« Roubaix, une lumière », d’Arnaud Desplechin
Retour à Roubaix pour Arnaud Desplechin, qui y est né, y a vécu, et y a tourné deux de ses films, Un conte de Noël (2008) et Trois Souvenirs de ma jeunesse (2015). Retour sur les terres urbaines de sa jeunesse, mais pas à l’urbanité de son territoire cinématographique.
Le réalisateur, habitué des tourments d’un certain milieu aisé et cultivé, a cette fois fait le choix de poser sa caméra dans le quartier ouvrier du Pile où une octogénaire a été assassinée. Comme une manière d’interroger « sa » ville à l’envers, d’en questionner la part maudite qui court dans ses rues comme un sang acide coule dans les veines de certains de ses habitants.
Inspiré de faits réels
Là, donc, un homme enquête, le commissaire Daoud (impressionnant Roschdy Zem), habitué des affaires d’une ville qui l’a vu grandir. À ses côtés, Louis Coterelle, frais émoulu de l’école de police (Antoine Reinartz, remarqué dans 120 battements par minute de Robin Campillo, 2017). Après quelques errements, les soupçons se portent bientôt sur deux jeunes trentenaires, Claude (Léa Seydoux) et Marie (Sara Forestier), discrètes voisines de la victime…
Rien n’est factice, tout est réel. La fiction est ici fondée sur des faits authentiques, nous dit le premier plan du film. Toutes ses images ont été inspirées à Desplechin par d’autres images. Celles du documentaire de Mosco Boucault, Roubaix, commissariat central (2008), tourné en 2001 et mettant en lumière un fait divers sordide survenu dans les mêmes lieux.
Mensonge et vérité
Roubaix, une lumière, onzième long-métrage de fiction du cinéaste, se compose de deux parties distinctes. La narration, construite sur une ligne concentrique avec passage répété par le « cas » de la vieille dame assassinée, offre d’entrer dans l’existence du commissaire Daoud par le quotidien de son travail, par le traitement de quelques affaires courantes. Banales. Sinistres. Un viol sur mineure, une fugue, une bagarre familiale, la récidive d’un petit délinquant… L’ordinaire d’un commissariat de quartier, en somme, confronté au crime, à la peur, à la dissimulation. Et baignant dans une sorte de lucidité tranquille (jamais fataliste) à la Georges Simenon, de laquelle émergent des malheurs et des mensonges qui forment comme une carapace à tous les êtres qui s’y présentent de gré ou de force. Comme Daoud, on devine des angoisses, des douleurs sous les fronts plissés et dans les yeux enfiévrés des victimes comme des criminels. Un mélange de détresse et de culpabilité que le commissaire soupèse du regard et presse patiemment pour en extraire des vérités qui ne feront jamais son miel.
Anti-naturalisme
Bien que le film débute par ces figures ou passages obligés du réalisme documentaire propre au genre policier, on comprend vite que ce n’est pas le réel qui intéresse Desplechin, mais les images qu’il va en tirer pour en recréer l’illusion. Pour nourrir son cinéma et réinventer un monde plus dense que la réalité dont il est chargé. Le jeu est au cœur de son système de mise en scène. La géométrie de l’image est choisie, la lumière travaillée, les cadres étudiés. Desplechin ne cherche pas à faire vrai, mais à être vraisemblable. Il assume parfaitement sa part de romanesque. La musique d’atmosphère, signée Grégoire Hetzel (compositeur pour Desplechin, Cédric Anger, Emmanuel Bourdieu, Emmanuel Mouret, etc.), l’atteste dès le début.
Desplechin s’est toujours situé aux antipodes du naturalisme. Il ne cède pas d’un pouce ici. Sa caméra ne tremble pas, n’est jamais prise d’agitations hystériques (propres aujourd’hui au cinéma d’action en général et au polar en particulier) ; elle garde ses distances et ne dépasse jamais le vestibule ou le couloir donnant accès aux intérieurs. La sociologie chiffrée, révélée par Daoud à son jeune collègue (« 75% de la ville est classée en zone sensible et 45% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté »), ainsi qu’une vulgaire querelle de famille suffisent à dire la misère qui se cache derrière les façades en briques rouges des maisons. Et comme un polar est une histoire de climat avant d’être des histoires de climax, c’est à celui du Cercle rouge (1970) de Jean-Pierre Melville, que Roubaix, une lumière nous fait bientôt songer.
Un homme (de peu) de mots
De Simenon à Melville, le passage de l’un à l’autre, de la première à la seconde partie du film, est assuré par la solide et élégante figure du policier, incarnée par Roschdy Zem. Autre point commun entre le romancier et l’auteur du Samouraï (1967) : les lieux, qui éclairent partout l’esprit de Roubaix, une lumière. Car Desplechin, qui connaît les ressorts classiques du genre, sait également qu’un polar, plus que des courses-poursuites aux trousses des suspects, est affaire de lieux, de bureaux, d’espaces où s’exercent des pouvoirs, où se négocient des vérités. L’enquête de terrain, elle, se nourrit de paroles, qui disent, trahissent, révèlent.
