Et si écouter lire était aussi le propre de l’homme ?

Jean-Michel Blanquer, alors tout récent ministre de l’Éducation nationale, s’est engagé au mois de juin 2017 à offrir à 150 000 élèves de CM2, dans le cadre de l’opération « Un livre pour les vacances », un recueil de fables choisies de Jean de La Fontaine. Il bénéficiait en cela de la bénédiction du fabuliste, qui, dans sa préface de 1668, recoupait l’avis de Platon concernant Ésope : « Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre. »
Cette initiative se doublait de vertus pratiques dans la mesure où une version « audio » de ces fables est téléchargeable sur le site Eduscol.
Il est ainsi possible pour l’élève non seulement de lire une partie d’une œuvre littéraire patrimoniale mais également de l’écouter interprêtée par le comédien Michel Elias. Or, c’est certainement la question de l’écoute du livre ou, si l’on préfère, de la reconquête du texte par l’oreille que la proposition ministérielle vient indirectement de relancer.

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Le temps perdu du conteur
Jean-François Chabas dans le Manifeste publié par l’école des loisirs en 2014, Lire est le propre de l’homme, énonce une idée qu’il juge lui-même « effrayante » :

« Si j’avais été livré à la télévision, aux consoles de jeux et à Internet, mais quasiment privé de lecture, comme il est de plus en plus fréquent chez les enfants, je serais une autre personne, sèche et creuse assurément […] » (p. 23).

« Quasiment privé de lecture… »  Cette terrible virtualité est malheureusement devenue réalité dans de nombreuses familles et ce pour des raisons à la fois sociologiques et culturelles. Toutefois, à les observer dès l’âge préscolaire, il apparaît bien que les enfants qui n’aiment pas qu’on leur raconte des histoires sont infiniment rares. Il est d’ailleurs commun de rappeler que c’est précisément par l’écoute que commence l’étrange et sublime aventure de la lecture.
Au commencement est en effet cette fameuse histoire avant de dormir et/ou cette « chanson douce que me chantait ma maman » dont Henri Salvador a fait un standard de la chanson française.

« Une chanson douce
Que me chantait ma maman,
En suçant mon pouce
J’écoutais en m’endormant.
Cette chanson douce,
Je veux la chanter pour toi
Car ta peau est douce
Comme la mousse des bois.
 
La petite biche est aux abois.
Dans le bois, se cache le loup,
Ouh, ouh, ouh ouh !
Mais le brave chevalier passa.
Il prit la biche dans ses bras.
La, la, la, la. […]  »

Le nœud originel de la lecture tient par conséquent à une transmission orale. Or, avec la nécessité du déchiffrage en cours préparatoire et plus tard – et pour longtemps – du questionnaire de lecture en classe –, on en vient à se demander si le texte lu n’a pas fini, insensiblement, par ne plus se faire entendre.
La vue aurait-elle définitivement supplanté l’ouïe et le cogito les émotions du lecteur/auditeur premier ?
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Lire c’est encore et toujours entendre

Dans son recueil d’articles, L’Art presque perdu de ne rien faire (Grasset, 2014), Dany Laferrière développe une réflexion très stimulante sur la disparition progressive de l’écoute des textes : « Il y a quelque chose qu’on a perdu et qui nous vient de l’enfance, c’est la lecture à haute voix », affirme l’académicien d’origine haïtienne avant d’ajouter :

« Aujourd’hui, je pense que c’est l’habitude de lire dans les parcs, les cafés, le métro ou l’autobus, disons en public, qui nous a poussés, par courtoisie, à lire uniquement avec notre esprit des mots qui sont faits pour notre bouche  » (p. 173).

Dans la continuité de ses propos, l’image qui suit pourra sans doute sembler hardie tout en n’en demeurant pas moins parlante par rapport au sujet développé ici. Combien d’enfants passent sans transition du biberon à d’autres aliments parce que leurs parents ont décidé qu’il fallait maintenant grandir ? Et, corrélativement, combien d’enfants quittent prématurément le chant de cette histoire au coucher pour les images stéréotypées des dessins animés allumés en boucle du matin jusqu’au soir ?
Que deviennent ces oreilles qui étaient prêtes à entendre tant et tant de belles histoires ? Que deviennent ces premières portes vers l’imagination ? Ne se ferment-elles pas au fil des années ?
 

