« La Flor », de Mariano Llinas, florilège, anthologie ou brassée d’histoires ?
Une corolle composée de quatre pétales : les quatre comédiennes, vedettes à tour de rôle d’histoires sans dénouement ; un pistil : une histoire qui commence et se termine ; et une tige : l’histoire qui commence à la moitié et se termine avec le film.
Tel est le sens très pédagogique de cette ébauche de fleur, dessinée d’entrée de jeu par le cinéaste Mariano Llinas, qui figure sur l’affiche : elle nous donne la structure narrative du film. Est-ce d’ailleurs bien d’un film qu’il s’agit avec cette œuvre d’une ambition immodérée ?
– Narration et réflexion s’y entremêlent sans cesse. Est-ce plus un essai sur le cinéma qu’un récit ?
– Ni feuilleton, ni série, il en produit pourtant les effets : fascination individuelle, addiction, désir de partage entre aficionados, convivialité, création d’une complicité, d’une expérience commune
– Fiction, recueil de nouvelles ou documentaire sur ses actrices ?
Car les quatre comédiennes en sont les éléments déterminants. Elles ne jouent pas des personnages reparaissant comme chez Balzac, mais composent à chaque fois un nouveau personnage, de premier ou de second plan ; elles donnent au film son unité, qui sera découverte dans la quatrième partie. Patience ! Il faut s’immerger et se perdre jusqu’à ne plus savoir si on est dans la fiction, dans la mise en scène d’une mise en scène ou dans la réalité vécue qui s’estompe peu à peu. D’un chef-d’œuvre, La Flor a cette vertu essentielle, de nous faire perdre toute notion du temps et de l’espace. On pourrait se contenter des sensations éprouvées. « Il faut le revoir », a dit un spectateur au bout des quatrorze heures, comme s’il regrettait déjà d’en être déjà sorti.
Essayons quand même de l’analyser sans le déflorer.
L’épisode 1 commence comme une série américaine, du genre True detective : irruption du mystère sous forme d’une momie magique dans une centrale électrique, suspense, peur, conséquences mortelles. Récit d’épouvante dont on ne connaîtra pas le fin mot, mais qui introduit trois immenses comédiennes aux prises avec l’inconnu. Les hommes font piètre figure devant ces techniciennes avisées et pleines de sang-froid, cette psychologue experte en exorcisme, dont l’imagination, comme celle du spectateur est très sollicitée. C’est toute la magie noire du cinéma qui est invitée, avec son pouvoir d’évocation qui joue avant tout sur l’ellipse, le hors-champ, les mouvements de caméra et le cadre, souvent occupé en gros plan par ces visages inquiets.
La deuxième partie de cet épisode est tout aussi noire : espionnage et trafic de venin de scorpion par une société secrète à la recherche d’un élixir de longue vie. Difficile de faire pire! Il s’agit pourtant d’une comédie musicale, comme si le cinéaste voulait frotter l’un contre l’autre deux genres extrêmes. Les rôles sont échangés, inversés : Laura Paredes, d’archéologue en chef devient l’assistante de Pilar Gamboa, la magicienne de naguère, devenue une chanteuse abandonnée par son amant, qu’elle a pourtant façonné de toutes pièces. Elisa Carricajo, possédée et en danger de mort dans la première partie, devient, elle, une autoritaire meneuse de jeu. Et Valeria Correa, une chanteuse en proie au doute. Décidément il va falloir apprendre à déchiffrer les métaphores, qui donnent les clés de ce film gigogne : celle de cette première partie est claire : l’amour est envoûtement, possession, poison mortel.
En rendant hommage aux genres populaires, film d’espionnage, thriller, comédie musicale, Mariano Llinas varie les formes mais garde comme pivot le récit écrit sous toutes ses formes – exergues, voix off, intertitres, lettres, journal intime – texte et image se répondant constamment comme chez Godard. Et l’action elle-même est souvent transmise par récits ou flash-back, comme si elle passait au second plan, simple objet de la narration. Cette œuvre ne raconte pas des aventures, elle nous fait vivre les aventures d’un récit lacunaire, devenu film « à sauts et à gambades », à blancs et à ellipses.
L’épisode 2 joue sur la longue durée, nous permettant de décrocher, de nous assoupir, de rêver. Car dans cette sombre histoire, voilà les quatre comédiennes devenues preneuses d’otage et tueuses. Le professeur Dreyfuss est leur prisonnier, attaché, bâillonné et conduit de force vers un aéroport isolé. Toujours le pouvoir féminin sur les hommes. Défiant ainsi leur chef, elles s’exposent à être tuées par un second commando de femmes. En attendant, deux d’entre elles évoquent leur passé, l’une à Londres comme espionne dans l’entourage de Margaret Thatcher, l’autre à la tête d’une bande de guérilleros dans la jungle sud-américaine.
