La « haine », le mot médiatique du temps
En 1995, sortait en salles le film coup de poing de Mathieu Kassovitz qui évoquait une bavure policière lors d’une garde à vue, La Haine. Depuis lors, le mot « haine » n’a cessé d’élargir son périmètre d’emploi et ses formes d’expression sur la Toile ont échappé à la censure, au point qu’un collectif de deux-cent-quarante-cinq députés s’est récemment élevé dans une tribune contre la violence « raciste, antisémite, sexiste, islamophobe, négationniste, homophobe et xénophobe » et l’idéologie nauséeuse propagées par certains forums condamnés par la Justice et que doivent bloquer les fournisseurs d’accès mais qui réapparaissent immédiatement sous d’autres noms (Le Monde, 26 janvier 2019).
« Haine » versus « colère »
Le dictionnaire Robert atteste l’utilisation de la locution familière, « avoir la haine » depuis 1986. Employé en alternance avec l’expression « avoir la rage », elle tend à exprimer un ressentiment violent sans objet particulier. Terme-clef du langage dit « de banlieue » amplifié par un grand nombre de textes de rap, la haine semble au départ consubstantielle à une jeunesse, qui à l’instar d’un de ses porte-voix les plus inspirés, Kery James, clame haut et fort ce qui se trame en profondeur : « Ma haine du système est toujours intacte » (« Racailles », 2016).
Cette haine-là trouvait déjà son expression dans un tout autre contexte au travers du mouvement « punk ». Et de fait, par la gratuité apparente des actes qu’elle tend à engendrer, soit des gestes de « pure haine » – caillassage d’abris-bus, vandalisme de magasins ou encore incendies de poubelles – elle mobilise toute l’attention des médias avides de spectaculaire. Corrélativement, elle donne du grain à moudre à tous ceux qui vouent aux gémonies une jeunesse « métèque » présumée sans valeurs et sans projets. Comment ne pas repenser ici à l’aphorisme d’Alphonse Daudet, « La haine, c’est la colère des faibles » (Lettres de mon Moulin) ?
L’opposition sémantique entre haine et colère demeure d’ailleurs saisissante dans le discours actuel quand il s’agit de restituer les faits et gestes des « insurgés », pour reprendre le mot popularisé par Jules Vallès, qu’ils soient « gilets jaunes » ou « lycéens ». La société semble avoir pour ainsi dire apprivoisé la « colère » – à titre d’exemple, celle dite des « ronds-points – alors qu’elle se défie légitimement de toute manifestation de haine, propice à des débordements incontrôlables, autrement dit au passage à l’acte.
Même si le proverbe continue de prescrire que « la colère est mauvaise conseillère » au sens où elle n’impliquerait que des actions impulsives, cette dernière bénéficie pourtant d’une forme d’accréditation tacite : la colère des uns ayant la vertu de participer à une forme de « désobéissance civile » (cf. l’article « Obéir », dans Renommer de Sophie Chérer, p. 221).
Les haines au pluriel
Pour autant, le mot « haine » ne saurait se cantonner à son usage conjoncturel du moment. Haine raciale, haine de classe, appel à la haine, le mot est évidemment multidirectionnel, avec des cibles souvent clairement désignées : haine des Juifs, des Arabes, etc. En ce sens, et d’une façon singulièrement inquiétante, la haine semble devenir un des marqueurs lexicaux dominants des deux premières décennies du millénaire. De ce point de vue, l’expression commune « réseaux sociaux » ne finira-t-elle pas un jour prochain par être compris comme une antiphrase ? Ne parlera-t-on pas à terme de « réseaux asociaux », chargés non pas d’agréger des communautés d’idéalistes ou d’indignés mais d’attiser les « vieilles haines » ou encore les « haines sourdes » ?
À l’inverse, une des leçons à tirer d’un mouvement social aussi puissant que celui des « gilets jaunes » pourrait être la suivante. Si « avoir la haine » correspond bien à un ressentiment individuel présumé exclusif et excluant, inversement, le partage des colères sur les ronds-points, comme l’a montré un reportage récent de Florence Aubenas dans Le Monde (« Gilets jaunes » : la révolte des ronds-points, 15 décembre 2018), a permis à beaucoup d’anonymes de retisser des liens sociaux réels jusqu’à, pour certains d’entre eux, rendre opérationnelle l’expulsion salutaire d’une haine de soi culpabilisante.
Le mot « haine » en dit donc long sur notre temps et sur les vives contrariétés de la société hexagonale. Il mérite ainsi d’être interrogé non pas pour installer définitivement un climat d’inquiétude mais tout au contraire pour en cerner les contours et les directions.
Pour titrer son récit, le journaliste Antoine Leiris, dont l’épouse a été tuée lors des attentats du Bataclan du 13 novembre 2015, retient ainsi le titre le plus fort qui soit, Vous n’aurez pas ma haine, afin de démentir l’inexorabilité d’une vague de haine et de suggérer la possibilité d’une autre voie, fruit d’une vraie colère reconstructive.
Antony Soron, ÉSPÉ Sorbonne Université