Enseigner l’esprit critique ? « Déchéance de rationalité », de Gérald Bronner
D’ordinaire au lycée l’esprit critique s’enseigne comme un objet d’étude, souvent lié à l’esthétique des Lumières (Fontenelle, Montesquieu, Voltaire), mais ne se pratique pas, ne s’éprouve pas comme un exercice lié à la discussion ou au commentaire de nouvelles ou d’informations.
Le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances et sollicité à ce titre par le précédent gouvernement pour intervenir dans le premier centre de déradicalisation pour jeunes en France à Beaumont-en-Véron en 2015, livre son expérience dans un essai paru cette année : Déchéance de rationalité.
Plus qu’un ouvrage scientifique ce livre est le récit des séances de « déradicalisation » que ce professeur en sociologie a dispensées à une quinzaine de jeunes à risques, attirés par le djihad. Gérald Bronner s’efforce de faire découvrir à ses « élèves », sous forme d’exercices et de conversations, les mécanismes de la crédulité qu’il a étudiés et exposés dans l’ensemble de son œuvre, notamment dans L’Empire des croyances (2003) ou encore La Démocratie des crédules (2013). L’idée est qu’on ne combat jamais la croyance, et a fortiori le fanatisme, en leur opposant la vérité, la connaissance objective ou la morale, mais en développant l’esprit critique, premier instrument du doute et de l’exercice de la raison.
Faire l’usage de son esprit critique, nous dit Gérald Bronner, devrait devenir matière d’enseignement, parce que la pente naturelle de l’esprit est d’incliner à la paresse intellectuelle et d’adhérer à ce que recherchent nos désirs. C’est toute personne, jeune ou moins jeune, plus ou moins exposée à la propagande qui devrait se former à une vigilance critique, notamment dans l’univers nouveau de l’information démultipliée par Internet. L’auteur expose alors les principes qui se combinent pour renforcer l’attachement à des croyances fausses, à des fakes news ou à des théories du complot.
Son travail auprès des jeunes tend à leur faire prendre conscience d’un certain nombre de nos fonctionnements cognitifs pervers. La liste est longue mais mérite qu’on en prenne connaissance. Relevons ainsi : la tendance à sélectionner dans l’information disponible ce qui va dans notre sens (tendance baptisée « biais de la confirmation »), la confusion entre la corrélation et la causalité, la conviction qu’il n’y a jamais de hasard possible (au risque de négliger « la taille de l’échantillon », pas forcément représentatif), l’auto-persuasion et le recours aux paréidolies (illusion de reconnaissance d’un sens précis dans des formes vagues), l’empilement de preuves hétéroclites, dit le « millefeuilles » (dont l’effet de masse persuade plus par la quantité que par la qualité), la mobilisation des crédules, ou motivation à prouver sa croyance (plus forte que la motivation à réfuter ou contre-argumenter), ou encore la prédisposition au trouble (honnêteté intellectuelle de celui qui sait que le savoir n’est jamais sûr).
Gérald Bronner rapporte plusieurs jeux ou exercices pratiqués avec ces jeunes, au demeurant plutôt sympathiques et intéressés par ses « leçons ». Il s’agit la plupart du temps d’assouplir l’esprit, combattre les mouvements spontanés de compréhension et d’interprétation, comme dans cette énigme par laquelle l’auteur ouvre une séance : trois médecins ont un frère, Paul. Or Paul n’a pas de frères : comment est-ce possible ? La bonne réponse suppose un peu de réflexion : les médecins sont des femmes ! Des études de cas, analogues aux phénomènes du fanatisme, dévoilent la logique imperturbable de la croyance, comme les réactions des membres de cette secte convaincue d’une fin du monde imminente, laquelle ne vient pas, déjoue leur pronostique, sans ébranler pour autant leur certitude, l’esprit n’étant jamais à court de justifications.
Pour mesurer à quel point l’enseignement de Gérald Bronner est précieux et efficace, il suffit de comparer les pages de son livre (ou de ses livres précédents) avec les pauvres conseils et recommandations du ministère sur les ÉMI (éducation aux médias et à l’Information) disponibles sur Éduscol, assortis d’un discours sur l’esprit critique bien peu éclairant (et éclairé).
Gérald Bronner nous le rappelle, la rationalité est coûteuse et exigeante : pour tous, donneurs de leçons et amateurs de croyances. L’Éducation nationale doit lutter contre sa déchéance, en classe comme dans la société.
Pascal Caglar
• Gérald Bronner, « Déchéance de rationalité », Grasset, 2019, 272 p.
• À consulter sur Éduscol : L’esprit critique, par Jérôme Grondeux. Retranscritption de la vidéo réalisée à l’occasion du lancement de l’appel à contributions national sur l’esprit critique auprès de tous les acteurs de la communauté éducative.
Cet article donne envie de lire le livre et surtout d’appliquer, de se servir des exercices pratiques. Bravo !