendre par le fait qu’elle connaît intimement le personnage de Sophie puisqu’il s’agit d’elle-même, Sophie Rostopchine.
L’auteure s’est choisie pour sujet principal, comme un exemple édifiant :
« Voici des histoires vraies d’une petite fille que grand’mère a beaucoup connue dans son enfance ; elle était colère, elle est devenue douce ; elle était gourmande, elle est devenue sobre ; elle était menteuse, elle est devenue sincère ; elle était voleuse, elle est devenue honnête ; enfin, elle était méchante, elle est devenue bonne. Grand’mère a tâché de faire de même. »
L’écriture de soi devient peu à peu le lieu où l’on peut dire les qualités et les défauts puis les sentiments et les émotions qui sourdent des événements reconstruits : la révolte ou la terreur, la honte et les désirs. Les premiers mouvements de l’âme en sommes qui sont passés au crible de l’écriture.
Sartre nous livre dans le troisième texte, extrait des Mots, des souvenirs pour témoigner sans relâche de l’importance de la lecture (partie I) puis de l’écriture (partie II). Les menus événements relatés sont souvent emprunts de critique sur lui-même et sur son entourage. Certains traits d’ironie nous rappellent sa ferme conviction : l’enfance est souvent laissée à regret par les adultes ; c’est une période sur laquelle on s’attendrit très volontiers et à tort. Les mots de Sartre sont là pour la démystifier. Les scènes sont écrites par un adulte qui a trouvé refuge en littérature, son antidote. L’autodérision affleure alors, aide à reconstruire.
Pour Sartre comme pour la plupart des écrivains du XXe siècle qui font renaître l’enfance, le souvenir permet de se libérer d’un poids et d’un instant douloureux, d’un état présent lié à cette enfance. Ainsi la solitude d’un orphelin de père peut-elle éclairer l’homme Sartre. On le voit, le dessein d’un tel récit est une réelle quête identitaire : l’auteur relate son enfance pour mieux l’analyser, porter sa réflexion au bout d’une expérience et expliquer – autant que faire se peut –, le présent par le passé. Comme Sarraute, dans le jardin du Luxembourg où son rapport aux autres est mis à l’épreuve, Sartre signifie quel adulte il est devenu. L’événement construit et le regard ironique que pose l’auteur adulte libère :
« Il y avait une autre vérité. Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m’approchais d’eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre : comme ils étaient forts et rapides ! comme ils étaient beaux ! Devant ces héros de chair et d’os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine ; je m’accotais à un arbre, j’attendais. »
Comme plus tard dans Enfance, le discours direct donne voix à des corps qui s’animent et surgissent du passé comme des chocs auditifs :
« Pour me sauver du désespoir elle feignait l’impatience : “Qu’est-ce que tu attends, gros benêt ? Demande-leur s’ils veulent jouer avec toi.” Je secouais la tête : j’aurais accepté les besognes les plus basses, je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. »
La forte subjectivité présente dans ce passage témoigne de la présence intense de l’auteur adulte qui investit cet espace entre le passé et le présent et distille un regard réflexif qui sert ses théories philosophiques.
La distance temporelle entre la période évoquée et la période d’écriture crée un décalage fructueux dont s’emparent de nombreux écrivains du XXe siècle ; ce décalage entre l’enfant et l’adulte est visible dans les traits d’ironie, de dépit, de regret, de colère, d’attendrissement parfois que laisse filtrer le narrateur adulte.
En retraçant des épisodes de sa vie à l’époque où sa mère vivait encore, Albert Cohen se livre totalement et son caractère se dessine au fil des pages : dans la distance entre le présent d’écriture qui est celui de la mère disparue et le temps du souvenir qui rend hommage à une mère aimante et entièrement dévouée, se glissent une foule de sentiments que la ponctuation retranscrit : la colère de la disparition d’abord. Ensuite, son ingratitude de jeune fils insouciant et la haine portée à « ce fils » mis à distant par le démonstratif :
« Attendre son fils pendant trois heures, quoi de plus naturel et n’avait-il pas tous les droits ? Je le hais ce fils » (chap. XI).
