"1968. De grands soirs en petits matins", de Ludivine Bantigny
Notre pays, qui adore les commémorations, ne pouvait évidemment passer sous silence le cinquantième anniversaire de ce que l’on a parfois appelé les » événements de Mai 68 ».
De nombreux reportages dans les médias sont revenus sur ce moment devenu historique, diverses publications (plus d’une centaine) l’ont choisi comme sujet de réflexion ou d’étude. Parmi les multiples livres traitant du sujet, en voici un qui, loin des polémiques et des extrapolations, analyse avec rigueur le mouvement et s’intéresse aux divers acteurs qui y ont participé.
L’auteur, Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l’université de Rouen-Normandie et spécialiste de l’histoire du XXe siècle comme le prouve l’essai dont elle est l’auteur, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours (Seuil, 2013).
Plutôt que de refaire le récit de ce moment particulier, nous pouvons, à partir du travail de l’historienne, énumérer, en vrac, un certain nombre d’éléments qui aident à la compréhension :
• Mai 68 peut être considéré comme un « événement pur » pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze et Félix Guattari, c’est-à-dire un événement qui échappe aux classifications habituelles et relève de l’irrationnel ; ce qui semblerait décourager les tentatives d’explication ;
• Mai 68 a été, on l’a beaucoup dit, inattendu, non calculé, quasi improvisé ; c’est ce qui le différencie des « révolutions » et même des révoltes ;
• Mai 68 est précisément difficile à définir dans sa nature ; sauf par la négative, car il représente, écrit l’essayiste « le refus du consentement à l’ordre établi et la remise en cause des dichotomies », dichotomie entre les différentes catégories sociales ou professionnelles ;
• Mai 68, pourtant contient des projets d’émancipation et propose « l’esquisse d’un monde différent » ; parfois avec humilité, parfois avec exaltation sont proposées des « utopies concrètes » dans lesquelles « le rêve et la grève sont complémentaires » ;
• Mai 68 ne part pas de rien, et le moment où il se produit n’est pas aussi « glorieux » qu’on le dit (l’adjectif fait référence aux fameuses « trente glorieuses » théorisées par Jean Fourastié) ; les salaires sont bas (500 F pour un ouvrier, soit 750 €) ; le chômage est encore faible, mais il commence à inquiéter ; le temps de travail est souvent lourd (jusqu’à 48 heures) ; le nombre d’étudiants, qui a doublé en vingt ans (passant de 500 000 à 1 million) transforme l’université ; les conflits se multiplient, attisés par la CGT et le PCF tout-puissants ; pour reprendre une expression de l’auteur, « le feu couve sous la cendre » ;
• Mai 68 doit être envisagé dans sa dimension « internationaliste » : il récupère les tendances anticolonialistes (les lendemains de la guerre d’Algérie, le moment de la guerre du Vietnam), se nourrit des troubles dans le monde (notamment au Moyen-Orient), se prolonge par des contestations dans des pays voisins (Allemagne, Italie, Tchécoslovaquie) ;
• Du côté de la police, les forces sont divisées, les stratégies pas toujours cohérentes ; même hésitation au niveau de l’État qui n’est pas préparé à l’événement, ne prend pas sa mesure exacte, hésite entre divers types d’actions, affiche des positions différentes, voire opposées, entre de Gaulle et Pompidou, Grimaud et Marcellin, Debré et Capitant, se trompe d’adversaire, applique les anciennes recettes (diviser pour mieux régner, par exemple) ;
• Ces difficultés, atermoiements, erreurs, tiennent à la nature du mouvement que décrit le romancier Serge Velay que l’auteur cite longuement : « Une impatience. Une exigence. Un pur élan. Un refus. Un mouvement souverain. Une surprise émerveillée. Un état d’ébullition. Une intensité. Une effervescence. Une hardiesse… », etc. Face à du sensible, de l’affect, difficile d’agir. C’est un moment « où les émotions jouent un rôle décisif » ;
• À propos de ce moment particulier, Ludivine Daubigny insiste sur la « joie » des participants et la « haine » des opposants ; sur l’humour qui souvent l’emporte (les fameux slogans) ; sur la créativité : « une foule est devenue poétique » annonce un graffiti à la Sorbonne, et il est vrai que les poèmes, le théâtre, les arts se libèrent ; et bien sûr la prise de pouvoir de « l’imagination » ;
• En Mai 68 on a beaucoup dit que les femmes étaient absentes ; c’est en partie vrai, car elles ne sont jamais les chefs de file, souvent en retrait ; toutefois les revendications féminines vont prendre de l’importance et de la visibilité, la sexualité cesse d’être taboue, la régulation des naissances est en marche ;
• Les effets de Mai 68 ne sont en rien négligeables mais seront souvent différés, perçus avec quelques années de retard : changement dans le personnel politique, nouvelle organisation du travail, réforme de l’université, libéralisation des mœurs, émergence de modèles alternatifs ; avec certaines promesses non tenues : l’autogestion, la participation. Le bilan est contrasté, relevant du principe du verre à moitié plein ou à moitié vide.
Nous pourrions continuer à décliner des composantes ou des constats. Comment conclure ? Pour l’auteur, le mieux est de ne pas conclure, de ne pas chercher à donner du sens à un événement dont le principal mérite est d’avoir existé. Elle clôt son livre sur une citation de Proust qui, parlant d’un livre, écrit : « ce qu’il peut nous donner, ce sont des désirs » (Sur la lecture, 1906). Même chose pour Mai 68 : une source de désirs.
Yves Stalloni
• Ludivine Bantigny, « 1968, De grands soirs en petits matins », Seuil, 2018, 458 p.
• « Véro en mai », d’Yvan Pommaux et Pascale Bouchié, un album de jeunesse pour comprendre Mai 68, par Antony Soron.