« Un ennemi du peuple », d’Henrik Ibsen (1883), mise en scène de Jean-François Sivadier
« Celui qui ne connaît pas la vérité, celui-là n’est qu’un imbécile.
Mais celui qui la connaît et la qualifie de mensonge, celui-là est un criminel »
Bertolt Brecht, La Vie de Galilée.
Un meurtre : telle va la vie des peuples. Une victime : la vérité. C’est une histoire d’aujourd’hui. Partout, désormais, prospèrent les « faits alternatifs ». La fausse capsule d’anthrax brandie aux Nations Unies en 2003 par le chef d’état-major Colin Powell (geste dont on trouve un écho dans le spectacle dont il sera question (cf. ill. 3) ; les tisanes censées guérir du cancer à la place des chimiothérapies ; les imbéciles qui colportent la rougeole du petit dernier et la réintroduisent au Costa Rica.
Notre époque n’est pas vaccinée contre la bêtise. Et, oui, guerre ou épidémie, la bêtise tue.
Prologue
On ne compte plus les remises en question quotidiennes de la science, et de la science médicale en particulier. Les « contre-vérités » pleuvent (piège du langage : où va donc se nicher le mot « vérité »…) et inondent les réseaux dits « sociaux » : 16 % de nos concitoyens pensent que les Américains n’ont pas marché sur la Lune, 32 % croient dur comme fer que le rétrovirus du sida a été créé en laboratoire pour infecter les populations africaines, enfin – contentons-nous de ces trois exemples – plus d’un hexagonal sur cinq accrédite la fable pas si drôle que cela (et plutôt carrément troll) des chemtrails – légende urbaine et rurale aussi selon laquelle les traces blanches laissées par les avions dans le ciel contiennent virus divers et autres joyeusetés semées par les gouvernements pour empoisonner le bon peuple.
Mais, alors qu’elle a été écrite en 1883, quelle relation la pièce d’Ibsen – dramaturge norvégien né en 1828 et mort en 1906 – entretient-elle donc avec notre désespérante actualité, à savoir la pollution, le dérèglement des comportements face à la science, l’urgence écologique ? On y arrive. Après une dernière mise en garde : les quelques pages qui suivent ne prétendent aucunement épuiser l’essence de la mise en scène très riche, presque trop, d’Un ennemi du peuple que Jean-François Sivadier a créée le 7 mars à la MC2 de Grenoble qu’il fréquente depuis les débuts même de sa Cie Italienne avec Orchestre.
La pièce, de prime abord, prendrait presque des airs de comédie. Le docteur Stockmann (Nicolas Bouchaud) dirige l’établissement thermal qu’il a fondé avec son frère, connaissant ainsi une prospérité longtemps espérée, dont il fait profiter également tous ceux qui l’entourent. C’est le calme avant la tempête : la famille et les amis de Tomas Stockmann, toute la troupe en fait, évoluent dans un décor unique, clinquant juste ce qu’il faut (mention spéciale aux Ateliers MC2 : Grenoble qui l’ont construit, plus boîte disco qu’hôpital). Un décor « moderne » et lumineux mais sur un fond sombre qui distille par anticipation un parfum post-apocalyptique. Pas de boule à facettes, mais pas loin.
Acte de courage
La fièvre va monter, d’un coup d’un seul. Le docteur Stockmann découvre que les eaux thermales où baignent curistes et commerçants dans une prospérité heureuse et partagée, que ces eaux qui apportent richesse et bienfaits sont en fait empoisonnées par une bactérie tueuse. À l’heure où règne le « stupéfiant image » (on emprunte l’expression à Aragon, adepte du mentir-vrai, qui la créa dans un tout autre sens en 1927 dans Le Paysan de Paris), on va découvrir avec lui que, dans une société en recherche d’immunité, l’hallucinogène majeur est le mensonge. Car le bon docteur Stockmann, qui croit que la vérité se suffit à elle-même, veut informer la population du danger qui la menace, fermer l’établissement et lancer les travaux de réfection du système hydraulique de sa petite ville.
