La théorie des ensembles. À propos de l’histoire littéraire
Nos bibliothèques racontent une histoire qui ne correspond pas à l’histoire de la littérature, qui ne peut pas coïncider avec elle parce qu’elle est l’histoire de notre vie.
Et si nous sommes capables à peu près de situer ces livres dans l’histoire de la littérature, et capables à peu près de situer l’histoire de la littérature dans l’histoire de France, nous sommes plus capables encore de les situer dans l’histoire de notre vie puisque ce sont eux, davantage peut-être que les photographies, qui nous permettent de reconstituer les voix et les visages, les émotions qu’ils soulevaient en nous.
Ce sont eux qui nous permettent d’accéder à nos identités précédentes, à ces états antérieurs que nous ne sommes plus.
Dans l’arborescence si mobile des analogies par lesquelles nous passons des livres aux souvenirs et des souvenirs aux livres, nous fabriquons notre histoire littéraire en même temps qu’à chaque remémoration nous fabriquons l’histoire de notre vie.
Parce que j’ai lu Le Père Goriot, j’appartiens à la communauté des lecteurs qui ont lu Le Père Goriot.
Parce que j’ai lu Madame Bovary, j’appartiens à la communauté des lecteurs qui ont lu Madame Bovary.
Je serais bien incapable de décider si la communauté des lecteurs qui ont lu Le Père Goriot est plus grande ou plus petite que la communauté des lecteurs qui ont lu Madame Bovary, mais le fait est là : beaucoup de lecteurs ont lu Le Père Goriot, beaucoup de lecteurs ont lu Madame Bovary, et beaucoup de lecteurs ont lu ces deux livres, formant ainsi une autre communauté, la grande communauté des lecteurs qui ont lu Le Père Goriot et Madame Bovary.
Un tout petit peu moins grande, sans doute, que la communauté des lecteurs qui ont lu un seul de ces deux livres, mais encore très grande.
Car ce sont des livres classiques, des livres célèbres dont des extraits sont communément étudiés en classe, des livres patrimoniaux proposés dans toutes les bibliothèques et toutes les librairies, tous les CDI, des prescriptions scolaires.
Mais si nous considérons des livres un peu moins classiques, des livres qui bénéficient plus rarement de prescription scolaire ?
Prenons par exemple Accident nocturne de Patrick Modiano publié chez Gallimard en 2003, réédité dans la collection « Folio » trois ans plus tard, et que j’ai toujours lu comme une réécriture du Grand Meaulnes.
Au hasard, page 108 de l’édition originale, page 130 de l’édition « Folio » :
« La Closerie de Passy n’existe plus et il m’a semblé, un soir de l’été dernier que je remontais en taxi le boulevard Delessert, qu’elle a été remplacée par une banque. »
La communauté des lecteurs qui ont lu Accident nocturne est plus petite que la communauté des lecteurs qui ont lu Le Père Goriot et plus petite que la communauté des lecteurs qui ont lu Madame Bovary. Pas beaucoup plus petite, sans doute, car Patrick Modiano a un très grand nombre de lecteurs, mais un peu plus petite que la communauté des lecteurs qui ont lu Le Grand Meaulnes et un peu plus grande que la communauté des lecteurs qui ont lu Le Père Goriot, Madame Bovary et Accident nocturne, dans cet ordre ou dans un ordre différent.
À chaque addition de livres, le nombre de lecteurs diminue, la communauté se restreint, parce qu’elle se situe à l’intersection de plusieurs communautés de lecteurs qui ne lisent pas de la même manière. Mais en ajoutant Accident nocturne au Père Goriot et à Madame Bovary, la communauté ne diminue pas de beaucoup, le nombre de lecteurs qui ont lu ces trois livres est plus petit que le nombre de lecteurs qui ont lu Le Père Goriot et Madame Bovary mais il est encore très grand.
De telle sorte que la communauté des lecteurs qui ont lu Accident nocturne est formée par l’addition de quatre communautés dont trois sont presque équivalentes, car il est probable que la majorité des lecteurs qui ont lu Accident nocturne ont lu aussi Le Père Goriot et Madame Bovary :
– la communauté des lecteurs qui ont lu Accident nocturne et Le Père Goriot ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Accident nocturne et Madame Bovary ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Accident nocturne, Le Père Goriot et Madame Bovary ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Accident nocturne mais qui n’ont lu ni Le Père Goriot, ni Madame Bovary.
Cette quatrième communauté forme un reliquat de lecteurs, un reste que je serais bien incapable d’évaluer, mais dont le nombre est forcément plus petit que le nombre de lecteurs qui forment les trois premières communautés. Et ce nombre sera plus petit encore, le reliquat sera beaucoup plus grand, si nous considérons des auteurs beaucoup moins célèbres, si nous ajoutons des livres qui ne bénéficient d’aucune prescription scolaire et d’aucune publicité.
