"Je suis Fassbinder", de Falk Richter, mis en scène par Stanislas Nordey et Falk Richter
L’Allemagne d’Angela Merkel aurait-elle trouvé son Thomas Bernhard (1931-1989) en la personne de Falk Richter ? C’est peu de dire en effet que cet auteur exprime dans sa nouvelle pièce une violente aversion pour son époque et pour le pays où il s’est incarné. Mais, à la différence du dramaturge autrichien qui exerçait sa haine sans le moindre espoir d’influer sur les êtres et les choses, et quand bien même il recourt maintes fois au mot « destruction », Falk Richter semble croire encore aux vertus dénonciatrices mais également fondatrices de l’affrontement.
Affrontement que, dans la mise en scène qu’il cosigne ici avec Stanislas Nordey, les comédiens expriment parfois dressés face à leur public dans une attitude de profération – on assiste alors aux moments les plus forts d’un spectacle frémissant et pour le moins revigorant en dépit de sa noirceur.
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La guerre, fatalité de l’Europe ?
Ces deux-là étaient décidément faits pour s’entendre : comme aimanté par les textes magnétiques dont il s’empare, Stanislas Nordey revendique lui aussi clairement et depuis longtemps cette frontalité. On l’a vu encore récemment (en 2013) la mettre en œuvre dans sa mise en scène de Par les villages, de Peter Handke, texte éminemment littéraire, souvent autant dit que joué.
L’année suivante, à La Colline déjà où doit être donné en juin Je suis Fassbinder, c’est en interprétant le rôle éponyme de Hinkemann, d’Ernst Toller (dans une mise en scène de Christine Letailleur), que l’acteur impose à nouveau ce rapport frontal au public. Le personnage de Hinkemann, dans la magistrale interprétation qu’il en a donnée, avec sa diction si caractéristique, faisait siens les mots employés par l’auteur au sujet de la guerre de 1914-1918 : « J’ai reconnu en elle la fatalité de l’Europe, la peste de l’humanité, la honte de notre siècle. » Paroles sombres et fortes qu’à un siècle de distance il nous est encore permis d’entendre et reconnaître dans le propos de Je suis Fassbinder.
Ainsi débute la pièce : le personnage et cinéaste Fassbinder parle avec sa mère – personnage elle aussi en l’occurrence. Nous sommes bien en effet au théâtre, mais replongés dans une scène du film collectif L’Allemagne en automne (1978), qu’en 1977 Fassbinder ne sait comment boucler à l’annonce du suicide en prison des membres de la « bande à Baader » : il a l’idée d’improviser avec sa mère une conversation sur le terrorisme qui frappe alors l’Allemagne.
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Un pays malade de son histoire
Laurent Sauvage incarne « Maman » en 2016 et Stanislas Nordey « Rainer » – ou « Stan » selon le degré d’emportement des personnages. Inversion des sexes et des points de vue, confusion des genres et des codes, et toujours la guerre que se livrent hommes et femmes au nom de l’amour : tout l’univers de Fassbinder est là – provocant, acide, désespéré. Les propos de « Maman » révoltent son fils, qui répond avec véhémence à ce qu’elle avance sur la déchéance de l’homme allemand désarmé et à proprement parler impuissant face aux problèmes qu’elle identifie dans son pays : en 1977 donc, essentiellement, le terrorisme et les exactions de la RAF (Rote Armee Fraktion) du groupe Baader-Meinhof.
La pièce se présente comme un work in progress : Falk Richter actualise cette scène, déjà forte en soi, en y intégrant l’affaire des agressions sexuelles dénoncées après avoir eu cours tout au long de la nuit de la Saint-Sylvestre 2015 à Cologne. À partir de cet événement qui a frappé l’opinion allemande, mais aussi des attentats survenus en France, il déploie l’acte d’accusation de notre époque : la conduite de l’Europe face aux réfugiés syriens – et la xénophobie en général, les manifestations contre le mariage pour tous, l’homophobie, l’antisémitisme…
Que l’on soit trente ou soixante-dix ans après la fin du régime nazi ne change pas grand-chose à la litanie de la haine et du mépris de l’Autre qui s’expriment sans fard. « Quel âge avait Fassbinder ? » pourra-t-on se demander, paraphrasant l’une des questions dérisoires et sans réponse que posait Coluche dans un sketch célèbre (« Quel âge avait Rimbaud ? »). Qui connaît encore le cinéma prolixe et dérangeant de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) ?