C’est clair comme de l’eau de roche – et de toute façon, pense le candide Tomas, il n’y a pas d’autre solution. Sinon que son frère, le préfet Peter Stockmann, défend une autre idée de la vérité, dans une ville dont la fermeture des thermes pour travaux pendant deux longues années entraînerait la ruine définitive. Ce ne sont pas les 400 000 couronnes que cela coûterait qui sont en cause : dans toutes les époques, on est prêt à investir, après tout, pour réparer les tuyaux et pour remettre du « lien social ». Non, ce qui est en cause, comme l’explique très bien le préfet Stockmann, c’est l’avenir. Or, c’est au nom de l’avenir, d’un avenir à préserver, justement, que son médecin de frère veut fermer les bains. Et il va persister dans son acte, en croyant vraiment en faire un acte de partage, autant qu’un acte de courage.
Un ennemi du peuple est une pièce d’une formidable (entendez bien ce mot dans son sens littéral « effrayante », « effroyable ») ambiguïté, à tout le moins. Stockmann, et je devrais dire : la raison de Stockmann, va buter sur le sens commun, le bon sens de la majorité qui va s’opposer à lui, lui opposer son inertie et sa constance. Nous savons, nous, public, que Stockmann a raison. La bactérie tuera, c’est une évidence. Mais la « majorité compacte » (telle la nomme Ibsen) va lui imposer sa vérité.
On songe à Galilée : encore un qui eut à souffrir pour lutter contre « la majorité compacte » avant que l’évidence ne s’impose. Ne s’impose, mais jusqu’à quand ? Une partie non négligeable (9 %) de la population française actuelle semble « penser » que la Terre est plate et que le Soleil tourne autour d’elle (on hésite à écrire qu’ainsi elle « pense », n’est-ce pas ?). La majorité, à laquelle se rallient ses (anciens) amis qui ont été d’abord ses partisans (Hovstad le journaliste du Messager du peuple, Aslaksen l’imprimeur du journal et chef du Syndicat des Petits Propriétaires), la majorité, on l’aura compris, le déclarera « ennemi du peuple ».
Acte de foi
Levons toutefois une partie de l’ambiguïté : Brecht lorsqu’il écrit La Vie de Galilée comme Ibsen dans Un ennemi du peuple se lancent sans doute aussi (ou d’abord ?), chacun avec son œuvre dans un plaidoyer pro domo : Galilée et Stockmann sont des doubles de leur auteur. Ibsen, comme Brecht plus tard, Ibsen est amer après l’éreintement et la polémique qui entourèrent sa précédente pièce, Les Revenants, de 1881. Ibsen sait bien que l’on confond déjà, en 1883, le « peuple » et l’opinion publique : il n’aura de cesse dans son théâtre de condamner la bourgeoisie et ses positions étriquées, face aux grandes questions du temps, déjà.
« Le théâtre, écrit Novalis, c’est la réflexion active de l’homme sur lui-même et sur sa folie » (cité par René de Obaldia, dans ses Perles de vie, recueil paru en 2017 chez Grasset). La « folie » de Stockmann, c’est de ne pas se plier, c’est de ne pas renoncer, et de se dresser face à la masse entière de ses contemporains.
Jean-François Sivadier depuis les débuts de sa compagnie incarne par délégation ce désir d’absolu et ce refus de la résignation à travers un comédien. Utopie faite homme, utopie incarnée – dans un corps, celui de Nicolas Bouchaud. L’un de nos plus formidables comédiens, peut-être bien même le plus grand de sa génération, d’une présence et d’une puissance énormes sur les scènes de ce pays. L’acte quatre d’Un ennemi du peuple constitue à cet égard un étonnant autant qu’incroyable moment de théâtre (quand j’écris « incroyable », je ne peux m’empêcher de penser ici aux jeunes extravagants du Directoire). Qu’est-ce qui restera sur scène et dans la salle de la tension palpable à l’acte quatre, que restera-t-il à la vingtième représentation ce cette mise en scène sophistiquée et pourtant terriblement physique de la folie d’un homme ? Qu’est-ce qui en restera, sinon cet appel glaçant à la violence et à la destruction lancé par Stockmann ? Car, avec une candeur malgré tout difficile à admettre, le bon docteur semble l’apprendre à grande vitesse et à ses dépens : la tyrannie du peuple est souveraine (pardonnez le truisme). Le voilà malmené en effet par les masses qu’il prétendait le quart d’heure d’avant rallier à sa cause, le voilà raillé plutôt, et aussitôt rayé des cadres par la tyrannie du peuple qui l’amène bientôt à considérer que « ce qui est voulu par la masse est stupide ».
