Blogs, « pages perso » et feuilles volantes au XVIIIe siècle, l’éternelle concordance des temps
Entre l’invention de l’imprimerie et l’invention de la communication numérique, entre la révolution du livre imprimé et la révolution d’Internet, il y a eu, au XVIIIe siècle, l’invention des feuilles périodiques, des « feuillets volants », révolutionnant la diffusion et la circulation des idées, le rapport et les échanges entre auteurs et lecteurs, donnant naissance à un journalisme non-professionnel, d’expression libre, à la fois centré sur soi et le monde, véritable anticipation des sites, blogs, et autres pages « perso » qui se créent par millions sur Internet depuis 1991.
C’est une expérience bien troublante qui attend le professeur et ses élèves se livrant à une comparaison entre l’effervescence des premiers périodiques du XVIIIe siècle et le succès des bloggeurs d’aujourd’hui.
Ici et là la même frénésie d’expression personnelle familière, de réflexions vives et d’humeur bien trempée, inspiration à la fois biographique, critique, récréative et fictionnelle, rendue soudain possible par des médias nouveaux, hier la feuille, dite « volatile », le périodique volant de main en main, échangé dans les cafés naissant, les cabinets de lecture, les abonnements publics ou privés, aujourd’hui par les possibilités d’Internet et ses appropriations par ses usagers.
C’est une nature humaine invariable, éternellement éprise d’échanges, de contacts, de curiosité, d’information, de débat, qui se manifeste dans ces écrits aux thématiques disparates, sans prétentions scientifiques ou littéraires, simples réponses à un désir fondamental de communiquer, s’adresser à autrui, se faire reconnaître d’autrui.
Hier comme aujourd’hui voisinent les pages de célébrités et d’inconnus, d’écrivains légitimes et d’autres qui le sont moins, de journaux d’un mois comme de journaux de plusieurs années. Nous connaissons bien pour le XVIIIe siècle les journaux de Marivaux, l’abbé Prévost et Fréron – célèbre adversaire de Voltaire –, respectivement le Spectateur français, le Pour et le Contre, et l’Année littéraire, mais le site de la BnF, Gallica, permet de faire de belles découvertes, comme le Radoteur, hebdomadaire paru de 1775 à 1777, écrit presque exclusivement par un certain Cerfvol, ou encore les Lunes, mensuel en vente de 1785 à 1787, écrit par le Cousin Jacques, auteur de comédies-vaudevilles populaires jusqu’à la Révolution.
Le Radoteur accumule les anecdotes, historiettes, aventures, réflexions portant sur la vie sociale et culturelle du temps, mélange des observations sur la Bible comme sur le drame bourgeois, glisse quelques poèmes et jeux d’esprit, et les Lunes prend plaisir à dialoguer avec les lecteurs, le Cousin Jacques rapportant les lettres reçues et répondant longuement aux abonnés. Puis se succèdent vers, épitaphes, bouts rimés, romances, nouvelles, anecdotes, chansons, dans un ton continuellement humoristique, oscillant entre le divertissement pur et la satire légère.
À côté de la presse officielle, la Gazette de France, le Mercure Galant ou le Journal des Sçavans, s’est ainsi développée tout au long du XVIIIe siècle une presse libre, spontanée, populaire, éphémère, beaucoup moins chère que le livre, beaucoup plus lue, plus répandue que le livre, contribuant au renouveau de la vie littéraire au siècle des Lumières, forçant petit à petit les écrivains institutionnels à reconnaître la valeur des journalistes, ne craignant pas les provocations et les querelles, insinuant peu à peu un ton et un style qui n’est pas sans rappeler l’état d’esprit de nombreux sites personnels d’aujourd’hui.
La presse et la littérature d’idées sont désormais au programme en classe de Seconde. Pour dissiper cette idée trop bien reçue selon laquelle le journalisme naît au XIXe siècle, il peut être utile de se tourner vers ces périodiques du siècle des Lumières, relire quelques-uns des leurs commentaires sur leurs contemporains, pour mesurer à quel point le désir de s’exprimer, raisonner, divertir est ancré dans le cœur de l’homme… et bravo à tous les enseignants qui créeront leur blog cette année avec leurs élèves, exercice de réflexion et de réflexion ô combien profitable.
Pascal Caglar
• La presse et les revues sur le site de la BNF, Gallica.
• Une très utile histoire de la presse française, « des premières gazettes à Charlie Hebdo » : Les Grandes Heures de la presse, de Jean-Noël Jeanneney, « Champs Histoire », Flammarion, 2013, 2019, 274 p.