Étirant le récit en longueur, multipliant les monotones péripéties de ces vies tragiques et muettes, le cinéaste met à l’épreuve notre patience, notre résistance, notre capacité d’attention, et nous impose l’image de ces combattantes inlassables et impavides dont les hommes sont les jouets, prisonniers ou esclaves dociles. La fascination demeure malgré l’épreuve car l’espace s’étend à trois continents, le dialogue à plusieurs langues, et le secret gagne du terrain à mesure que les flash-back dévoilent des pans de vies. Patience et longueur de temps… ombre et lumière…
Le film est tissé de ces trous comme une toile d’araignée. Borges et Cortazar, ou leur maître Cervantès ont érigé dans le monde latin le récit bref en art suprême et ont assemblé les nouvelles en un tout souvent provisoire et mal joint, où l’ellipse prend sens et la digression fait loi. Raul Ruiz et Manoel de Oliveira, maîtres ès films interminables, en ont brillamment appliqué la recette. Le cinéma argentin s’inspire de cette tradition des histoires minimes, ordinaires ou extraordinaires – selon le titre du précédent film inédit en France de Mariano Llinas, Historias extraordinarias. Il les coud ensemble en un patchwork d’autant plus savant qu’il est plus relâché et semble plus hasardeux.
L’épisode 3 est délectable. Sa première partie évoque le passé des deux dernières espionnes, interprétées par Laura Paredes et Elisa Carricajo. L’Amoureuse est ainsi surnommée parce qu’elle doit feindre de former un couple avec son partenaire afin de mieux remplir ses contrats, exécutant sans états d’âme les cibles que lui désigne son chef. Dans cette belle histoire très pure de ligne, la fausse relation a toutes les apparences de la vérité, malgré l’absence délibérée de lyrisme, la froideur des deux espions et la musique. Seule la voix de l’actrice décrypte cette réalité, en en soulignant la tragique impossibilité. Les images prennent ainsi un triple sens, fiction exhibée dans la fiction et sentiments réels seulement décrits en voix in et off. Une autre métaphore s’impose : si l’amour peut être guerre, il ne peut être guerre froide. Du grand art !
La deuxième partie est plus ironique et s’égare dans l’histoire de cette guerre froide, filon du cinéma des années 50-60, devenant un pastiche du film d’espionnage à traque interminable dont le clou est ici la découverte par Numéro 50 de l’espion fatal qui aurait causé l’effondrement du régime communiste : le réalisateur en personne, fauteur de trouble par excellence. Autodérision mégalomaniaque, toute puissance de l’artiste au centre de sa toile.
Entre 3 et 4, le cinéaste fictif, lui, s’interroge comiquement pour savoir s’il vaut mieux filmer les femmes ou les arbres, moins rétifs, plus capables de garder la pose et tellement plus beaux ! Une longue énumération des types d’arbres et des diverses façons de les filmer aboutit au constat que l’arbre n’est rien sans le personnage. Profonde méditation esthétique entrecoupée par les coups de téléphone d’un certain Gatto qui se demande ce que peuvent bien comploter ces techniciens qui repèrent sans relâche arbres et paysages. Espions ou déments ? Il faut bien être l’un ou l’autre pour se livrer à une activité aussi futile !
Difficile de se rappeler où finit le 3 et où commence le 4. C’est la stratégie de l’araignée, schéma narratif du récit à six pattes, où, après une recherche compulsive du livre majeur de l’ésotérisme à travers les bouquineries, la découverte des Mémoires de Casanova permet un plausible eurêka qui conclut l’histoire de cet homme sans scrupules, amoureux en même temps de quatre femmes dans quatre parties du monde et joué par elles, véritables sorcières qui ont décidé de s’unir pour le réduire à néant. Victoire apocryphe sur le séducteur impénitent en hommage aux quatre actrices, magiciennes capables de dominer les hommes, de se transformer à vue, d’échanger les rôles et de se montrer toujours aussi convaincantes dans la fiction et le document plus ou moins trafiqué.
