"Continental Circus", de Jérôme Laperrousaz. Blues for Findlay
« Continental Circus » : ainsi les pilotes désignaient-ils dans les années 1960 les championnats du monde de vitesse moto qui se déroulaient alors exclusivement sur le continent européen. Douze Grands Prix dans autant de pays, que Jérôme Laperrousaz a suivis caméra au poing en 1969 et 1970.
Ce vendredi 22 janvier 2016, l’Institut Lumière de Lyon projetait en sa présence son documentaire, Continental Circus. Présent également, son protagoniste le plus célèbre, Giacomo Agostini – le champion le plus titré de l’histoire du sport motocycliste en catégorie 350 et surtout 500 cm3.
Un ancien champion du monde qui fait preuve d’un caractère plutôt conciliant en honorant de sa présence cette projection : le film le présente en effet lors de ses fugitives apparitions comme un beau gosse choyé des dieux et des jolies filles, certes très talentueux et sympathique, mais surtout couvé à chacun de ses pas par une équipe nombreuse et entièrement dévouée à son service – celle que mettait à sa disposition son mécène le comte Agusta qui en fit ainsi le pilote d’usine le plus envié dans les paddocks.
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Jack Findlay
Le héros véritable du film est en fait un pilote australien, Jack Findlay – un « privé » qui court le cachet et les primes d’arrivée, les jours fastes, sur tous les circuits d’Europe. Son équipe ? Sa compagne et elle seule, l’omniprésente Nanou, l’autre « héros » du film – reconnue et respectée dans cet univers d’hommes, une héroïne discrète en même temps qu’un témoin obstiné mais lucide de la tragédie mécanique qui se déroule sous nos yeux.
C’est que Laperrousaz, du haut de ses vingt ans, filme avec une rare intensité le cérémonial de la course, ce rituel barbare qui semble exiger sur chaque circuit sa part de sacrifiés, redonnant au mot « hécatombe » son sens littéral. Les noms des disparus s’affichent à l’écran – ou bien c’est le speaker de course qui égrène lors du Tourist Trophy de 1969 l’ordre d’arrivée des coureurs : Brian Steenson (3e) mourra un an plus tard presque jour pour jour sur ce même circuit de l’île de Man, Angelo Bergamonti (5e) à Riccione, l’année suivante.
Après l’île de Man, on suit la caravane sur les circuits d’Assen, de Spa-Francorchamps, de Sachsenring, de Brno, avant de finir sur le Grand Prix d’Imola. On est en circuit fermé. Rien d’autre ne semble exister aux yeux des coureurs que la ronde hurlante qui les voit s’affronter inlassablement, d’un week-end l’autre.
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Un film cruel et poignant
Le documentariste n’a laissé dans les quelque cent minutes de son film que les moments les plus forts… et les moments les plus vides. Continental Circus est à ce titre un film à la fois formidablement cruel (entendez « formidable » dans son sens premier : effrayant, terrible, souvent glaçant) et absolument poignant : la saison 1969 est sans doute l’une des pires qu’aura vécues le malchanceux Jack Findlay (mort depuis, en 2007, à l’âge miraculeux dans son cas de 72 ans).
Sa carrière connut heureusement des jours meilleurs : vice-champion du monde catégorie 500 cm3 en 1968 ; trois victoires en 500 cm3 (Grand Prix d’Ulster 1971, Tourist Trophy 1973, Grand Prix d’Autriche 1977) ; champion d’Europe catégorie 750 cm3 en 1975. Mais c’est sans doute à ce prix que l’on devient un héros de fiction. Car tout grand documentaire est aussi une fiction (le film de Jérôme Laperrousaz fut couronné par le prix Jean-Vigo, qui distingua entre autres À bout de souffle, Mourir à Madrid ou Qui êtes-vous, Polly Magoo ?) : Findlay est ici un seigneur déchu qui chute et se relève, mu par une passion monomaniaque qui le conduit à tourner, encore et encore, sur les anneaux du Circus.