Jean-François Sivadier, à cet instant, n’hésite pas à recourir aux artifices les plus voyants – c’est assumé, avec drôlerie : le Docteur Stockmann se drape dans sa dignité d’homme blessé jusqu’à se dresser, comme statufié un bref instant (body language pas mort, le corps comme instrument de la « méthode » Strasberg), jusqu’à incarner la mystique du surhomme cher à Friedrich Nietzsche. Mystique nietzschéenne évoquée par deux fois, d’abord dans une scène d’anthologie avec pour fond sonore (plus qu’un fond même) la tonitruante ouverture de cet ovni musical qu’est Also sprach Zarathustra de Richard Strauss – puis un peu plus tard dans une version presque floue, comme dégonflée, et désormais ridicule du thème.
L’humour dans les deux cas sauve la scène, qui montre ainsi Stockmann victime de son hybris, dans une position littéralement « obscène », déplacé sur le devant du plateau, dans la première occurrence (qu’on dira « sérieuse »), dressé en tyran inspiré, en être providentiel, en guide sans faille. Mais on sait maintenant ce que les différentes traductions du mot « guide » ont infligé au XXe siècle qui a suivi. Stockmann prétend, au début du drame, incarner ce « peuple » du titre de la pièce (on est plus proche alors du « culte du Moi » cher à Barrès), mais le « peuple » justement (ou plutôt injustement, ainsi le vivra-t-il) est versatile, ses convictions faciles à renverser, ou à retourner – comme le dit l’expression populaire de la veste de l’opportuniste se présentant à des élections.
Une chanson signée Jacques Lanzmann pour Jacques Dutronc le proclamait en 1968 : « Je l’ai tellement retournée qu’elle craque de tous côtés / À la prochaine révolution / Je retourne mon pantalon. » Nulle gratuité dans ces considérations vestimentaires : Stockmann, malmené par la foule, s’en retourne chez lui, le pantalon déchiré sur toute sa longueur. Pantalon que la fée du logis (étonnant personnage de l’épouse de Stockmann, Katrine, incarnée ici par Agnès Sourdillon) répare, rendant visible – et audible à nouveau – son personnage de mari.
Acte manqué
Le droit d’une minorité, fût-elle agissante, et prétendant incarner le peuple, peut-il primer ? Le droit de la majorité, au nom du nombre, doit-il s’imposer à tous ? Non, c’est à « l’homme le plus seul » qu’échoit ce droit, nous dira Ibsen, à travers l’ultime parole de Stockmann, à la toute fin de la pièce ; Stockmann est celui qui ne parle pas la langue de bois (le « bois de Norvège » est certes apprécié, pourtant), mais qui se dresse, tel le bâton (une traduction du patronyme de Stockmann pourrait être « l’homme-bâton ») pour corriger les errements d’un peuple. Il va défier la foule, croire qu’il la tient en son pouvoir, mais pour finir, la masse aura raison de lui. Il ne lui restera plus qu’à s’enfermer chez lui, à se replier sur ses convictions, à rester enclos dans sa chambre – en bois de Norvège naturellement. Il va, littéralement, « se faire avoir ».
Rattrapé par ses propres démons, le candide docteur se pense démiurge, alors qu’il eût convenu qu’il restât modeste et obstiné, simplement obstiné. Mais notre « lanceur d’alerte », on le constate très vite, n’est pas vraiment un démocrate. Ne proclame-t-il pas dans sa longue tirade monologuée de l’acte quatre : « Vous finirez par empester tout le pays au point qu’il méritera d’être détruit ; et si nous en arrivons là, je vous le dis du fond du cœur : que l’on rase ce pays, que l’on extermine ce peuple ! » Le désespoir de n’être point compris n’excuse pas toutes ses incartades et bravades. Il n’y a pas grand monde à sauver dans cet univers corrompu – mérite-t-il vraiment de l’être lui-même ?
