Restaurer au temps de Victor Hugo : reconstruire à l’identique ou réinventer ?
La reconstruction de la toiture et de la flèche de Notre-Dame détruites après l’incendie du 15 avril fait prendre conscience que restaurer ne va pas de soi mais implique des choix, non seulement de matériaux et de technique mais aussi de style et de type de continuité dans l’histoire.
Ces problèmes se sont posés au XIXe siècle lorsque la notion de patrimoine, née sous la Révolution, s’est imposée à la conscience politique. Le regroupement de textes suivant offre la possibilité de comprendre les enjeux esthétiques et idéologiques découverts à cette occasion et au cœur du débat avec l’actualité de l’incendie de Notre-Dame.
Au point de départ, restaurer ne semble pas une évidence. Chateaubriand amoureux certes des œuvres du passé marque un goût prononcé pour les ruines, dont la poésie et le sens ne sont peut-être pas incompatibles avec la puissance du souvenir (texte 1). Mais laisser en ruine apparait rapidement comme un scandale, surtout lorsque ces ruines, loin d’être vénérées comme le réclame Chateaubriand, sont pillées et exploitées: Victor Hugo le premier engage une croisade contre les démolisseurs et pour la conservation du patrimoine (texte 2).
Cette campagne donne naissance en 1830 à la création de l’inspection des Monuments historiques qui se donne pour mission de dresser la liste des monuments à restaurer.Prosper Mérimée est chargé de cette mission et découvre l’urgence de règles esthétiquese techniques à appliquer pour éviter tout contresens ou toute défiguration (textes 3 et 4). Aujourd’hui les choix effectués par le XIXe siècle sont mieux compris grâce à leur réinsertion dans le contexte idéologique de leur temps : le travail sur les lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora (1984) fournit des éclairages précieux sur la reconstruction des cathédrales et les missions de Mérimée au XIXe siècle (textes 5 et 6).
I. Victor Hugo : Guerre aux démolisseurs (1832)
La cause de Notre-Dame
Sous la Monarchie de Juillet l’envie est grande de démolir les vestiges du passé, en particulier médiéval. Hugo réagit pour dénoncer le vandalisme officiel et plaider en faveur d’une protection du patrimoine.
« D’autres veulent l’art, mais à les entendre, les monuments du Moyen Âge sont des constructions de mauvais goût, des œuvres barbares, des monstres en architecture, qu’on ne saurait trop vite et trop soigneusement abolir. À ceux-là non plus il n’y a rien à répondre. C’en est fini d’eux. La Terre a tourné, le monde a marché depuis eux ; ils ont les préjugés d’un autre siècle ; ils ne sont plus de la génération qui voit le Soleil.
Car, dans ce renouvellement complet de l’art et de la critique, la cause de l’architecture du Moyen Âge, plaidée sérieusement pour la première fois depuis trois siècles, a été gagnée en même temps que la bonne cause générale, gagnée par toutes les raisons de la science, gagnée par toutes les raisons de l’histoire, gagnée par toutes les raisons de l’art, gagnée par l’intelligence, par l’imagination et par le cœur. Ne revenons donc pas sur la chose jugée et bien jugée ; et disons de haut au gouvernement, aux communes, aux particuliers, qu’ils sont responsables de tous les monuments nationaux que le hasard met dans leurs mains. Nous devons compte du passé à l’avenir. »
Voir sur Gallica le film d’Éric Rohmer « Victor Hugo architecte », sur Notre-Dame (1969), BnF, Département de l’Audiovisuel
II. Chateaubriand :
Le charme des ruines
Dans le « Génie du christianisme », livre V, chapitre IV, Chateaubriand, méfiant envers les reconstructions, exprime sa fascination pour les ruines.
« De l’examen des sites des monuments chrétiens, nous passons aux effets des ruines de ces monuments. Elles fournissent au cœur de majestueux souvenirs, et aux arts des compositions touchantes. Consacrons quelques pages à cette poétique des morts. Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, et à une conformité secrète entre ces monuments détruits, et la rapidité de notre existence. Il s’y joint, en outre, une idée qui console notre petitesse, en voyant que des peuples entiers et des hommes, quelquefois si fameux, n’ont pu vivre cependant au-delà de ce peu de jours, assignés à notre propre obscurité. Ainsi les ruines jettent une grande moralité au milieu des scènes de la nature ; et quand elles sont placées dans un tableau, c’est en vain qu’on cherche à porter les yeux autre part ; ils reviennent bientôt s’attacher sur elles. Et pourquoi les ouvrages des hommes ne passeraient-ils pas, quand le soleil qui les éclaire doit lui-même tomber de sa voûte ? Celui qui le plaça dans les cieux, est le seul souverain dont l’empire ne connoisse point de ruines. Il y a deux sortes de ruines très-distinctes ; l’une, ouvrage du temps ; l’autre, ouvrage des hommes. Les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres ? Elle y sème des fleurs. Entr’ouvrent-ils un tombeau ? Elle y place le nid d’une colombe : sans cesse occupée à reproduire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines ; elles n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du malheur, et non des années, elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d’ailleurs bien plus violentes et bien plus complètes que celles des âges : les seconds minent, les premiers renversent. Quand Dieu, pour des raisons qui nous sont inconnues, veut hâter les ruines du monde, il ordonne au temps de prêter sa faux à l’homme ; et le temps nous voit avec épouvante ravager dans un clin-d’œil, ce qu’il eût mis des siècles à détruire. »
III. Prosper Mérimée :
Comment restaurer ?
Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques de 1831 à sa mort en 1870, a guidé la politique de restauration du patrimoine conduite sous le Second Empire. Au début de la Monarchie de Juillet, les restaurations relèvent de l’amateurisme hâtif :
« Dans la Révolution on avait abattu les têtes de tous les saints qui garnissaient les voussures de la grande porte. Récemment on a voulu la restaurer. On a commandé à je ne sais quel tailleur de pierres tant de têtes à tant la pièce, et l’industriel les a fournies comme il a pu. Elles sont hors de proportion avec les corps ; elles n’ont pas de cols, probablement on n’en avait pas commandé. Qu’on se figure une centaine de petits monstres, ayant tous un air de famille des plus ridicules. En vérité, vandalisme pour vandalisme, les mutilations des jacobins étaient moins ignobles. »
Puis rapidement la restauration devient une mode :
« Je sais un fort galant homme, que j’ai converti, du moins il le prétend, à l’architecture du Moyen Âge, et qui, vivant tout près d’une caserne de gendarmerie, se fait bâtir une maison de campagne avec créneaux, mâchicoulis et tour de guette. Pourtant il sait bien qu’il n’y a plus de routiers en France. Une église du XVIIe siècle, qui n’a pas de clocher, est menacée, me dit-on, par la piété de ses paroissiens, d’une flèche gothique en ciment romain, et j’ai vu le projet d’une gare de chemin de fer, dont la façade, comme pour avertir les voyageurs de la possibilité d’un déraillement, doit leur présenter les moulages d’un jugement dernier emprunté à une de nos cathédrales gothiques. Autant l’imitation la plus exacte est recommandable dans la restauration d’un édifice ancien, autant elle est blâmable et ridicule lorsque, dans un bâtiment moderne, elle ne tient aucun compte ni de sa convenance, ni de sa destination. L’admiration profonde que m’inspire l’architecture du Moyen Âge me fait regarder son emploi indiscret comme une sorte de profanation coupable.»
IV. Théophile Gautier
Notre Dame, entre la ville et le ciel
Dans « La Comédie de la mort » (1838), recueil au ton résolument romantique, Gautier dédie sa célébration de Notre-Dame à Victor Hugo. L’extrait insiste sur la vision de Paris depuis les tours de la cathédrale.
« Mais qu’est-ce que cela ? Lorsque l’on a dans l’ombre
Suivi l’escalier svelte aux spirales sans nombre
Et qu’on revoit enfin le bleu,
Le vide par-dessus et par-dessous l’abîme,
Une crainte vous prend, un vertige sublime
À se sentir si près de Dieu !
Ainsi que sous l’oiseau qui s’y perche, une branche
Sous vos pieds qu’elle fuit, la tour frissonne et penche,
Le ciel ivre chancelle et valse autour de vous ;
L’abîme ouvre sa gueule, et l’esprit du vertige,
Vous fouettant de son aile en ricanant voltige
Et fait au front des tours trembler les garde-fous,
Les combles anguleux, avec leurs girouettes,
Découpent, en passant, d’étranges silhouettes
Au fond de votre œil ébloui,
Et dans le gouffre immense où le corbeau tournoie,
Bête apocalyptique, en se tordant aboie,
Paris éclatant, inouï !
Oh ! le cœur vous en bat, dominer de ce faîte,
Soi, chétif et petit, une ville ainsi faite ;
Pouvoir, d’un seul regard, embrasser ce grand tout,
Debout, là-haut, plus près du ciel que de la terre,
Comme l’aigle planant, voir au sein du cratère,
Loin, bien loin, la fumée et la lave qui bout !