Mort à trente-sept ans en effet, avec vingt-cinq longs métrages de cinéma au compteur, presque autant de pièces de théâtre, et une bonne quinzaine de films de télévision (dont les seize heures de l’adaptation de Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin, roman-fleuve quasi célinien). Un cinéaste marqué par son époque mais qui aura produit un cinéma à la fois daté et étrangement intemporel où le temps et les rancœurs d’un pays malade de son histoire baignent les êtres et les choses – exception faite peut-être du Mariage de Maria Braun avec Hanna Schygula – dans une lumière crue et sale.
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Le terrorisme et la question des réfugiés
Haine de soi, haine de sa propre histoire, haine de la tournure que prennent les choses… L’on n’est pas sommé d’approuver chacun des propos de Falk Richter, forcément parcellaires, forcément partiaux. Il s’agit plus pour lui d’interroger le réel que d’en résoudre l’équation. Et de faire du théâtre à nouveau un lieu où se colleter avec la réalité, se la coltiner, oui, « s’y coller » – pour reprendre une expression employée dans la pièce.
Les mots de Fassbinder dans son film résonnent encore avec force à presque quarante ans de distance. Cependant, le parallèle que Richter établit de facto entre le terrorisme se déchaînant en 1977 en Allemagne et la question des réfugiés se déchaînant à leur tour dans ce même pays au dernier jour de 2015 (c’est, répétons-le, l’événement sur lequel il insiste d’emblée, et qui est discuté sous nos yeux), ce parallèle pourra ne pas sembler pertinent : plus troublante en revanche apparaît l’idée que des jeunes gens nés en Allemagne, en France ou en Belgique se destinent à détruire la société et les démocraties où ils vivent.
Richter ne met pas totalement en évidence dans son texte la douloureuse question de ce terrorisme intérieur. Fassbinder lui-même n’avait-il pas écrit : « La question la plus importante aujourd’hui, c’est de savoir comment détruire cette société », et il en vint après la publication de ce propos à craindre de la part du pouvoir pour sa liberté, voire pour sa vie (un zeste de mégalomanie et un goût prononcé pour le mélodrame le caractérisaient également – l’auteur ne l’épargne pas sur ce point).
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Jeu de massacre
L’actualité rattrape et rattrapera la pièce, lui donnant sans cesse une autre signification : ainsi la semaine où il nous a été donné de la voir représentée, c’était l’axe franco-belge de la peur et du chagrin européens qui se trouvait redessiné. Voilà le risque – visiblement assumé – qu’ont pris l’auteur et son co-metteur en scène : se voir dépassés par les événements. Leur propos reste avant tout, quoi qu’il en soit, un propos théâtral : il s’agit bien de représenter le monde tel qu’il est, et ce que nous spectateurs voyons alors est le monde tel qu’il apparaît.
À ce titre, si je puis dire, lire « Je suis Fassbinder » simplement comme le décalque du slogan « Je suis Charlie » ou « Je suis Bruxelles » serait réducteur : « Je suis Fassbinder » sonne comme l’affirmation d’une identité artistique proclamée haut et fort. Proférée, disais-je. Une identité brouillée et brouillonne, et revendiquée comme telle. Imaginons plutôt Fassbinder s’emparant avec dérision du « Ich bin ein Berliner » d’un Kennedy piégé par la langue allemande (pour rappel, « Ich bin Berliner » eût été correct, « Ich bin ein Berliner » pouvant se traduire par « Je suis un beignet aux pommes » ou même « Je suis un Paris-Brest »).
Comme chez Fassbinder dont le cinéma est souvent drôle, le rire adossé à la provocation n’est pas absent du spectacle, loin de là. Il y a bien quelque présomption de la part de l’auteur à penser qu’il est inutile ou vain désormais de monter les Trois Sœurs ou La Cerisaie de son confrère Tchekhov, au prétexte que leurs personnages discutent et raisonnent alors qu’ils vont être balayés par l’Histoire dans les années qui viendront : ce serait oublier un peu vite que les pièces de Tchekhov sont précisément tout ce qui reste dans la psyché collective de ce monde enfui.