Cette exaspération envers lui-même paraît dans des expressions où il se juge explicitement et sans tendresse :
« Tandis qu’elle m’attendait, auréolée de patience, je préférais, imbécile et charmé, m’occuper d’une de ces poétiques demoiselles ambrées, abandonnant ainsi le grain pour l’ivraie » (chap. XII).
Condamnation et ironie mordante, valorisée par l’apposition, parlent de son présent malheureux, de cet état de dépression qui se manifeste chapitres après chapitres. Chez lui, la distance ne participe pas à une reconstruction de l’auteur-adulte ; c’est un mea culpa, étape peut-être préalable et nécessaire à son relèvement. Ce roman paru en 1954 est un hommage à sa mère éperdument regrettée, morte onze ans plus tôt, sa mère qu’il tente de saisir en s’immisçant dans ses pensées. Les gestes sont retracés par les mots :
« Je les revois si bien, ses deux gestes gauches et poétiques quand, de loin, elle me voyait arriver. Le terrible des morts, c’est leurs gestes de vie dans notre mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n’y comprenons plus rien » (chap. XI).
L’espace temporel de l’écriture a posteriori fait naître l’amertume, celle adressée, semble-t-il, à tous les vivants, à commencer par lui-même. « Amour de ma mère, à nul autre pareil » est la phrase que le narrateur ressasse sans cesse, comme une incantation destinée à redonner vie au sentiment d’amour incarné. Cohen a quelque chose d’Orphée venu chercher sa bien-aimée aux enfers et tentant de traverser par les mots les limbes, de rapprocher les distances entre ici et là-bas. Il porte en lui l’éternel regret :
« J’ai perdu trois heures de la vie de ma mère » (chap. XII).
L’écriture autobiographique poursuit donc parfois le but de guérir l’auteur de sa névrose ou d’un traumatisme. Dans l’enfance de Nathalie Sarraute, les incidents racontés sont bien ces petits riens qui arrivent, tombent et produisent par vibrations, ou ondes que le texte retranscrit, un choc émotionnel violent. Les transformations que subit le narrateur-victime sont plus ou moins réversibles.
Sans que cette œuvre s’inscrive dans les récits d’enfance, on pourra, pour finir, faire lire un passage du roman autobiographique de Philippe Lançon, Le Lambeau (Prix Fémina 2018). Ce récit raconte comment se reconstruire après un attentat. L’écrivain a été mutilé lors de l’attentat du 7 janvier 2015 à la rédaction de Charlie Hebdo, il en réchappe, et reste sidéré, lambeau de chair sur le sol de la rédaction, ne s’appartenant déjà plus lui-même, comme le monde qui disparut avec l’attentat.
Évoquant son bonnet couleur rouille acheté à New York « collé à la gauche des hanches » de Bernard Maris mort dans l’attentat, et ses gants fourrés, retrouvés au sol, il analyse, pour guérir, le choc qu’il a eu à la lecture du rapport de police et ce que ces mots ont réveillé :
« Les gants et le bonnet tendaient un petit pont, fait de quotidien, de mots et de perpétuité, entre le corps de Bernard et la vie qui me restait. Dessous, il y avait autre chose. J’ai relu plusieurs fois le rapport pour ne pas tomber » (Gallimard, chap. V ; p. 97).
Il raconte par la suite son combat pour renouer avec les vivants et se refabriquer un visage grâce à un lambeau de chair greffé. Mais au-delà de sa face, c’est bien des liens avec ces vivants qu’il tente de reconstruire : médecins, infirmiers, gardes du corps, famille et amis forment un cercle, prévention contre l’extérieur qui ne peut que « distraire, affecter, nuire surtout » (chap. XVI, p. 352). Son « cocon », son huis clos vital, est tissé de greffes et de petites attentions, se modèle, se structure par des paroles et des maladresses, par des prénoms et par des lectures.
