Le "Discours de la servitude volontaire", d’Étienne de La Boétie. Analyses et interprétations
« Ce livre est plein de bonnes et graves remontrances. »
(Discours de la servitude volontaire, GF, p. 135.)
S’il est court (douze mille mots), pour coïncider avec une performance orale d’environ une heure, le Discours sur la servitude volontaire [1] peut toutefois être considéré comme un chef-d’œuvre de la pensée politique et de la littérature, dont le succès ne se dément pas depuis sa redécouverte au XIXe siècle, par Lamennais notamment.
Philippe Desan récapitule cette tradition récente en évoquant « un des textes fondateurs de la philosophie politique moderne [2]. » On ne compte plus par ailleurs les travaux sur la composition, le style et l’écriture de cet opuscule et le Discours a été choisi récemment au sein de plusieurs programmes, celui des agrégations de lettres (concours 2015) et celui des CPGE scientifiques (concours 2017).
Cette consécration est paradoxale, parce que l’œuvre est un signifiant instable, d’origine manuscrite diverse, et qu’elle a été l’objet d’appropriations restrictives avant de susciter des interprétations suggestives mais de plus en plus incontrôlables. Les érudits ont évidemment réagi pour mettre en place des garde-fous mais le Discours reste un texte fondamentalement incirconscrit, voire ésotérique, où triomphe la dissimulatio artis
Il fait appel à la culture et à l’intelligence de lecteurs avertis. L’indétermination du signifié est évidemment accentuée par le passage du temps, qui semble mieux faire ressortir en revanche l’actualité des questions soulevées et traitées par La Boétie relativement à la servitude volontaire [3]. Autant donc jouer le jeu des virtualités d’interprétation programmées par le Discours, en relever les défis herméneutiques, en s’appuyant autant que faire se peut sur les plus rigoureux travaux qu’a produits la critique récente.
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Pourquoi commencer par une glose d’Homère ?
Le discours s’ouvre sur une captatio du meilleur choix avec la figure classique du négociateur Ulysse, le plus moderne des héros grecs, qui incarne la sagesse et la ruse (mètis), tandis qu’à l’opposé Achille incarne la force et ses excès, la démesure, la colère primitive. Autant dire qu’une préférence s’esquisse en faveur de la temporisation et que les solutions violentes seront réprouvées.
Les vers 204-205 du chant II de l’Iliade, une œuvre que tous les lettrés connaissent intimement, sont à expliquer, d’autant qu’ils engagent peut-être l’interprétation du Discours : après un songe [4] qui lui laisse augurer le succès, Agamemnon éprouve les Grecs las de siéger devant Troie. Il feint d’abandonner le champ de bataille et donne une injonction paradoxale en les poussant au départ tout en escomptant un sursaut de fierté belliqueuse. Mais ce sera la débandade. Interpellé par Minerve, au courant de cette ruse illisible, Ulysse réagit immédiatement et incite au courage les Danaens.
Aux chefs, aux héros, il tient ce discours : « Noble guerrier, tu ne dois point trembler comme un lâche : arrête-toi, et fais arrêter les autres. Tu ne sais pas bien encore quelle est la pensée de l’Atride : maintenant il éprouve, mais bientôt il punira les fils des Achéens ; car nous n’avons pas tous entendu ce qu’il a dit dans le conseil. Craignons qu’irrité, ce prince n’accable de maux les enfants de la Grèce. La colère d’un roi issu des dieux est toujours terrible : la gloire vient de Jupiter, et Jupiter aux sages conseils le chérit. »
Face aux soldats, il se montre nettement plus autoritaire : « Mais s’il aperçoit quelque homme du peuple poussant d’insolentes clameurs, il le frappe de son sceptre et le gourmande en ces termes : “Misérable ! garde le silence, et écoute la voix de tes supérieurs, toi, faible et lâche, qui ne comptes jamais ni dans les combats ni au conseil. Tous les Grecs ne peuvent commander ici ; il est dangereux même qu’il y ait tant de chefs. N’ayons donc qu’un seul prince, qu’un seul roi [c’est la citation convoquée par La Boétie], celui à qui le fils du prudent Saturne confia le sceptre et les lois pour nous gouverner. » La remarque relève de la philosophie politique.
La scène suivante de l’Iliade est célèbre ; elle oppose cette fois Ulysse à un simple soldat, Thersite, qui ose interpeller les grands seigneurs réunis en assemblée. Ce personnage est certes discrédité par sa laideur, qui fait signe vers la bassesse morale, mais avant d’être disqualifié par la violence et l’injure il n’en tient pas moins un discours fort sensé qui représente le groupe des sans voix, le collectif, quelque chose comme un peuple en voie de constitution, qui se définirait par la revendication politique [5] :
« Fils d’Atrée, de quoi te plains-tu ? Que te manque-t-il encore ? Tes tentes regorgent d’airain : elles renferment de nombreuses femmes choisies entre les plus belles, et que les Grecs s’empressèrent de t’offrir toutes les fois qu’ils ravagèrent une ville ennemie. Te faut-il encore tout l’or que pourrait t’apporter d’Ilion, pour payer la rançon de son fils, un de ces Troyens dompteurs de coursiers que j’aurai amené et enchaîné, moi ou tel autre guerrier achéen ? Te faut-il une nouvelle femme pour t’unir d’amour avec elle et la garder soigneusement dans ta tente ? II ne convient pas à un chef tel que toi d’accabler de maux les enfants des Grecs. [235] Ô lâches et infâmes ! Achéennes et non plus Achéens ! retournons dans nos foyers avec nos navires, et laissons-le ici, devant Troie, jouir de ses richesses. »
La proximité de cette revendication intéresse notre lecture du Discours, écrit réputé « séditieux » qui dresse un même portrait des tyrans impudiques et gorgés de richesses, « vautr[és] dans les sales et vilains plaisirs » (p. 117), comme il renoue avec l’indignation populaire et les vitupérations de Thersite dans son dernier mouvement : « tous les malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils les leur reprochent » (p. 156). Le « gros populas » (pp. 131, 140, 141) se mue parfois en un grand corps souffrant dont l’auteur se fait volontiers le porte-parole et l’avocat, jusqu’à en appeler à la justice divine.
Les tyrans, des hommes et des dieux…, le décor est planté.
François-Marie Mourad
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Lire et télécharger l’intégralité de cette étude (réservée aux abonnés), dont voici le plan (22 pages) :
• Pourquoi commencer par une glose d’Homère ?
• Gouvernement et tyrannie
• Une anthropologie politique
• La force et l’accoutumance
• Les sortilèges de l’emprise
• Conclusion : des usages du « Discours sur la servitude volontaire »
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1. Toutes les références renvoient à la dernière édition GF-Flammarion du Discours de la servitude volontaire (abrégé en DSV), choix du texte et présentation de Simone Goyard-Fabre, dossier de Raphaël Ehrsam, 2016.
2. Philippe Desan, Montaigne. Une biographie politique, Odile Jacob, 2014, p. 132.
3. Voir, par exemple, parmi d’autres actualisations, Alain Testart, L’Origine de l’État. La servitude volontaire II, éditions errance, 2004, Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, La fabrique éditions, 2010, Nicolas Chaignot, La Servitude volontaire aujourd’hui. Esclavage et modernité, PUF, coll. « Partage du savoir », 2012.
4. La première partie du chant II était appelée par les anciens tantôt le Songe, tantôt l’Épreuve.
5. Peuple s’entend toujours en deux sens, vil (masse amorphe) ou respectable (entité politique).