Les vains babillages de ses personnages aux noms imprononçables, leurs sombres calculs, leurs regrets anticipés nous parlent de nous. Ils sont au bord du gouffre et nous alertent sur celui qui nous attend. Fassbinder ne disait pas autre chose à sa façon, et Richter lui emboîte le pas jusque dans le jeu de massacre auquel il se livre. Beaucoup de monde en prend pour son grade dans ce monde enrégimenté, d’Angela Merkel à la famille Le Pen au grand complet, à commencer par la propre mère de Fassbinder affirmant à son fils médusé : « La démocratie est le moindre de tous les maux », en arrivant pour finir à ce constat : « Nous avons besoin d’un gentil dirigeant autoritaire. »
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Au plus proche du cinéma de Fassbinder
Pour sa première création à Strasbourg où il assume désormais la direction de la scène nationale, Stanislas Nordey n’a pas choisi la facilité. Richter attaque dans son texte – frontalement, peut-on dire – les positions ultra-conservatrices de Beatrix von Storch, députée siégeant à Strasbourg même, au Parlement européen, et proche à ses yeux d’une idéologie que l’on aimerait croire disparue. Rares sont les pièces de théâtre qui s’emparent à ce point de la réalité dont elles sont contemporaines. Quand bien même ils le dénoncent ici et là avec talent, Falk Richter et Stanislas Nordey ne se sont pas alliés seulement pour faire barrage à l’éternel retour d’un certain théâtre bourgeois : il s’agit bien pour eux de représenter à travers leur théâtre une autre réalité – une réalité augmentée – au sein d’une société malade de ses doutes et de ses dérives.
On n’est sans doute jamais aussi près du cinéma de Fassbinder que dans le monologue où se déploie vers la fin de la pièce l’attaque contre Beatrix von Storch : c’est de notre époque dont il est question, et pourtant on a bien la sensation de se trouver dans le présent de Fassbinder. Comme tout grand artiste, celui-ci a apporté sa part de désillusion au monde – il ne nous faut pas négliger, comme pour Antonioni, comme pour Godard ou Pasolini, la dimension anticipatrice de son œuvre. Ce cinéma-là n’est jamais un art de pur divertissement et de consommation : Fassbinder, comme tous les grands tragiques, racontait déjà des histoires qui restent les nôtres. Non que l’Histoire se répète – c’est notre condition qui simplement nous expose à revivre le pire.
Le titre de la pièce Je suis Fassbinder acquiert alors sa véritable dimension. Son désespoir est terriblement contemporain, parce que nous vivons dans le monde qu’il avait imaginé. Il ne faut pas négliger non plus le fait que pour lui les choses furent particulièrement dures, difficiles : « horrible travailleur », comme aurait dit Rimbaud, Fassbinder se consuma littéralement au sein d’une société qui haïssait la différence qu’il incarnait au plus haut point – cinéaste engagé, homosexuel assumé.
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Le bonheur extraordinaire de jouer
Avec ce monologue – audacieux comme un regard caméra – en forme d’interrogation au monde d’aujourd’hui, Richter achève de donner à ce spectacle un ton politique inouï depuis bien longtemps nous semble-t-il sur une scène française. Stanislas Nordey s’y montre à proprement parler stupéfiant. Ce n’est pas dans la stupeur pourtant que se clôt la pièce, mais dans le tranquille et fragile bonheur d’une scène où les cinq comédiens reviennent s’installer dans le grand canapé vintage du décor très années 1970 (skaï et fourrure synthétique), face à nous sans un mot ils écoutent – comme nous – l’un des leurs (Thomas Gonzalez, sans doute le plus fassbinderien de la troupe) chanter à la façon de Gary Jules les mots de Mad World – l’impeccable tube planétaire des bien nommés Tears for Fears.
On ne taira pas leur bonheur lorsqu’ils reviennent saluer, le bonheur simple qui se lit sur leurs visages. Paradoxalement, c’est au moment des applaudissements que s’impose à nouveau, totalement, la convention théâtrale. Car c’est bien le théâtre au finale qui l’emporte, après le torrent des mots, avec ce bonheur extraordinaire de jouer – non pas à se faire peur – mais pour ajouter un supplément de vie à l’ordinaire de notre vie.
Robert Briatte
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• « Je suis Fassbinder », de Falk Richter dans une traduction d’Anne Monfort, mise en scène Stanislas Nordey et Falk Richter, avec Thomas Gonzalez, Judith Henry, Eloise Mignon, Stanislas Nordey et Laurent Sauvage. Ce spectacle, créé le 4 mars 2016 au Théâtre national de Strasbourg, sera repris à Lausanne (Suisse) du 26 avril au 4 mai 2016 au Théâtre Vidy-Lausanne et à Paris du 10 mai au 4 juin 2016, au Théâtre de la Colline.
Ça fait beaucoup de bien de lire les mots qu’on est incapable d’écrire.
Merci pour la référence de Tears for Fears.