Prenons par exemple Déconnection de Claude Ollier, publié chez Flammarion en 1988, et réédité chez POL en 1999 sous le titre Obscuration (Déconnection).
Un livre taciturne où le récit de la remémoration et le récit de l’anticipation partagent le même trouble devant les mêmes phénomènes, témoignent de la même inquiétude.
Au hasard, page 129 de l’édition Flammarion, page 92 de l’édition POL :
« Les cahiers sur la grande table de la bibliothèque, comme je les ai laissés, peu de poussière s’y est accumulée, le dictionnaire ouvert, j’aimais que tout ait l’air de vivre et circuler encore, les étagères d’attendre le classement selon un ordre que je n’ai jamais pu fixer, j’hésitais entre plusieurs ordres et le temps de quitter la maison des livres est venu trop tôt.»
La communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration est beaucoup plus petite que la communauté des lecteurs qui ont lu Accident nocturne et beaucoup plus petite que la communauté des lecteurs qui ont lu Le Père Goriot. Et par conséquent la communauté des lecteurs qui ont lu Le Père Goriot, Madame Bovary, Accident nocturne et Obscuration, dans cet ordre ou dans un ordre différent, c’est-à-dire la communauté des lecteurs qui se situe à l’intersection de toutes les autres communautés constituées par les lecteurs qui ont lu un livre ou deux livres ou trois livres parmi ces quatre livres, est beaucoup plus petite encore, et formée par la superposition de sept communautés dont trois seulement sont presque équivalentes car il est à peu près certain que la majorité des lecteurs qui ont lu Obscuration ont lu aussi Le Père Goriot et Madame Bovary alors qu’il est beaucoup moins certain que la majorité des lecteurs qui ont lu Obscuration ont lu aussi Accident nocturne :
– la communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration et Le Père Goriot ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration et Madame Bovary ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration et Accident nocturne ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration, Le Père Goriot et Madame Bovary ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration, Le Père Goriot et Accident nocturne ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration, Madame Bovary et Accident nocturne ;
– la communauté des lecteurs qui ont lu Obscuration mais qui n’ont lu ni Le Père Goriot, ni Madame Bovary, ni Accident nocturne.
Et si nous continuions ainsi, si nous ajoutions dix livres à ces quatre livres, si nous ajoutions cinquante livres, deux cents livres, le nombre des lecteurs qui auraient lu tous ces livres serait encore plus petit, les intersections seraient beaucoup plus nombreuses avec le nombre des lecteurs qui auraient lu l’un de ces livres mais la communauté des lecteurs qui les auraient tous lus serait beaucoup plus restreinte,
le nombre de lecteurs qui partageraient le fait d’avoir lu également tous ces livres serait beaucoup plus réduit,
jusqu’à ce que par ajouts successifs parmi tous les livres qui les ont menés à ceux-là, selon diverses proximités et diverses analogies, cette communauté soit réduite au minimum,
forme une communauté dernière constituée d’un seul individu, une communauté individuelle, le seul lecteur à l’intérieur de cet ensemble à avoir lu tous ces livres.
C’est cette communauté individuelle, peut-être cette autre sorte de « communauté inavouable », qui recueille notre histoire littéraire ;
c’est cette communauté individuelle, à l’intersection d’innombrables autres communautés, qui exprime notre seul rapport possible à l’histoire de la littérature, notre histoire singulière à l’intérieur de l’histoire collective,
notre histoire du dedans formée de tous les livres que nous avons lus à l’intérieur de l’histoire du dehors formée de tous les livres qui existent.
Notre rapport à la littérature ne peut pas être perçu comme un écart à l’histoire littéraire, ne peut pas être pensé comme une soustraction. Il ne peut pas davantage être pensé comme une addition des livres ni comme une addition des états intermédiaires dans lesquels nous avons lu ces livres. Notre rapport à la littérature est un rapport entre des ensembles qui forment des intersections et la communauté individuelle est un rapport d’adéquation avec notre histoire littéraire, un rapport d’adhésion à nous-même qui n’exclut pas la contradiction.
D’une certaine manière notre rapport à la littérature, dont l’économie relève de notre histoire littéraire augmentée de notre capacité à nommer les analogies qui en dessinent l’arborescence et de notre capacité à en déplier les ramifications pour la transformer en récit, n’est rien de plus que notre identité elle-même, l’intersection la plus étroite de nos états intermédiaires, comme le plus petit territoire où se rejoignent la permanence et la fragilité, la plus petite surface commune à la persistance et à l’oubli.
C’est parce que nous avons lu ces livres, parce que nous avons constitué cette communauté individuelle comparable à toutes et identique à aucune autre, parce que notre histoire littéraire est celle-là, que notre identité a pris cette direction, s’est infléchie de cette manière, à la recherche de livres qui nous correspondent mieux, qui possèdent sur nous une plus grande influence.