Retrouver des occasions de raconter les livres

La proposition de groupements de textes, notamment à partir de l’entrée en sixième, peut avoir tendance à confirmer l’appréhension négative que l’élève s’est construit au fil des années vis-à-vis de la chose littéraire telle qu’elle lui imposée à l’école. Désormais et définitivement, il ne sera plus question d’histoires à raconter mais uniquement de textes à analyser.
Il est donc impératif pour le professeur de lettres d’agir sur deux leviers fondamentaux susceptibles de redonner aux élèves le goût des œuvres littéraires.
Le premier est évident. Il tient à la qualité de la lecture à haute voix. Comme on ne s’improvise par professeur, on ne devient pas un bon lecteur à haute voix en quelques instants. De ce point de vue, il est impératif que la formation initiale au sein des ÉSPÉ donne l’occasion d’approfondir cette compétence. Conscients de l’importance à accorder à l’écoute, nombre d’éditeurs scolaires accompagnent désormais le manuel papier d’un complément numérique où figurent des mises en voix de textes littéraires par des comédiens confirmés. Et bien des éditeurs de littérature de jeunesse ou de littérature générale proposent des interprétations audio des livres qu’ils publient.
Le second levier est moins attendu. Il n’en relève pas moins du bon sens. Extraire un texte d’un récit selon un axe thématique propre à une séquence donnée est nécessairement frustrant pour le potentiel lecteur. Il est important, simplement, naturellement, de raconter ce qui se passe avant (préalablement à l’analyse de l’extrait retenu) et après (particulièrement à la fin de l’analyse), autrement dit d’investir le récit pas sa propre formulation de « conteur ».
L’efficacité de cette démarche sur le plan de la gestion de la classe reste par ailleurs à souligner. Les élèves, en effet, ne sont jamais plus attentifs que quand ils écoutent leur professeur leur raconter une histoire. Sur ce plan, sans doute n’ont-ils pas changé depuis les premières années des classes maternelles, avant l’âge de la lecture autonome.
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Lecture plaisir et lecture plurielle

Assis sur le banc, les enfants n’étaient-ils pas d’autant plus intéressés par l’histoire que leur maître (ou maîtresse) osait la leur lire comme s’il/elle souhaitait la leur raconter ? Assis sur le banc, n’étaient-ils pas ensemble à partager la même histoire ? Ne s’apparentaient-ils pas au « petit élève » auquel pense la romancière Nathalie Kuperman dans sa contribution à l’ouvrage Lire est le propre de l’homme  :

« Le visage de ce garçon et son sourire lorsqu’il m’avait confié que, pour lui, lire, c’était comprendre qu’il n’était pas seul, m’obsédaient » (p. 74).

Assis sur son siège, un jour, devenu grand, le « petit élève » ira-t-il écouter Fabrice Lucchini ou l’un de ses successeurs avec des centaines d’autres spectateurs/auditeurs ? Ira-t-il les écouter lire avec autant de ferveur qu’en ces premiers moments sur le banc de l’école maternelle où un maître (ou une maîtresse) d’école lui avait fait découvrir ce que sa scolarité tendrait trop souvent à remettre en question ?
La lecture, à l’opposé de certaines idées reçues, est susceptible, en fonction des contextes de sa réalisation, de relever d’une « affaire » publique ou privée, d’un acte solitaire ou choral, d’un moment délicieusement silencieux ou d’un temps de communion autour d’une voix forte qui porte un texte dont elle semble littéralement habitée.