On sauvera quand même les enfants, mais ils sont ici réduits à l’état de pantins de paille (absents de la scène, donc, exit le vert paradis de l’enfance). Les femmes ? Katrine, assurément mérite toute notre considération. Un bloc d’amour obstiné, comme le sont les femmes généralement dans le théâtre nordique du XIXe siècle. Katrine, mue par son seul amour. L’autre femme de la pièce, c’est leur fille, Petra, l’institutrice qui se plaît à éduquer, à instituer les futurs citoyens, mais s’insinue une sorte de malaise à la voir en personnage sautillant – comme l’enfant qu’elle est sans doute restée – étrangement décalé dans cette mise en scène.
Revenons à cette occasion – le décalage – sur la terrible ambiguïté de ce spectacle. Puisque la réalité ne plaît pas, semble dire le « peuple », changeons-la. Non pas la réalité, à vrai dire, mais sa représentation. L’effet-miroir sur nous, spectateurs de notre propre impuissance, est garanti, et ce ne sont pas les imprécations du docteur Stockmann (et du comédien improvisant sur le canevas dramatique de la dernière scène de l’acte quatre) qui y changeront quelque chose : l’humanité est mal partie, et nous sommes du voyage évidemment. Le quatrième mur, à l’évidence, est bien lézardé.
Acte législatif
Lorsque Stockmann dénonce les faiblesses moutonnières du peuple, les mots « insoumis » , « en marche », ou « révolution » qui traversent le texte, peuvent certes sonner étrangement à nos oreilles, mais jamais autant que le mot « peuple », mis ici à toutes les sauces. Personne à sauver non plus dans la brochette d’opportunistes adeptes de la « vérité relative », on s’en serait douté. Le « méchant » par excellence, ici, c’est Aslaksen. Le chef du Syndicat des petits propriétaires, à la tête d’une minorité qui n’agit que pour ses propres intérêts, qui calcule sans cesse en fonction de son intérêt, et qui suit les cours du papier (il est l’imprimeur du Messager du peuple – sinistre ironie qui consiste à indexer le prix de la « voix du peuple » à celui du pain, ou plus exactement dans son cas à celui de l’essence ou du papier).
Ce triste sire, dans son costume étriqué et presque militaire, incarne à merveille une autre forme du malaise que l’on pourra éprouver lors de la représentation d’Un ennemi du peuple : à l’issue d’un discours enflammé exaltant les vertus de la libre entreprise, il en arrive, à travers une métaphore que n’aurait pas reniée Rimbaud lui-même (« Les Assis »), à demander aux spectateurs de voter pour lui et ses convictions en restant assis. Le public tout autour de moi alors se lève comme un seul homme (on dira plutôt, parité oblige, « comme un seul individu ») et se laisse même aller à des hou hou. « Restez assis » signifiant clairement « ne faites rien », la « majorité compacte » d’un soir (Robert Hossein et Joël Pommerat ont usé de ce biais dramatique, on le sait) s’est donc levée, sans se douter apparemment un seul instant qu’on se jouait d’elle. « Levez-vous », paralytiques de l’opinion rivés à vos fauteuils payants, hommes et femmes troncs, redevenez un instant des êtres humains qui se dressent (pendant ce temps, l’acte quatre se déroule dans son intégralité, et même plus). Levez-vous. Mais rasseyez-vous ensuite. The show must go on.
Ainsi le public se met-il alors, autour de moi, à attendre la fin de la pièce. Quoi, la fin du monde est arrivée, on m’a donné l’illusion d’y participer, et la pièce n’est pas finie. Non, il reste quelque menue monnaie, dirai-je : le retour à l’ordre. Un homme qui a prétendu l’incarner, qui s’est dressé, va rejoindre le peuple des assis, autour de la table familiale – plus que cela, trahi par l’un des « siens » (son beau-père) il va plus ou moins, en dépit des apparences, rentrer dans le rang : voilà ce que nous donne à voir et à entendre Ibsen, et après lui, la mise en scène ingénieuse et ambiguë (je crois l’avoir suffisamment dit) de Jean-François Sivadier. Stockmann est frustré, il est temporairement abattu, mais il semble oublier qu’on l’autorise à ouvrir une école où il pourra professer ses convictions, rétablir la vérité (sa vérité), entouré des siens, dans un régime qui – malgré tout – le laisse s’exprimer, au gré de la « majorité compacte » telle qu’elle se fait et se défait. Ouvrir une école : dans ces colonnes, on pourra penser que le projet peut nous séduire, mais pour y professer quoi ?