De la rampe, où le vent, par les trèfles arabes,
En se jouant, redit les dernières syllabes
De l’hosanna du séraphin ;
Voir s’agiter là-bas, parmi les brumes vagues,
Cette mer de maisons dont les toits sont les vagues ;
L’entendre murmurer sans fin ;
Que c’est grand ! Que c’est beau ! Les frêles cheminées,
De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées,
Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs,
Et la lumière oblique, aux arêtes hardies,
Jetant de tous côtés de riches incendies
Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs. »
V. « Les lieux de mémoire », de Pierre Nora.
Extrait du chapitre :
« Mérimée et l’inspection des monuments historiques »
« Vous avez devant vous un édifice en ruine ou qui menace ruine. Quel parti prendre ? Laisser faire, consolider, restaurer ? Ou même refaire, comme le suggérait la pratique imposée aux pensionnaires de la villa Médicis, restituer un monument antique tel qu’il fut au temps de sa plus complète splendeur, et l’on peut penser que cette pratique contribua à créer le climat psychologique et doctrinal à l’origine de la plupart des restaurations abusives du XIXe siècle.
Quoi qu’il en soit, laisser faire, consolider, restaurer, consentir au temps ou refuser son œuvre, représente autant de choix qui, dans les années ou s’élabore le concept de monument historique, s’ils dérivent tous du traumatisme lié à l’effondrement de l’ancienne France, signifient une profonde divergence d’attitude à l’égard du passé. Ce passé, on peut, qu’on le chérisse ou qu’on l’oublie, l’accepter dans sa décrépitude. On peut aussi décider de le faire revivre, soit pour des raisons politiques ou religieuses et c’est l’espoir des “ultramontains” [catholiques traditionalistes], soit pour des raisons de patriotisme scientifique, et c’est le parti des “néo-gothiques” aux yeux desquels l’analyse des édifices du XIIIe siècle permettra seule de créer les conditions d’une architecture moderne et nationale. D’un côté : la résurrection intégrale, de l’autre : le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. Aux deux extrémités Chateaubriand et Viollet-le-Duc. Pour l’un : à quoi bon ? Tout est cela est mort, on ne remonte pas le cours du temps, que la poussière retourne en poussière. Pour l’autre : non le passé n’est pas mort, il est nous même, notre vie, notre raison d’exister. Nous pouvons, nous devons le conserver, le restituer, le faire même plus beau qu’il ne fut jamais. Le barbare c’est celui qui ne se souvient pas et c’est en donnant la main à notre passé, au passé de la France médiévale que nous serons les hommes de notre pays et de notre temps. Transposé en termes de pratique, ce messianisme laïc aboutit à la définition du Dictionnaire de l’architecture (1854) : “Restaurer un édifice ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné.” Il s’agit en somme de faire dire à l’édifice ce qu’il avait à dire, même s’il ne l’avait jamais dit.
L’attitude de Mérimée en matière de restauration sera moins radicale que celle de son illustre collaborateur : “Les réparateurs sont peut-être aussi dangereux que les destructeurs… Consolider en conservant avec scrupule l’appareil et les dispositions primitives, reproduire avec prudence les parties détruites lorsqu’il en existe des traces certaines, surtout ne rien donner à l’invention.” »
VI. « Les lieux de mémoire », de Pierre Nora.
Extrait du chapitre : « La cathédrale »
« Chateaubriand, dans le Génie du christianisme (1802) fit l’éloge de l’art médiéval, en particulier gothique qui selon lui s’inspirait de d’ordre naturel. Il y soulignait la continuité entre les bois de chêne où les Gaulois adoraient leurs dieux et ces églises aux voutes desquelles figuraient des feuillages et dont les contreforts imitaient les tronc brisés. Cette « forêt bâtie » gardait son murmure originel “au moyen de l’orgue et du bronze qui font les bruits du vent et du tonnerre”.
Mis dans ce domaine c’est Victor Hugo qui sut capter et orienter les aspirations les plus profondes de son temps en faisant de nos cathédrales un véritable mythe littéraire […] en permettant à tous ceux qui qui n’éprouvaient à l’égard du christianisme et de l »église catholique qu’indifférence et hostilité, de se reconnaitre dans ces cathédrales que Michelet présentera quelques années plus tard comme la “maison du peuple”.
C’est dans cette perspective que dans l’article “Cathédrale” de son Dictionnaire de l’architecture française Viollet-le-Duc affirme que leur érection à partir de la fin du XIIe siècle a constitué “une protestation éclatante contre la féodalité […]. Certes les cathédrales sont des monuments religieux mais elles sont surtout des édifices nationaux, le symbole de la nationalité française, la première et la plus puissante tentative vers l’unité” .»
• Voir la séquence consacrée au roman de Victor Hugo
dans le numéro 2 de l’École des lettres 2019-2020.
• Voir également la séquence consacrée aux « Misérables »
qui vous sera adressée sur simple demande à
courrier@ecoledeslettres.fr
en précisant votre établissement.