"Blade Runner 2049", de Denis Villeneuve, d'un classique à l'autre
On se souvient de Blade Runner de Ridley Scott, cette œuvre unique, originelle, passée inaperçue à sa sortie en 1982, puis devenue quinze ans plus tard un film culte.
Inspiré du roman de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques?, le film raconte la lutte entre des androïdes appelés « replicants », créés par la Tyrell Corporation « plus humains que les humains » et les blade runners, replicants eux-mêmes, chargés de les éliminer. Il prévoit un crépuscule de l’humanité où les clones seront mêlés aux humains, où les seules étoiles seront les néons publicitaires et où on apprendra à mourir.
Blade Runner signifie « celui qui court sur le fil du rasoir ». Harrison Ford incarnait en 1982 Rick Deckard, un de ces chasseurs de replicants, retiré de la vie active mais rappelé pour la mission spéciale d’éliminer – de « retirer » – des spécimens particulièrement dangereux restés actifs, qui tuent le président de l’entreprise. La suite a été confiée au Canadien Denis Villeneuve qui s’est distingué par l’extraordinaire Arrival (Premier contact).
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De « Arrival » à « Blade Runner 2049 »
Ce film de science-fiction, inspiré de la nouvelle de Ted Chiang L’Histoire de ta vie, qui se trouve dans le recueil La Tour de Babylone (« Folio SF », Gallimard, 2010), avait enchanté la critique et le public, avec ses mystérieux vaisseaux qui surgissent un peu partout sur Terre et son équipe d’experts qui, sous la direction de la linguiste Louise Banks, tente de comprendre leur langage et leurs intentions. Avec Blade Runner 2049, il repousse la date d’anticipation encore non atteinte du film de Ridley Scott, puisqu’on passe de 2019 à 2049. Et il relève un défi personnel : celui de réaliser un sequel capable de continuer sans plagier, de prendre la suite avec de nouvelles idées sans empiéter sur l’œuvre-culte, qu’il cite avec vénération et humilité.
La scène d’ouverture est parlante à cet égard : à l’iris turquoise sur un enfer nocturne succèdent un œil gris et un champ de panneaux solaires aseptisé de la même couleur. Puis on découvre un univers dystopique, celui d’une Los Angeles devenue une immense décharge, une ville désertique et apocalyptique, caractérisée par la stratification verticale du décor et de la société ; les replicants sont désormais obéissants, esclaves, et les humains, sur les sommets, presque absents. La première séquence, dédiée aux fans, assure la continuité en montrant un élément du story board prévu par Ridley Scott, mais finalement abandonné, et que l’on peut voir dans le documentaire Dangerous Days sur le making of du film de Ridley Scott.
La particularité de ce nouvel opus est de poser avec encore plus d’acuité les questions clé que pose toujours Philip K. Dick: Qu’est-ce que le réel ? Qu’est-ce qu’être humain ? Qu’en est-il de notre libre arbitre ? Et la réponse est toujours la même: seule la capacité de ressentir définit l’homme. Le sentiment et l’empathie sont ses caractères distinctifs. La douleur est son privilège: « Pain reminds you that joy was true. »
Créateur et créature
Entre-temps, à Tyrell a succédé Wallace (Jared Leto), avec sa nouvelle entreprise de fabrication de replicants, et K obéit aux ordres de Joshi, une humaine (Robin Wright). Blade Runner 2049 brouille encore davantage la limite entre créateur et créature en faisant de Tyrell et de Wallace des apprentis sorciers qui se prennent pour Dieu puisqu’ils créent les replicants à leur image. Wallace a même l’ambition de perfectionner ses Nexus en passant du numéro 6 au 9 jusqu’à en faire des « anges ».
Mais le mot nexus, emprunté à la biologie, désigne la jonction entre les cytoplasmes de deux cellules. En latin, c’est le participe passé du verbe necto qui signifie attaché, prisonnier, malfaiteur. Cette double étymologie fait donc des replicants des esclaves potentiellement malfaisants, mais ils ressemblent à s’y méprendre à des humains. Tandis que la froideur mécanique de Robin Wright ou Jared Leto en cyborg font plutôt penser à des robots. Les humains seraient-ils moins humains que les replicants?
Dans le film de 1982, Deckard tombait amoureux de Rachel, un nouveau prototype, une replicant brune aux yeux verts créée par Eldon Tyrell, dont la particularité était d’avoir les souvenirs de la nièce de son concepteur et de penser qu’elle était humaine. Son nom évoque la Rachel biblique, épouse de Jacob, d’abord stérile, puis mère de Joseph et de Benjamin. Or toute la question du second film est de savoir si les deux héros ont eu un enfant et si cet enfant est K, le blade runner de dernière génération incarné par Ryan Gosling, dont le nom évoque autant Kafka que Philip K. Dick. Car l’enfantement, mode de génération humain par excellence, mène à la recherche d’un messie ou d’une sorte de futur Moïse guidant son peuple vers l’émancipation et la révolte. Libération ou bain de sang en perspective ?