Daoud, le solitaire d’origine étrangère et étranger à sa propre famille repartie au bled, est familier de cette ville et de ses habitants avec lesquels il a grandi. Rien ne lui est donc étranger. Le langage que tous pratiquent, lui, l’homme de mots, il le connaît. Et c’est avec les mots, grâce aux mots qu’il les accouche de la vérité.
Comme Maigret, Daoud cause peu, mais juste ; il écoute. Il sait la valeur des mots, la puissance psychologique de la parole. Sa méthode est dans le verbe qui le relie à celui qu’il interroge comme cet homme (joué par Philippe Duquesne), en ouverture du film, venu déposer dans son bureau suite à une prétendue agression islamiste. Ce dernier raconte, s’emporte, se vide ; Daoud écoute, attentif au vocabulaire choisi par celui-ci. Il relance, jauge, corrige, insiste, exige une précision, la définition d’un terme, en suggère un autre, plus précis, moins vague, plus compromettant…
Le langage est au cœur de la scène, qui fait jaillir du doute, circuler de la tension. Dans ses duels, le flic n’est armé que de ses seuls mots. Et, quand ceux-là, face à des adversaires plus coriaces tels que Claude et Marie, ne suffisent plus, un autre combat s’engage. À plusieurs, où chaque policier donne de la voix, qui est un registre différent, pour extorquer des aveux. Le découpage de l’espace et de la scène est alors motivé par la circulation de la parole, qui va, vient, se croise, rebondit d’un bout à l’autre du bureau, avec des intensités variables selon que celui ou celle qui interroge se trouve devant ou derrière les prévenues désorientées.
Les deux D
Les interrogatoires respectifs de Marie et de Claude révèlent les limites de la méthode ; la confrontation des deux femmes et le croisement de leurs discours débusquent ensuite les contradictions, avant que la reconstitution in situ ne fasse dire aux corps ce que les mots refusent encore de trahir.
D’un D à l’autre. Daoud est le double de Desplechin. Scénariste et metteur en scène du récit, le commissaire distribue leurs rôles à ses hommes, rythme les interrogatoires et dirige la reconstitution des crimes – le viol subi par l’adolescente, la mise à mort de la vieille dame par le duo infernal. À chaque fois, il se situe au plus près des personnages ; il les encourage, les questionne, les pousse à se livrer, à se délivrer. Son corps massif occupe l’espace ; sa voix épaisse enveloppe, pousse et rassure à la fois. Il est un guide qui oriente, donne des indications à l’adolescente violée, des repères à la jeune Soufia en rupture d’identité. Une lumière l’habite, qui est une sorte de don intuitif, ou la croyance en l’individu, à sa capacité de découvrir en lui-même des pépites d’humanité insoupçonnées. Il croit en la vertu de son métier, au pouvoir de la loi et de la société à venir au secours des hommes, à leur pardonner.
À la différence de son jeune collègue, novice dans le métier, qui cherche un pardon maladroit dans sa foi religieuse, Daoud le paria (honni par sa famille) comprend les exclus de la société. Il comprend Claude et Marie parce qu’il oublie de les juger. En s’adressant à leur conscience, il s’efforce d’en soulager le poids. Sa démarche consiste à gagner leur confiance, à trouver un chemin intuitif dans le labyrinthe de leur esprit, à entrouvrir la porte étroite de leur raison qui mène à la culpabilité, à la prise de conscience, à l’aveu de la faute, pour les sauver d’elles-mêmes, pour qu’elles se sauvent et épargnent un peu de leur vie face à la justice qui les attend.
Une prestation exceptionnelle
Roubaix, une lumière est un grand film de cinéma, hanté par l’esprit de la cinéphilie de son auteur. Outre l’atmosphère simeno-melvillienne évoquée plus haut, le film semble prendre sa lumière des bons vieux polars de la RKO, son suspense (psychologique) du Faux coupable d’Alfred Hitchcock (1957), et sa tension du cadre, progressivement réduit à l’essentiel, à l’épure graphique d’un Jacques Becker (celui du Trou, 1960), comme forme d’élévation spirituelle, de délivrance et de réconciliation.
Du meurtre proprement dit, nous ne voyons rien. Comme les spectateurs, à l’intelligence desquels s’adresse en permanence le cinéaste, les policiers sont contraints d’en recomposer le fil(m). Tout devient hypothèse, imagination, (en)quête de la vérité, que les deux amies complices retiennent derrière leurs visages blafards et des regards absents, égarés, apeurés, fatigués, au fond de leurs jeunes corps déjà usés.
Desplechin croit en la puissance des outils du cinéma. « La position de la caméra et le jeu de l’acteur peuvent, dit-il, donner à voir les pires tourments des âmes. C’est la puissance propre au cinéma », à son cinéma que de faire du cadre l’espace d’une lumière intérieure, venue du corps des comédiennes (soulignons l’extraordinaire prestation du duo Seydoux-Forestier, cette dernière dans un registre inhabituel), habiles à révéler d’obscurs secrets, terreau fertile du tragique.
Philippe Leclercq