Le réalisateur aura documenté l’enfer du pilote australien en cet été 1969 – une vision forcément partielle, forcément injuste d’une existence. Nul principe de plaisir mis ici en avant, et pas davantage de causalité – on ne sait pas au juste pourquoi il court, on ne sait ce qui le fait courir. Rage de vivre vite plus encore que rage de gagner : c’est en tout cas ce qui est filmé, ce qui nous est montré. Une rare séquence pendant le générique nous montre (caméra fixée au guidon) Jack Findlay, traits tirés par la vitesse sous son cromwell (le casque rond de l’époque, d’avant le casque intégral), le paysage défile vertigineusement – comme défilent les paroles de Blues for Findlay : Motorcycle racer, the greatest private rider in the world / Lucky time chaser, the greatest private rider in the world…
« Est-ce que tu me vois Agostini ? »
Paroles ironiques et dérisoires signées Gilli Smyth, la « chanteuse » du groupe Gong (plus souvent créditée dans les notes de pochette comme space whisper – « murmure des étoiles »), et répétées comme un mantra : « Est-ce que tu me vois Agostini ? / est-ce que tu me vois Agostini ? / je suis derrière toi / je te rattraperai un jour… ».
On est frappé par un très beau travail sur le son, malgré des conditions difficiles de tournage. Jérôme Laperrousaz avait signé l’année précédente le documentaire Amougies Révolution consacré à l’un des rares festivals de rock qui fit date en France ; plus tard, ce n’est pas un hasard, il s’intéressera au reggae, et plus spécialement au groupe Third World (là encore, un outsider du genre, comparé à la notoriété de Bob Marley ou de Toots and the Maytals). Il a fait ici l’étonnant choix du groupe Gong, aux antipodes d’un groupe de hard-rock, avec les voix planantes ou malicieuses de Daevid Allen et Gilli Smyth, la guitare glissando d’Allen et le sax de Didier Malherbe qui s’insinuent à travers la masse sonore d’une musique judicieusement placée à des moments bien précis dans le film où l’on est vraiment invité à l’entendre.
Le reste du temps, c’est en alternance le fracas des moteurs et – dans le silence qui suit la course – les moments de « repos » : on panse ses blessures sur le bord d’une route, on consacre ses soirées à réparer soi-même des machines qui ne vous appartiennent pas, enfin on passe de mauvaises nuits dans le camion aménagé chaque soir, avant des petits matins pâles et froids. On se lève, on range les sacs de couchage, un autre jour commence.
Pendant qu’Agostini bat le record du tour à la vitesse de 210 km/h de moyenne, Findlay tombe à Spa-Francorchamps. La Matchless qu’il pilote ce jour-là est détruite. Le speaker rassure tout le monde : « Simple coupure à la joue droite », annonce-t-il. C’est tout à l’image de cette année 1969 dans la vie de Jack Findlay, dont la blessure la plus visible défigure la joue gauche.
La semaine suivante – on est le 13 juillet – sur le circuit de Sachsenring, près de Karl-Marx-Stadt (RDA), Findlay court sous le numéro 29 sur une Aermacchi qu’il a trouvée entretemps. Les petits chapeaux des dignitaires est-allemands se pressent sur le circuit détrempé par la pluie : à cet instant le film semble venu d’un autre monde.
Avant de donner le départ, on dépose une gerbe de fleurs rouges sur la piste, à l’emplacement de la moto de Bill Ivy qui s’est tué l’avant-veille aux essais. « Fahrt MZ » (« Roulez sur MZ ») proclament les seules banderoles visibles accrochées aux glissières de sécurité. 18 juillet : le « Continental Circus » est à Brno (Tchécoslovaquie). Conversation avec Angelo Bergamonti. Bill Ivy était le pilote d’usine de la marque JAWA : Findlay a hérité de sa moto, il a enfin une machine fiable en cette saison difficile. Il va tomber, se casser la clavicule. Six semaines d’arrêt jusqu’au Grand Prix d’Imola qu’Agostini ne courra pas : il a gagné à Brno sur son MV Agusta 500, est déjà champion du monde aux points – les coureurs privés ont leur chance pour cette ultime course de la saison.
