Bac 2019, corrigé du sujet de la série L : « Hernani », de Victor Hugo
1. Dans sa préface, Victor Hugo remercie cette « jeunesse puissante » pour qui il dit travailler. En quoi « Hernani » est-elle la pièce de la jeunesse ? [Sur 8]
I. Dans sa préface, Victor Hugo remercie cette « jeunesse puissante » pour qui il dit travailler. En quoi « Hernani » est-elle une pièce de la jeunesse ?
Théophile Gautier a souligné dans son Histoire du romantisme combien Hernani, le drame de Victor Hugo, avait pu, pour la jeunesse de son époque, constituer un étendard. Victor Hugo, peu après la « bataille » qui devait assurer le triomphe de sa pièce à la Comédie-Française, écrit une préface dans laquelle il remercie la jeunesse. Est-ce à dire qu’Hernani était une pièce destinée à fédérer (tout en la célébrant) la jeunesse ? Écrite par un auteur encore jeune pour une génération avide de liberté, Hernani met en scène un conflit de génération qui montre à quel point la jeunesse avait, en 1830, besoin de reconnaissance.
En 1830, Hugo est encore un auteur jeune, il a vingt-huit ans et le monde du théâtre vient de lui infliger deux désillusions : Amy Robsart a été un échec, Marion Delorme a été refusée par la censure. Mais ses théories sur le drame (la Préface de Cromwell, 1827) et son action dans le cadre du « Cénacle » ont fait de lui le chef de file d’une génération avide de nouveauté et qui considère le néo-classicisme au théâtre comme une ornière dont il faut sortir. Victor Hugo, qui a préconisé la suspension des unités dramaturgiques et le mélange des registres, doit encore faire ses preuves et c’est Hernani qui va lui donner l’occasion de le faire. Au tout début de l’année 1830, la pièce a franchi la barrière de la censure ; reste à la faire jouer dans ce qui est alors le temple du classicisme, la Comédie-Française.
Le destinataire de la pièce est indéniablement la jeunesse et Victor Hugo ne manque pas son but puisque Théophile Gautier, dans son Histoire du romantisme, ou l’historien Augustin Chalamel, dans ses Mémoires d’un hugolâtre, montreront, des années plus tard, combien l’œuvre de Victor Hugo fut de fait un moment marquant. « L’apparition d’Hernani, surtout, en février 1830, était pour nous une renaissance », écrit Chalamel, manifestant comment sa génération, s’exaspérant devant les certitudes esthétiques de ses professeurs acquis au classicisme, avait besoin de renouvellement.
La pièce en elle-même peut se lire comme la tragédie de la jeunesse qui clame son besoin d’émancipation. Hernani est un jeune noble proscrit à la tête d’une troupe de brigands (à la manière du Karl von Moor des Brigands de Schiller), il veut épouser Doña Sol que son tuteur le vieux Don Ruy Gomez veut garder pour lui. Le spectateur voit là une situation de comédie (celle de L’École des femmes ou du Barbier de Séville) et l’on sait que la comédie se solde généralement par le triomphe des enfants sur l’ordre des parents.
Mais Hugo a choisi pour sa pièce un dénouement de tragédie : alors que l’empereur Charles Quint s’est montré magnanime, permettant au proscrit Hernani de reconquérir son titre et d’épouser Doña Sol, survient Don Ruy Gomez qui réclame la mort du héros. Le dénouement s’inspire de Roméo et Juliette et conduit Hernani qui ne veut pas déroger au code de l’honneur à accepter la sentence ; Doña Sol, désespérée, le suivra dans la mort. Symboliquement, la pièce montre comment la vieillesse condamne la jeunesse à une mort qui devient la métaphore de l’enfermement dans le carcan des traditions.
On peut comprendre dès lors pourquoi Hernani eut un tel succès : non seulement Victor Hugo mobilisait derrière lui la jeunesse mais de surcroît il lui tendait un miroir dans lequel elle pouvait se reconnaître, faisant du théâtre ce « point d’optique » dont il avait vanté le pouvoir d’illusion dans la Préface de Cromwell.
II. En avril 1830, Balzac déclare à propos d’« Hernani » :
« Rien n’y est neuf ». Qu’en pensez-vous ?
Balzac, sans doute sensible au sens de la psychologie des personnages (et déçu par la pièce de Hugo) devait livrer dans la presse de l’époque des articles très défavorables à Hernani. Dans l’un de ces articles il constate laconiquement que rien « n’y est neuf » ? Peut-on s’accorder avec lui quand on sait que la bataille d’Hernani passe dans les manuels actuels pour l’événement littéraire qui signerait l’acceptation, dans le panthéon littéraire de la littérature française, du romantisme ? Si Victor Hugo a de fait utilisé des recettes éprouvées pour assurer le succès de sa pièce, il a expérimenté dans son œuvre les préceptes esthétiques qu’il préconisait et, ce faisant, occasionné un scandale qui devait faire date.
Avec Hernani, Hugo reprend les recettes de l’affrontement dramatique cher à la tragédie : deux hommes s’opposant pour une femme, comme dans Roméo et Juliette ou dans Britannicus. Hernani et Don Carlos prétendent tous deux conquérir Doñal Sol, tous trois sont des jeunes gens qui rêvent de bonheur mais se voient contraints par le destin ou leurs positions sociales à y renoncer ou à le différer. S’ajoute à cela une intrigue de comédie que le sous-titre Tres para una vient souligner : au duo de jeunes rivaux vient s’ajouter la figure du barbon, Don Ruy Gomez, dont le rôle fait penser à ceux d’Arnolphe (L’École des femmes) ou de Bartolo (Le Barbier de Séville) : un vieillard veut épouser la pupille dont il a assuré l’éducation. La pièce est d’ailleurs d’entrée de jeu placée sous le signe de la comédie : n’y voit-on pas Don Carlos se dissimuler dans une armoire pour observer la rencontre de celle qu’il aime (Doña Sol) avec son amant ?