Acte quatre
On reviendra alors à la fin de l’acte quatre de la pièce, où Stockmann développe un long monologue qui ouvre à Nicolas Bouchaud un boulevard pour une improvisation surprenante, si l’on veut bien considérer qu’elle aboutit à une remise en cause de l’acte théâtral lui-même – au moins en apparence. Stockmann/Bouchaud (il est assez vite malaisé de distinguer qui parle alors) nous donne à entendre son exécration du public, le bon vieux public bien docile qui vient s’endormir dans ses certitudes : « Le public applaudit à de très bons spectacles, nous est-il rappelé, mais je l’ai vu aussi applaudir pareillement à de très mauvais spectacles ». Ou bien, citant une directrice de scène nationale à notre acteur : « Alors, comment vous l’avez trouvé “mon” public ? » « Mon public ! rugit Nicolas Bouchaud. Mais non, il n’y a pas de bon public, de bonne pièce !… ».
Le miroir que nous tendent Ibsen comme ici son interprète est terrible en effet. Mais qu’il nous soit permis de nous demander ce qui, à la dix-neuvième, à la vingtième représentation de cette violence théâtralement ritualisée, restera de ce déchaînement stylisé ? Il me semble qu’il est ici comme partout ailleurs sur le plateau et en dehors du plateau (le comédien nous parlant du « quatrième mur », ce qui n’est pas commun en effet sur une scène) avant tout question de jeu et de technique théâtrale, et si part d’improvisation il y a, elle nous est apparue à en juger par les déplacements de la troupe autour de son comédien pivot tout à fait contrôlée.
Le « danger » (guillemets de rigueur) de ce déchaînement tragique, toutefois, c’est qu’il ne remplisse pas sa fonction cathartique, lors même qu’il s’adresse à un « public » changeant, pour ne pas dire aussi versatile que le « peuple » que l’on nous présente et représente. À qui en effet s’adressent ces diatribes contre le mensonge ? Aux politiques, aux représentants de l’ordre (forcément « bourgeois »), aux journalistes ? L’actualité inciterait plutôt à la prudence. Si vérité il y a encore, en notre ère du soupçon généralisé et des « faits alternatifs », si possible expression de la vérité il y a encore, alors il importe de lui donner toutes ses chances. The medium is the message, théorisa McLuhan : Stockmann a le tort de s’impliquer corps et biens dans son combat. Il n’en est que plus vulnérable en effet.
Le héraut porteur de la mauvaise nouvelle s’avère un bien médiocre héros, pour finir. Pas exemplaire, ou alors, exemplaire de la corruption des corps et des esprits. Le corps de l’acteur est bien présent, mis en scène et mis en question, engagé dans l’action comme l’est le jeu toujours extrêmement physique de Nicolas Bouchaud, comme il a déjà été dit. Corps présent, au-delà même de la question sanitaire posée par l’intrigue de la pièce (un mal insidieux et invisible ravagera à terme la santé de tous les habitants, nous est-il annoncé – la pièce datant de 1883, on songera que Pasteur officie dans ces années-là : 1881 mise au point du vaccin contre le charbon des moutons, 1885 découverte du vaccin contre la rage).
Quid pour finir, me demanderez-vous, de l’urgence écologique mise en évidence dans cette histoire ? Si l’on y songe sérieusement, on tiendrait bien là le sujet véritable, et le plus actuel à nos oreilles, de la pièce. La question pourtant est vite balayée. On retourne au drame psychologique où excelle et se retrouve Ibsen, « spécialité » du laboratoire théâtral (plutôt que pharmaceutique) que constitue cette œuvre pessimiste et empreinte d’une brutalité certaine. Brutale et sans pitié pour son auteur même, si l’on songe que, frappé d’apoplexie en 1900 – comme Flaubert vingt ans avant lui – il mettra six ans à mourir, étouffé en quelque sorte par la pesanteur sociale, le mal sociétal qu’il n’aura eu de cesse de dénoncer.