Dans l’arborescence de mon histoire littéraire, le fait d’avoir lu Gyroscope de Michel Butor a modifié ma lecture du Père Goriot et de Madame Bovary, en m’invitant à les regarder comme des collages,
des lames amovibles à l’intérieur d’une grande marqueterie,
en m’incitant à considérer chaque livre comme « un mobile réveillant la mobilité des autres livres, une flamme ranimant leur feu » (Répertoire II, « Victor Hugo romancier », Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1964, p. 240).
Chaque livre nous apprend à lire.
Chaque livre fabrique de nouveaux livres et de nouvelles analogies.
Chaque livre transforme notre langue et en transformant notre rapport à la langue il transforme notre rapport à l’identité.
Sans cette langue qui est devenue la nôtre dans la communauté individuelle, sans ce rapport individuel à la langue, nous serions tellement différent que nous serions quelqu’un d’autre.
Lorsque l’enseignant et les élèves mènent ensemble une lecture analytique, ils ne s’expriment pas en mobilisant une langue commune et en revendiquant une histoire commune de la littérature, ils s’expriment en recourant à leur propre usage de la langue et à leur propre histoire littéraire ;
et ce recours garantit que la lecture analytique ne relève pas d’une interprétation horizontale, assénée par l’enseignant supposé savoir aux élèves supposés ignorer, ni d’une interprétation inversée par laquelle les élèves supposés émettre s’adressent à l’enseignant supposé recevoir, mais d’un débat contradictoire qui trouve son parachèvement dans la négociation ;
car nous n’avons pas accès à la langue commune, nous ne connaissons pas la signification exacte des mots, nous ne connaissons même pas la signification particulière que nous leur donnons, nous cesserions de parler si nous la connaissions ; et nous n’avons pas davantage accès à l’histoire commune de la littérature, nous ne la connaissons pas non plus, nous ne connaissons même pas notre propre histoire littéraire,
nous sommes incapables d’identifier l’extension de notre communauté individuelle, nous pouvons nommer quelques livres, proposer le récit de quelques analogies, et parfois même faire de ce récit un livre, mais jamais décliner tous les livres et jamais décliner toutes les analogies, sans quoi nous serions aussi malheureux et aussi fous que le personnage de Borges dressant l’« inutile catalogue mental de toutes les images du souvenir », avec une précision d’halluciné, alors que « [p]enser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire » (Fictions, « Funes ou la Mémoire » in Œuvres complètes, I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », trad. Paul Verdevoye, 1993, p. 516, p. 517).
Nos bibliothèques racontent une histoire qui ne correspond pas à l’histoire de la littérature, qui ne saurait avoir avec elle aucun rapport d’homothétie puisqu’elle ne constitue pas la réduction d’une plus grande histoire sur un plus petit plan individuel ;
elles racontent une histoire en réseau formée des livres que nous avons gardés et des livres que nous avons sauvegardés du pilonnage et de l’oubli,
bribes de ce que nous avons lu, infimes portions de ce que nous aurions pu lire,
quelques présences parmi une immense quantité d’absences.
Nos bibliothèques sont cet enregistrement lacunaire de nos lectures, ce greffe partiel de notre histoire littéraire, une accumulation de preuves entretissées par des analogies, où nous gardons une place pour les livres que nous avons perdus, que nous ne saurions jamais remplacer par de nouveaux exemplaires car nous avons l’intuition que leurs textes seraient peut-être décevants, ne sauraient s’élever à la hauteur de leur promesse égarée ;
nos bibliothèques sont des écarts,
nos bibliothèques sont des frasques parmi d’autres bibliothèques qui ne se définissent pas comme une soustraction à l’histoire de la littérature, comme un manquement répréhensible à une obligation supérieure de lecture, mais qui se définissent au contraire par l’enlacement des livres que nous avons lus et des livres que nous n’avons pas lus, par l’enchevêtrement des livres auxquels nous avons accès et des livres auxquels nous n’avons pas accès, qui se déroberont toujours à nous parce que nous n’en possédons pas les clefs, parce que nous ignorons les codes qui nous permettraient de les déchiffrer, parce qu’il appartient à notre identité de les ignorer.
Nos bibliothèques racontent une histoire qui est notre vie, à l’intersection d’autres livres et d’autres vies, racontent une histoire littéraire qui fait de chaque lecteur une exception, de chaque communauté individuelle une singularité.
C’est cette exception qui mène à rêver de nouveaux livres.
C’est cette singularité qui mène à inventer de nouvelles vies.
Julien de Kerviler
• Voir sur ce site : Perdre un livre. À propos de l’histoire littéraire, par Julien de Kerviler.