Mais un autre hommage leur est rendu dans l’épisode 4. La première partie remonte encore plus loin dans l’histoire du cinéma et nous conduit jusqu’au « silence sacré » du muet par un retour en noir et blanc et sans aucune des quatre comédiennes au Renoir de Partie de campagne. Sa seule justification est cette remontée dans le temps des origines. Puis c’est le moment magique où, du cinéma, Llinas remonte à la peinture de Renoir père, à l’impressionnisme ou même au pointillisme en filmant ses actrices en flou à travers une vitre tâchée de boue qui voile pudiquement les nudités qu’elles s’apprêtent à dévoiler avec bonne grâce. Dommage que le film ne s’arrête pas sur cette très belle séquence presque rêvée, mais Llinas a préféré le retour à la pampa fictionnelle des premiers films argentins comme coup de chapeau à l’incroyable parcours du cinéma de son pays.
Une culture éblouissante, qui se déploie souvent en sous-texte et sans jamais se prendre au sérieux, un humour dévastateur, une utilisation magistrale de la bande-son font de cet opus impressionnant une véritable inititation. Une leçon de patience, de vie dans et avec le cinéma, d’observation et de poésie. Retour aux sources et fontaine de Jouvence. Tous les arts y contribuent, avant tout la peinture avec Manet, Breughel, Renoir, la musique empathique et inspirée de Gabriel Chwojnik, adaptant Vivaldi et bien d’autres à tour de rôle, puis la danse, les chansons romantiques, le théâtre, le roman et, couronnant le tout, le cinéma dont les techniques les plus anciennes – surimpression et fondu enchaîné – sont plus utilisées que les effets spéciaux.
De ce bouquet d’histoires, kaléidoscope éblouissant et vertigineux, de ce jeu de miroirs, de cette arche de Noé, on sort ébloui et à peine fatigué, avec le sentiment d’avoir participé à une expérience artistique majeure ou à une cérémonie mystique, digne des anciens mystères ou des longues représentations d’Épidaure, d’avoir vécu au rythme capricieux d’une œuvre entraînante et statique, enivrante et déprimante, enthousiasmante et déceptive, comme la vie elle-même.
Anne-Marie Baron
La Flor, de Mariano LLinas. C’est, avant toutes choses, de très beaux portraits de femmes. Une leçon de cinéma où seraient conviés Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Melville, Ingmar Bergman, Michael Cimino, Jim Jarmusch, Sergio Leone, Nanni Moretti, Pedro Almodovar, Chantal Akerman. De la poésie, des poèmes. De l’intrigue, du suspens. De l’amour, de la chute. De la grâce immatérielle.
Grâce et intelligence des acteurs, grâce et subtilités de la narration, effervescence des images, douceur des larmes, contrastes de la lumière, solitude blanche, voyages et transmigration des âmes, passage des frontières, va-et-vient des sabirs et des langues, amnésie des pouvoirs, inertie des puissants, maigreur des asiles, médiocrité des enjeux et enflures des enchères. L’idée, puissante, que la couleur est un langage et qu’elle peut opérer comme un noir et blanc.
Et SURTOUT cette manière spéciale qu’a Mariano LLinas de filmer les visages en gros plans comme des paysages immobiles, de prendre son temps et d’en « cueillir » les émotions : l’abandon et la fragilité (Hirokazu Kore-eda, Naomi Kawase), la beauté et l’amnésie (Aki Kaurismäki, Michelangelo Antonioni) la douleur et les stigmates (Akira Kurosawa, Andrei Tarkovski), la discorde et le miracle (Carlos Reygadas, Elia Suleiman) la légende et l’œuvre intemporelle (Nikita Mikhalkov, Abbas Kiarostami).
La Flor, de Mariano LLinas
Ajout :
J’ai terminé de regarder la FLOR DE LA LÍNEA, de Jaula en El Carrol. On peut ajouter Méliès pour les effets de lune, Cecil B. DeMille pour l’aventure de Buffalo Bill, David Lynch pour la fabrication du Golem. Dans le dernier volet, c’est l’histoire en bleu et gris (peinture de Monet où chaque coup du pinceau imite un brin d’herbe de la Pampa, le filtre de la caméra a été terni et rayé) de Sarah Evans, une Anglaise qui a raconté ses souvenirs de pionnière et dont j’ai cherché en vain l’histoire.
Narration douce où près de la statue précolombienne sont assises quatre jeunes femmes, et en surimpressions le mezcal, les caciques, les lamas, les pierres sèches, les autruches, les montagnes. Poème du mystère qui enveloppe dans sa cape de Zorro celui ou celle qui marche et regarde. Un ultime message adressé il y a longtemps, par des peuplades primitives, à ceux qui viendront ? à la clémence du ciel ? Et cette « petite créole », rencontrée par l’Anglaise, qui s’en va dans la pampa rejoindre sa destinée de soumission, de pauvreté, en apparence tracée, viol du père institutionnalisé par le clan / enfantement caduc.
