Après les attentats : retrouver les racines de l’écriture
Cette semaine l’actualité n’est pas littéraire au sens où la vie spécifique des livres nous intrigue et nous passionne : elle est littéraire dans la mesure où les écrivains et les dessinateurs s’en sont emparés dans le cahier spécial que le Monde des Livres consacre aux attentats du vendredi 13 septembre.
Et ils s’en emparent bien, richement, diversement, chacun abordant à sa manière la question du rapport de l’écriture à la réalité tragique comme dans un colloque, virtuel certes, mais colloque tout de même.
Par le biais du texte d’idées, le plus courant, ou de fiction, plus rare parce que plus hasardeux.
C’est une équipe assez large (vingt-huit auteurs), mais riche de sa diversité, qui s’exprime dans cette édition du 20 novembre 2015.
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Ceux qui pensent les mots
Richard Ford ouvre le ban et s’interroge sur le sens des mots : que veulent dire par exemple le « Nous sommes en guerre » des autorités, le « Il faut réarmer la France » de Marine Le Pen, le « Pourquoi nous, une fois de plus » d’un anonyme, car, dit l’auteur américain, « il ne manque pas de mots à redéfinir, à réattribuer, pour qu’ils épousent au plus près cette réalité émergente ; soyons fermes avec eux , ils ne nous servirons que mieux ».
Zeruya Shalev, israélienne, commence d’abord par réfuter l’efficacité des mots avant de raconter avec des termes précis et clairs un attentat qu’elle a vécu elle-même. C’est le rare point de vue d’une victime rescapée et distanciée à la fois.
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Ceux qui racontent ce soir-là…
Certains tentent de recomposer un récit, comme Arnaud Catherine qui intitule son papier Ici, tout le monde est là, titre polysémique qui dit exactement ce qu’est ce quartier à la frontière du Xe et du XIe arrondissement. Le monde entier s’y retrouve, en bonne entente, et répond aussi ce soir-là à la lancinante question posée sur les téléphones portables : « Où es-tu ? »
Ceux qui restent doivent continuer à échanger et Arnaud Catherine, qui dénonce les risques d’amalgames entre musulmans et fanatiques, rappelle que la diversité des visages nous « tient les yeux ouverts« , » parce que c’est la France d’aujourd’hui, multiple et donc riche ».
À l’opposé (?), le romancier anglais Yann McEwann dîne dans « un vénérable établissement parisien du sixième arrondissement », énonçant dans la description de son repas comme une défense de la culture française – filets de harengs, pouilly-fumé.
D’autres choisissent la colère contre l’évidence, comme Olivier Rolin qui s’attaque à l’idée : « Ça n’a rien à voir avec l’Islam. » « Mais non, bien sûr. Des tueurs qui mitraillent au cri d’Allah Akhbar, ça n’a rien a voir avec l’Islam. »
D’autres encore apparaissent comme des femmes et des hommes qui ont l’expérience du pire avec le génocide rwandais, ainsi Scholastique Mukasonga pour qui « c’est l’Homme qui est la question« , et Jean Hatzfeld qui souligne la solidarité unanime après l’annonce des attentats dans un « Paris métissé, Paris comme il a toujours été, Paris comme il doit être« .
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Qu’est-ce que nous ?
Christine Angot, Agnès Desarthe et Daniel Rondeau s’attellent à retracer ce qu’est ce « nous » dans la société française, chacun à sa manière.
Christine Angot, dans un texte fort, « La Belle Équipe », rappelle en ouverture ce qu’est la civilisation : « c’est une ligne. Une petite ligne invisible toute fine. C’est la ligne qui sépare réel et irréel, réel et imaginaire, espace réel et espace fictionnel. Autrement dit, c’est l’idée qu’il y a pas un seul espace, réel, totalitaire, mais un autre à côté de lui, séparé, qui ne suit pas les mêmes règles. Un espace inoffensif, irréel qui ne prétend pas exercer ses pouvoirs en vrai. » »
Un texte clair, incisif sans forcer le ton, au sens ou l’incision s’opère exactement entre ce qu’on prétend et ce qu’on est. Il s’achève en effet par ces mots : « Arrêtons. On n’est rien. On n’est pas musulman, on n’est pas juif , on n’est pas catholique on n’est pas blanc, on n’est pas homme, on n’est pas femme. On joue en équipe, et notre équipe c’est l’équipe de France. »
Pendant ce temps, Agnès Desarthe essaie de définir qui est ce nous. Qui sommes-nous ? « Nous la France, […] un pays de fleuve et de forêts. Un pays où l’on peut se faire soigner gratuitement. Où la plupart des gens font la gueule. Où l’on n’est pas très poli. Où l’école est obligatoire. Où l’on n’aime pas plus les étrangers qu’ailleurs. […] »
Et Daniel Rondeau, après avoir constaté que « Depuis longtemps les Français ne s’aiment plus et doutent d’eux-mêmes « , rappelle que « Des gens nous trouvent dignes d’être aimés et nous le disent. C’est leur réponse au massacre de masse ». Il faut donc « refonder notre unité autour de notre identité« .
Certains tentent également un retour à la littérature, à la création littéraire. Frédéric Boyer par exemple qui établit la liste de ce qu’il continuera à aimer et à quoi il ne renoncera pas : « Je ne renoncerai pas à la consolation. Je ne renoncerai pas à la séduction. Je ne renoncerai pas à l’Histoire. »
Il faut lire également « Tu es une cellule dormante », par Bertrand Leclair, pour voir comment la fiction tente de se saisir de la réalité immédiate, ce qui n’est pas facile, tous en ont conscience.