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La mort au travail
En route pour l’Italie : Findlay conduit le vieux Bedford de son seul bras valide, c’est Nanou qui passe les vitesses. Elle résume ainsi la saison : « Cinq Grands Prix courus, trois ratés, mille livres de perdues. » Findlay tombe à nouveau, sur un serrage moteur. Nanou le retrouve à l’hôpital, elle pleure de joie : Jack est vivant.
On repense aux cinq premières minutes du film : le pré-générique ouvre sur une brève interview de Santiago Herrero, le 9 juin 1970.
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Le jeune champion espagnol est entouré de sa femme et de sa fille, qui sourient timidement devant la caméra. Il est en tête du championnat des 250 cm3 ; il est content de sa machine, une OSSA ; il est confiant ; il n’a qu’un souci pour gagner, dit-il – sa main fracturée. Plan suivant : sa femme le regarde passer à pleine vitesse, son regard le suit, au loin elle le voit se fracasser avec sa moto dans le virage au bout de la longue ligne droite des stands, suppose-t-on.
La caméra est là, qui cadre cette jeune femme, alors que la mort est au travail, hors champ. S’ensuit une série de chutes, images tremblantes, en noir et blanc bien souvent, éprouvantes, épouvantables. Corps brisés, rattrapés souvent dans leur chute par les lourdes machines, minces silhouettes de pantins déjà inertes s’écrasant sur des protections dérisoires ou sous les glissières dites de sécurité.
Continental Circus est un film exemplaire : en documentant l’enfer qu’a vécu Jack Findlay en 1969, comme nous l’avons dit déjà, il développe un point de vue très personnel, franchement partial. Il n’y a pas tromperie : ce point de vue est assumé, c’est un parti pris de « cinéma-vérité » qui ne prétend pas à la vérité – voilà bien l’une des grandes leçons de ce film fascinant qui ne cède jamais à sa propre fascination (on pense à ce très beau ballet de side-cars sous le soleil de juin au Tourist Trophy – arrive un ralenti de quelques secondes, éblouissant, aérien, aussitôt coupé d’images d’accidents et de corps projetés, sales et grises). Chasseur d’un temps heureux ? On ne vit pas impunément de sa passion, dût-on en vivre mal, mais vite.
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Sa restauration en copie numérique laisse augurer d’une réédition prochaine en DVD et Blu-Ray : en attendant de découvrir ou de redécouvrir le film de Jérôme Laperrousaz, le livre qu’a publié Jacques Bussillet chez GM Éditions est l’ouvrage d’un témoin irremplaçable, témoin au long cours et autrement plus « objectif » des joies et des peines du Circus. François Beau en fut le photographe par excellence, chacun de ses clichés de l’époque est également devenu mythique – dont cette photo de… Jack Findlay en couverture.
Bonne pâte, Giacomo Agostini, toujours lui, s’est fendu d’une préface. Mais à vrai dire, s’il tomba lui aussi sur ces pistes au revêtement souvent incertain, sur ces circuits urbains parfois aménagés à la hâte le temps d’un Grand Prix, dans ces virages où quelques bottes de pailles bornaient l’univers de ces gladiateurs motocyclistes, il eut sans doute plus de chance que les autres pilotes de son époque : il est l’un des rares survivants de cette ronde de mort.
Robert Briatte
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• Jérôme Laperrousaz, « Continental Circus », 1972.
• Gong, « B.O.F. Continental Circus », Mercury (rééd. vinyl), 2010.
• Jacques Bussillet (auteur), François Beau (photos), Giacomo Agostini (préface), « L’Âge d’or du Continental Circus », GM Éditions, 2015.
• Continental Circus sur You tube.