Et pourtant elle tourne. Elle tourne la planète argentique autour de Jaula en El Carrol, tout en luminaire bon marché d’étoiles. Nuit qui n’en finit pas de s’affranchir de ses chaînes, de ses cris, de ses excentricités, de ses morts sur ordonnance, de ses disparitions fugaces, de ses amours primesautières et graves, de ses complémentarités évidentes entre l’homme et la femme, de ses désirs d’hommes de « vivre sans elles » sur la piste du « Lapacho » (arbre sacré des Indiens, dont chaque floraison semble raviver la douceur du corps féminin), de ses silences qui s’ourlent comme une œuvre au noir (nigredo) jamais achevée.
Jean Ferrat chante Ma môme, Jean Ferrat-communiste célébré ici dans le générique de fin du film La Flor, Jean Ferrat qui chante pour toujours la ritournelle et ouvre cent fois les bras à celle (ou celui) qui tend l’oreille. Il y a quelque chose de splendide et de fêlé, de léger et d’abyssal dans ce très grand film (durée : 14 heures), il témoigne du besoin inéluctable d’exister, de l appel panégyrique du grand air et de son espace, de cette envie de se perdre, de se dévêtir de ses frusques frustes, d’être nu dans le royaume.
Il y a de la beauté, du coupe-circuit, des déplacements oniriques marqués au pas des arbres (oui ici les arbres se déplacent), des rencontres aléatoires autant qu’hallucinatoires, des filatures discrètes et des assassinats. Il y a ce qui aurait pu se passer dans l’obsession de la réalité d’un monde mais qui ne trouve sa doublure authentique qu’en rêve. Ce qui se passe ne peut se passer que dans un film aussi grand qu’un rêve, et, plus le temps passe, plus la pellicule défile, plus la sensation de la nostalgie (et la douleur qu’elle engendre) augmente, plus s’éclaire le chemin que ces personnages, ces bêtes, ces plantes empruntent, alors même qu’ils ne font qu’y passer.
Il n’y a pas, dans ce film, de violence gratuite. Les personnages agissent hors cadre, assignés à un rang, ils obéissent à des impératifs de pouvoir, et, si leurs corps sont manipulés, interchangeables, mutants, ils ont conscience de la responsabilité de leurs actes. Aucune violence gratuite n’entrave la pureté de cristal de la vie qui enchante, sa lumière, sa fracture, son extinction lente comme dans Tristes tropiques où nous abandonnons, à la lueur d’un feu vacillant, des êtres démunis à leur innocence intacte.
Si les personnages sont portés à renoncer (c’est le sens de la vie) ils ne le font pas sans magie, sans courage, sans adieu aux armes. Une bataille, une rhétorique du silence où chacun livre en secret la meilleure part de lui-même. C’est aussi ça le cinéma. Fabriquer de la tendresse humaine qui dilapide, dans un ultime esclandre, tous ses secrets d’alcôve (Quichotte).
Dans ce film, ll n’y a de place que pour la vérité sur les personnages (sur les acteurs, sur les personnes). Leurs manques, leurs erreurs, leurs paroles tronquées, supposent des enjeux qui les dépassent, délictueux mais jamais avilissants. Si les protagonistes semblent parfois muets, si on ne les comprend pas, aucun cependant ne sera rejeté.
Il y a, bien sûr, les affutiaux du leurre, la guerre froide le temps d’un jeu de rôle pour faire « l’espion » ou « l’espionne », le fou ou la statue du Commandeur ; ce sont les artéfacts de la différenciation des individus, jamais les symptômes de leur séparation.
Dans le générique de fin les plans sont à l’envers, le ciel est en bas, les acteurs et les techniciens marchent la tête en bas sur le ciel herbeux comme si on avait jeté, disons, pareille à la plus petite des personnes – l’enfant à naître – tête la première dans l’inconnu (comme la Sitelle Torchepot).
Il y a dans ce film l’immensité du travail de mémorialiste de Jaula en El Carrol (et du travail de son équipe). « Mémoires d’un âne ». Ne pas céder, toujours garder l’oeil sur la ligne haute des grands arbres. Puis plus rien ne bouge. Silence on tourne. Tout est en place. Le monde est annoncé. Dans le sortilège des futaies et de l’adoration des mages, qu’il s’avance !