Mais si la scène tient de la comédie elle relève aussi du mélodrame et du vaudeville, genres extrêmement populaires en cette première moitié du XIXe siècle et dont Victor Hugo cherchera à se démarquer. Il n’emprunte pas moins à ces genres populaires certaines des recettes qui font leurs succès : duels, cachettes secrètes, coups de théâtre. Ce sont ces derniers qui donnent à l’intrigue d’Hernani l’aspect factice que d’aucuns lui ont reproché. Qu’il s’agisse du surgissement inopiné de Don Ruy Gomez (I,2), de l’apparition d’Hernani déguisé en mendiant (III, 1), du revirement de Don Carlos (IV, 4) ou de l’apparition funèbre de Don Ruy Gomez au moment du dénouement, Hugo use et abuse de ces stratagèmes qui évidemment contrastent avec la retenue de la dramaturgie classique.
Le refus des unités enfin dont Victor Hugo clamait la nécessité dans la préface de Cromwell ne peut pas, lui non plus, être considéré comme une nouveauté : le drame bourgeois théorisé par Diderot et Beaumarchais l’a mis en œuvre dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et Beaumarchais, dans Eugénie par exemple, est déjà parvenu à allier couleur locale et démantèlement des unités pour proposer une esthétique de rupture.
Les innovations apportées par Hugo tiennent sans doute davantage à ce mélange des genres et des tonalités qu’il préconisait dans la préface de Cromwell. Si Hernani réussit à unir dans un même mouvement comédie et tragédie c’est pour obéir au programme qu’avait fixé le poète dans ladite préface : pour lui, Shakespeare était ce « dieu du théâtre » qui était parvenu à marier grotesque et sublime. Ainsi Don Carlos passe-t-il dans la transition du long monologue de l’acte III de l’état de souverain irresponsable au statut d’empereur magnanime, rappelant l’empereur Auguste de Corneille dans Cinna. Et Hernani peut passer du rang de chef de brigand vaguement irresponsable au statut de noble castillan vénéré (Jean d’Aragon), et de ce fait, digne d’épouser Doña Sol.
C’est probablement dans l’usage du vers que Victor parvient le mieux à opérer cette synthèse. Contrairement à Stendhal qui préconisait la tragédie en prose il fait le choix de l’alexandrin, ce qui est une façon de conférer à la pièce la noblesse qui sied au genre tragique mais dans le même temps il malmène l’alexandrin de manière à lui donner le naturel de la prose. « Le vers au théâtre, écrivait-il, dans la préface de Cromwell, doit dépouiller tout amour-propre… » Il autorise, quoi qu’il en soit, la poésie des grands moments lyrique comme la tirade d’Hernani (II, 4) ou le monologue de Don Carlos (IV,2) mais il est aussi l’objet du scandale. Gautier rapporte comment dès les premiers vers le rejet de l’adjectif « dérobé » (qualifiant « l’escalier » du vers précédent) fut sifflé par les partisans du classicisme.
Et c’est sans doute le succès de scandale que visait Victor Hugo : il s’agissait bien de rallier à sa cause une jeunesse qui souffrait du carcan moral et politique que lui avait édifié la société de la Restauration. La fameuse bataille d’Hernani préfigure la révolution de 1830, et Hugo le sent bien lorsqu’il place, dans sa préface, la pièce sous le signe du « libéralisme ». Les témoignages de l’époque (celui de Samson notamment, alors acteur de la Comédie-Française) montrent bien que la fameuse bataille fut plus un aboutissement qu’un commencement. Ce dernier montre que dès la lecture de la pièce (avant même son acceptation par l’Académie française donc), Hugo avait mis ses troupes en ordre de bataille pour intimider un public classique vieillissant.
Quant à la pièce en elle-même, si elle connut un nombre de représentations honorable, elle n’a jamais vraiment fait l’unanimité. Est-elle ce chef d’œuvre que révère la jeunesse romantique ou ce tissus d’élucubrations que soulignent une grand partie des critiques de l’époque ? Sans doute les deux à la fois. Dans « Hernani » ou l’ambivalence des temps, Claude Millet montre que les exigences de Victor Hugo le conduisent finalement à une impasse. Au nom du sublime Hernani meurt, au nom du grotesque (qui est la logique de Figaro) il se devait faire le choix de la vie : « Hernani, écrit-elle, meurt pour rien parce que ce pour quoi il meurt n’existe plus. » L’avènement de Charles Quint a rendu caduc le fameux honneur castillan dont se réclament les nobles de la pièce et la cohérence de l’intrigue en souffre.
Hernani est certes une pièce innovante mais il faut reconnaître que bien des innovations revendiquées par Hugo étaient déjà en place. C’est donc plus la stratégie de l’auteur qui visa à faire d’Hernani un scandale qui laisse une trace dans l’histoire littéraire que la pièce elle-même. Elle est certes reprise de temps en temps, on admire sa poésie, la force de la vision hugolienne mais on ne peut s’empêcher d’y voir les défauts d’un système qui, cherchant à imiter Shakespeare, a trouvé tout « autre chose », comme le signalait Antoine Vitez, quelque chose qui paradoxalement s’apparente au réalisme.
Stéphane Labbe
Voir sur ce site :
• La fortune scénique d’«Hernani», de Victor Hugo, par Alain Beretta.
• Séquence : « Hernani », de Victor Hugo, par Stéphane Labbe.
• Victor Hugo dans l’École des lettres.