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La place de l’écrivain
L’ensemble de ces textes, qui composent ce qu’il faut bien appeler un recueil, mettent en relief le retour de la culture et de l’écrivain sur la scène publique. Placé face à la nécessité de réagir, chacun suit sa pente sans exclusive. L’absence de concurrence ou, si l’on préfère, le remplacement de celle-ci par l’émulation pourrait se révéler l’enseignement le plus remarquable de ce cahier.
Prenons par exemple, le texte de Laurent Mauvignier : sa contribution s’ouvre sur une question essentielle : « Je ne vois pas comment les attentats qui nous frappent, à force d’habiter nos pensées, pourraient ne pas habiter nos livres . » Il interroge ensuite clairement la relation de l’écrivain et du livre au monde. Interroger clairement veut dire ne pas esquiver les questions qui se posent à l’écrivain, même si l’on peut avancer qu’à travers l’après-guerre d’Algérie ou la tragédie du stade du Heysel, Laurent Mauvignier a déjà approché la catastrophe et la violence du champ historique.
Il pose ici les bases d’une réflexion qui met en relief la trajectoire solitaire et libre de la pensée de l’écrivain ; pensée qui n’attend que la lecture pour s’accomplir. « Je me dis que la vie, ce n’est pas un personnage principal avec des personnages secondaires, c’est un personnage principal + un personnage principal + un personnage principal + etc. Il faut inventer la démocratie dans les livres. » Suit une analyse de ce qu’on doit (ou non) trouver dans un roman, véritable engagement de l’écrivain pour un certain type de contenu :
« L’art est du côté de la vie, et il l’est avec une force telle qu’il peut regarder la mort en face, sans trembler. Car il y a ça aussi que l’art doit, paradoxalement, ne pas détourner la tête parce que la violence veut s’imposer. »
Le texte de Laurent Mauvignier soulève des questions vraies, essentielles pour l’avenir de la littérature.
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Ce cahier exceptionnel souligne le poids des textes, le fait que les écrivains dont on a trop pris l’habitude de déconstruire le point de vue comme une vanité plus ou moins constituée d’affèteries, sont des gens qui pensent la réalité, qui sont capables de la rendre sensible, de la rendre toujours au plus près car, loin d’une récupération immédiate, ils cherchent à penser le monde avec des mots pour mieux y trouver leur place.
Des textes qu’on pourra lire, faire lire, voire faire étudier.
Frédéric Palierne
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Voir sur ce site :
• « La Marseillaise », par Isabelle Mimouni.
• Même pas peur ? – Bref récit d’un mouvement de panique, par S. Thakys.
• L’éducation est une des pierres de l’édifice à ériger contre le fanatisme et la barbarie, par Sophie Vayssettes.
• Face aux criminels, par Yves Stalloni.
• L’école au front : accompagner les élèves et leur rencontre avec la guerre…, par Alexandre Lafon.
• Matin tragique. Les Lettres au cœur de l’enseignement moral et civique aux côtés de l’Histoire et des Sciences humaines, par Françoise Gomez.
• Reprendre le fil des apprentissages après le vendredi noir…, par Antony Soron.
• Les programmes éducatifs européens face aux défis du terrorisme, par Viviane Devriésère.
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On pourra se rapporter également aux articles consacrés sur ce site aux attentats contre « Charlie hebdo » :
• L’éducation aux médias et à l’information à l’ordre du jour, par Daniel Salles.
• La morale républicaine à l’école : des principes à la réalité, par Antony Soron.
• L’humour, valeur nationale : mallette théorique pour interventions pédagogiques, par Anne-Marie Petitjean.
• Lire en hommage ? – Lire les images, par Frédéric Palierne.
• Cogito « Charlie » ergo sum, par Antony Soron.
• Le temps des paradoxes, par Pascal Caglar.
• Le bruit du silence, par Yves Stalloni.
• Trois remarques sur ce que peut faire le professeur de français, par Jean-Michel Zakhartchouk.
• Paris, dimanche 11 janvier 2015, 15 h 25, boulevard Voltaire, par Geoffroy Morel.
• « Fanatisme » , article du » Dictionnaire philosophique portatif » de Voltaire, 1764.
• Pouvoir politique et liberté d’expression : Spinoza à la rescousse, par Florian Villain.
• Racisme et terrorisme. Points de repère et données historiques, par Tramor Quemeneur.
• La représentation figurée du prophète Muhammad, par Vanessa Van Renterghem .
• En parler, par Yves Stalloni.
• « Je suis Charlie » : mobilisation collégienne et citoyenne, par Antony Soron.
• Liberté d’expression, j’écris ton nom. Témoignages de professeurs stagiaires.
• Quel est l’impact de l’École dans l’éducation à la citoyenneté ? Témoignage.
• L’éducation aux médias et à l’information plus que jamais nécessaire, par Daniel Salles.
• Où est Charlie ? Au collège et au lycée, comment interroger l’actualité avec distance et raisonnement, par Alexandre Lafon.
• « Nous, notre Histoire », d’Yvan Pommaux & Christophe Ylla-Somers, par Anne-Marie-Petitjean.
• Liberté de conscience, liberté d’expression : des outils pédagogiques pour réfléchir avec les élèves sur Éduscol.
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