Le parcours « Récit et connaissance de soi », éclaire et élucide le pouvoir libérateur de l’écriture autobiographique, l’immense pouvoir de la lecture aussi, ce pharmakos grec, autant remède que poison. Car « Dessous il y [a] autre chose » et l’enjeu pour le narrateur est de trouver les mots pour dire l’inexprimable, de traquer les clichés d’un monde en apparence bien équilibré par ses convenances et conventions. Telle est la quête essentielle de Nathalie Sarraute et à sa suite des auteurs de l’introspection : raconter le geste et le mot qui traduit une légère fissure et restituer par ses mots et la sous-conversation le déséquilibre authentique présent dans tout monde.
Haude de Roux
• Sur France Culture : Nathalie Sarraute, Fragments de vie (une série de quatre émissions de
• Vidéo : Nathalie Sarraute à l’aune de la biographie (colloque de la BnF du 17 octobre 2019, 34 min).
• L’autobiographie dans « l’École des lettres ».
• Jean-Jacques Rousseau dans « l’École des lettres ».
• En quête de soi. Un atelier d’écriture autobiographique en classe de troisième, par Karine Veillas.
Annexe : BOÉN spécial n° 1 du 22 janvier 2019
Programme de français de première des voies générale et technologique
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
En classe de seconde,les élèves ont étudié deux œuvres narratives de formes différentes dans la période du XIXe siècle à nos jours et développé leur compréhension de ce qu’est une œuvre intégrale comme telle. En classe de première, le professeur veille à préciser et à approfondir l’étude interne de l’œuvre au programme, à en varier les modalités et à la situer dans l’histoire de la littérature et dans son contexte. Veillant à expliquer comment le roman ou le récit exprime, selon une poétique spécifique, une vision du monde qui varie selon les époques et les auteurs et dépend d’un contexte littéraire, historique et culturel, il s’attache à la fois à l’étude de la représentation, à l’analyse de la narration, au système des personnages et aux valeurs qu’ils portent, ainsi qu’aux caractéristiques stylistiques de l’écriture et à la réception de l’œuvre.
• Corpus
– l’œuvre et le parcours associé fixés par le programme ;
– la lecture cursive d’au moins un roman ou un récit long appartenant à un autre siècle que celui de l’œuvre au programme.
Une approche culturelle ou artistique ou un groupement de textes complémentaires pourront éclairer et enrichir le corpus.
• Exercices d’expression orale et écrite recommandés
– la lecture oralisée d’extraits de formes différentes:récit, dialogue, description, commentaire du narrateur ;
– l’explication de texte (la méthode est laissée au choix du professeur) ;
– l’exposé sur une question transversale, sur une partie du récit, un personnage ou un groupe de personnages, la construction de l’intrigue, etc. ;
– le commentaire de texte ;
– la dissertation sur l’œuvre et le parcours associé ;
– l’écrit d’appropriation (écriture d’invention ou d’intervention à partir d’un extrait de l’œuvre étudiée ou d’un texte appartenant au parcours associé ; résumé d’une partie du récit;rédaction d’une appréciation concernant la préférence de l’élève pour tel personnage ou tel épisode ; association d’une image au texte et justification de l’illustration;rédaction d’un portrait, ou d’une description, etc.).
• Pistes de prolongements artistiques et culturels, et de travail interdisciplinaire
Le professeur trouve aisément un complément à l’étude du roman ou du récit dans celle d’œuvres appartenant aux domaines des arts plastiqueset aux écritures numériques contemporaines combinant texte, image et son. Il peut par exemple proposer des récits en image (peinture mythologique ou historique;illustration ; photographie, images de synthèse;bande dessinée, roman graphique;adaptation cinématographique, etc.). Il peut, dans la mesure du possible, établir des liens avec les programmes d’histoire des arts, ceux des enseignements artistiques et ceux d’histoire, et favorise le travail interdisciplinaire et la participation des professeurs documentalistes, ainsi que les partenariats avec les institutions culturelles locales (maisons d’écrivain, musées, cinémas, etc.). Il exploite les nombreuses ressources numériques existantes. »