Acte de (non) contrition
Retour au calme. Avant une salve d’applaudissements nourrie.
Un instant on s’interroge. Et l’on croit voir alors dans le regard de Nicolas Bouchaud, sous les applaudissements, un léger voile de désespoir. Tout ça pour ça ? Le public, sagement, reste assis. Retour à la norme, à la normale. Chacun retourne à sa voiture. On a été victime d’une illusion. On relira utilement le Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot : Nicolas Bouchaud est un acteur de sang froid – de sens froid, écrivait-on au siècle de Diderot. Il nous a joués, au double sens du terme. Non qu’il se soit ouvertement moqué de « son » public, mais il l’a assurément mystifié. Tout cela restant très professionnel. On atteint là sans doute à la limite du spectacle : cette violence mise en scène, cette semi-improvisation, le dernier acte est là pour nous rappeler qu’elles étaient jouées, préméditées, contrôlées – sinon totalement maîtrisées. Mais ce doute, si léger soit-il, nous est-il permis, tant la note est tenue jusqu’à la fin de la pièce ? Jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à cette hésitation dans la formulation de la dernière réplique – comme si le comédien cherchait et créait son texte encore, là, devant nous sur scène.
On aimerait poser une ou deux questions à Nicolas Bouchaud, dont la personne, dont le corps, on l’a dit et répété, est régulièrement projeté sur le devant de la scène dans les mises en scène de son alter ego Jean-François Sivadier (ces deux-là travaillent ensemble depuis vingt ans et plus). Ici encore, en effet, on le retrouve en boxer short une fois son pantalon déchiré par la foule en colère contre « l’ennemi du peuple ». Qu’est ce qui vous passe par la tête, ci-devant comédien Bouchaud, vous que l’on a vu ces dernière années en Dom Juan mis à nu et damné, en Galilée persécuté, en Docteur Petypon (déjà médecin !) « harcelé » par la Môme Crevette, que vous passe-t-il donc par l’esprit au moment de saluer un public que vous avez fustigé à travers les phrases d’Ibsen, lorsque vous revenez le saluer, ce même public qui applaudit sa propre condamnation ? Que pouvez-vous bien penser lorsque vous nous faites croire à une hésitation sous la plume d’Ibsen alors qu’il va conclure sa pièce sur le désespoir manifeste de l’ultime déclaration du docteur Stockmann à la face du monde – un monde qui tourne à jamais sur lui-même (« E pure, se gira ! ») et s’épuise en révolutions inutiles ?
Cette dernière réplique qui, exaltant la solitude face à la foule et la victime écrasée par la masse mais qui se relève, montre l’égo sans mesure de Stockmann, personnage au fond guère plus sympathique que ceux qu’il combat, sa déprise du collectif, sa méprise et peut-être un peu de son mépris du reste du monde : « L’homme le plus fort au monde, c’est l’homme le plus seul. » Toujours une bonne dose d’hybris et d’ivresse nietzschéenne chez Stockmann, que dis-je, une overdose pour lui qui oublie un peu vite qu’il reste dans une solitude toute relative, entouré d’une famille aimante et présente au complet à ses côtés pour la fin de la pièce et de son existence.
On songe pourtant, au-delà de cette déclaration de toute-puissance, à Sartre décrivant à la fin de La Nausée son héros, Roquentin, qui éprouve dans sa marche solitaire à travers les rues de Bouville (le nom donné dans le roman à la ville du Havre) un intense et nouveau sentiment de liberté. Tomas Stockmann peut lui aussi, comme Roquentin, se sentir libre : « Seul et libre, mais – conclut Sartre – cette liberté ressemble un peu à la mort. »
Robert Briatte
• « Un ennemi du peuple », d’Henrik Ibsen (1883), traduction d’Éloi Recoing, mise en scène de Jean-François Sivadier (Cie Italienne avec Orchestre). Création à la MC2 Grenoble 7-15 mars 2019. Grand Théâtre de Lorient les 27 et 28 mars. La Coursive – Scène nationale La Rochelle 9-10 avril. Odéon – Théâtre de l’Europe, à Paris, 10 mai-15 juin.
J’ai vu la pièce (extraordinaire ) hier… et je trouve votre critique / analyse remarquable !.