Antony Soron, ÉSPÉ Paris

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La version audio des « Fables » de La Fontaine sur Eduscol (Le corbeau et le renard, La cigale et la fourmi,  Le rat de ville et le rat des champs, La poule aux œufs d’or, La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf, Le loup et la cigogne, Le lion est devenu vieux, Le renard et le bouc, Le loup et le chien, Le héron, le Loup et l’agneau, Le coq et le renard, Le renard et la cigogne, Le lièvre et la tortue, Le coche et la mouche, Le laboureur et ses enfants, Le petit poisson et le pêcheur, La laitière et le pot au lait, Le savetier et le financier, Le pot de terre et le pot de fer, Le chêne et le roseau).
"La Fontaine", de Sylvie Dodeller• Une nouvelle biographie de La Fontaine accessible aux collégiens : La Fontaine, en vers et contre tout !, de Sylvie Dodeller, dans la collection « Médium poche », de l’école des loisirs (2017, 112 pages).
« Jean de La Fontaine ? On peut certes réciter quelques-uns de ses vers, voire des fables entières.  Mais qu’en est-il de l’homme ? Ou plutôt du « bonhomme », comme l’appelaient ses amis ? Il n’a publié ses fables qu’à quarante-sept ans et
s’est d’abord rendu célèbre grâce à ses contes pour adultes. Il aimait le vin, les femmes, le jeu et par dessus tout la poésie. C’était un mauvais père, un piètre mari, mais un ami fidèle surtout avec les réprouvés et les bannis. Il ne fréquentait ni la cour ni Versailles, et Louis XIV ne le portait pas dans son cœur. Jean de La Fontaine, l’un des plus grands poètes français, reste pour beaucoup d’entre nous un illustre inconnu ! »
La Fontaine dans les archives de « l’École des lettres ».
Jean-Pierre Claris de Florian, "Fables", "Classiques abrégésÀ la découverte d’un autre fabuliste : Jean-Pierre Claris de Florian (« Classiques », l’école des loisirs, 2016).
Dans le cadre de l’étude de textes de satire ou de critique sociale du XVIIIe siècle au collège, les Fables de Florian offrent une alternative bienvenue aux œuvres des philosophes de ce siècle, dont la lecture se révèle parfois délicate. Ces fables s’inscrivent à la fois dans le prolongement des Lumières et dans la lignée des grands moralistes du XVIIe siècle, mais elles apportent également un témoignage indirect sur les jours sombres de la Révolution et sur les interrogations que celle-ci put susciter.
L’œuvre de Florian constitue donc un parfait exemple de ces textes que les programmes invitent à mettre en relation avec le programme d’histoire. Elle nous permet, par ailleurs, de revenir sur le genre de la fable, que les élèves connaissent généralement par le biais de La Fontaine. Ils auront ainsi la surprise de découvrir, dans un langage plus accessible – Florian est plus proche de nous dans le temps et n’a pas recours, comme son illustre modèle, à ces archaïsmes, certes truculents, mais déroutants pour de jeunes lecteurs – l’univers pittoresque et extravagant de la fable.
« Chut! », les livres lus de l’école des loisirs.Sélection pour les 9-12 ans et plus.
• Lire en ligne ou commander le manifeste Lire est le propre de l’homme auquel cet article fait référence.

Antony Soron
Antony Soron

Un commentaire

  1. Article passionnant mais combien d’enseignants, hélas, en primaire, ont décrété que les enfants n’aimaient pas lire et leur collent une étiquette de non-lecteurs dès la rentrée. Pour faire aimer lire, il faut déjà que l’adulte se positionne en tant que lecteur passionné, il faut qu’il puisse parler et dire pourquoi il aime les livres de littérature jeunesse ou les classiques qu’il propose aux jeunes.
    Enseignante en CM2, j’ai créé dans ma classe un bien joli coin lecture avec fauteuils et coussins où les enfants se vautrent de façon non conventionnelle dans les mots et les histoires que j’ai lues préalablement (c’est fort amusant et sympathique) et je ne leur pose jamais de questions, vive la lecture plaisir !
    Quant à Jean de La Fontaine, quel plaisir de faire découvrir ses fables et là, place à l’imagination (ce n’est pas interdit), le corbeau et le renard des Frères Jacques à recréer, les chansons détournées et drôles en argot de Pierre Perret, les illustrations de Chagall et raconter la vie de JDLF (c’est people, les jeunes adorent !).
    Je reste résolument optimiste sur l’avenir de la lecture si l’enseignant aime lui même la littérature qu’il propose.

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