À la recherche du temps perdu de l’enfance
Le premier thème du film est donc la recherche menée par K pour découvrir s’il est né d’une femme et quelle est sa filiation. Il a retrouvé un petit cheval de bois grossièrement sculpté qui corrobore un souvenir et lui sert d’indice. Cette recherche du temps perdu de l’enfance fait toute l’originalité du film de Denis Villeneuve, qui joue sur la mélancolie et la nostalgie d’un passé inconnu. La mémoire, attribut humain par excellence, y constitue l’enjeu principal. Le cheval de bois est l’équivalent de la luge du film d’Orson Welles Citizen Kane sur laquelle était gravé le mot Rosebud. La musique de Benjamin Wallfish et Hans Zimmer intercale à plusieurs reprises quelques notes de Pierre et le loup de Prokofiev pour souligner le thème de l’enfance. Mais cette quête de l’origine est vouée à l’échec car la mère serait morte en couches et la recherche du père semble une illusion supplémentaire.
Cette recherche est en fait celle d’une humanité en voie de disparition. La nostalgie qui s’empare du spectateur est celle d’un passé révolu de la société qui résonne étrangement à notre époque chaotique. La ville filmée en plans larges symbolise par sa dégradation la chute d’une civilisation. Les hologrammes de Frank Sinatra, d’Elvis Presley, de Marilyn Monroe évoquent la magie du cinéma de naguère. L’architecture et l’ameublement de l’entrepôt où vit Deckard, explorés par la profondeur de champ, semblent dater des années où le décor, expression de ses habitants, était une composante capitale de l’environnement, où la vie privée existait et où les sentiments étaient naturels.
La belle scène entre Harrison Ford et Ryan Gosling dans cette pièce remplie de souvenirs du temps jadis est moins une scène de transmission qu’un enseignement du lâcher prise. Si Deckard était lui-même un replicant, comme l’affirme Ridley Scott, à plus forte raison K doit renoncer à se croire son fils et un être humain. Dévaluation du père, vieilli, usé, adonné à l’alcool, devant son pseudo-fils encore abusé sur sa nature. Gros plans pour cette intimité factice, si provisoire soit-elle.
Cette méditation philosophique, qui renoue avec celle d’Arrival sur le passé, la vie et la mort, est favorisée par une lenteur délibérée du rythme. Des plans séquences extrêmement longs étirent la durée, traduisent les incertitudes du héros et incitent le spectateur à la réflexion. S’il n’y a ni émotions, ni sentiments parentaux, qu’en est-il de l’amour ? Il est lui-même voué à l’échec, puisque K aime une intelligence artificielle, l’hologramme d’une jeune femme ravissante (Ana de Armas), qu’il ne peut serrer dans ses bras que par procuration, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’un être plus réel qui se substitue à elle.
Belle idée de dévouement sublime et magnifique scène d’amour à trois, entre réel, illusoire et replicant ! Transparences, superposition d’images, une grande idée cinématographique qui renvoie au cinéma muet alors qu’on est dans les effets spéciaux du futur le plus avancé.
Quel est donc le moyen de se montrer humain et d’avoir une identité ?
Dans la Genèse, l’homme n’acquiert d’identité que peu à peu, à mesure qu’il se sépare de Dieu. De même ici, K s’humanise en se séparant de son travail et des humains qui l’ont créé et qui l’emploient. Alors est-on un individu par les sentiments? Les souvenirs ? Le désir (Spinoza) ? Les actes ? La conscience ? L’âme ? La réponse du film est dure : c’est par la mort – Dying for the right cause is the most human thing we can do. Et si la longévité qu’on nous promet n’était pas une si bonne nouvelle?
Vivre, disait Montaigne, c’est apprendre à mourir. La tristesse infinie de ce film naît de cette découverte du nécessaire renoncement, évoqué en particulier par l’arbre mort qui évoque Le Sacrifice, de Tarkovski. Après tant d’espoirs déçus, K saura-t-il renoncer à son tour? Le visage figé de Ryan Gosling étendu sur la neige, mouillé par les larmes et la pluie, exprime une mélancolie insondable.
Décidément, comme pour Arrival, on peut dire que sa structure narrative, sa recherche visuelle originale qui produit des images d’une grande beauté et les questions qu’il pose donnent à ce film la spécificité d’instaurer une science-fiction de haut niveau, centrée autant sur les effets spéciaux que sur les problèmes philosophiques. C’était déjà l’ambition de Ridley Scott. Loin de le trahir, Denis Villeneuve poursuit le même objectif par ses propres moyens.
En ne concluant pas, en laissant subsister le mystère, il stimule l’imagination des spectateurs, qui rivalisent d’hypothèses explicatives. Mais en réalité, c’est cette interrogation même qui compte, car toute explication ne peut que limiter la portée de cette œuvre, dont l’intérêt est justement le mystère, c’est-à-dire l’inquiétante étrangeté et le malaise qu’elle laisse subsister. Ce film qui nous habite, nous obsède, est appelé à devenir un classique du genre.
Anne-Marie Baron
Votre analyse est saisissante. Elle transporte le débat de fond bien au delà de ses limites habituelles. Ce film est bien plus riche qu’il n’y paraît !
Il me semble qu’Arrival n’était pas moins complet/complexe, peut-être aurait-il mérité une analyse à part entière ?