"Spartacus & Cassandra", de Ioanis Nuguet
Spartacus et Cassandra sont frère et sœur. Ils sont scolarisés dans une école, vraisemblablement de Seine-Saint-Denis.
Leurs parents viennent de Roumanie, mais eux sont nés en France. Ils sont encore attachés à leurs parents, mais ceux-ci ne peuvent pas s’occuper d’eux : la mère mendie et est irresponsable, le père fait certainement des petits trafics, il est malin, n’est pas coupé d’une communauté Rom qui s’est installée comme elle peut en France.
Il culpabilise sans cesse ses enfants et leur dit qu’il ne peut concevoir vivre sans eux, même s’il ne peut pas s’occuper d’eux matériellement. Ils ont rencontré Camille, une jeune femme qui travaille dans un cirque, qui s’est attachée à eux et s’en occupe au quotidien.
Le portrait de deux enfants qui vivent une situation dramatique
Racontée ainsi, l’histoire de ces enfants paraît illustrer des débats de société sur l’intégration des Roms en France, la responsabilité politique et le débat social qui en résulte. La réussite de ce documentaire vient du regard porté sur les deux enfants : le documentariste est justement arrivé à se soustraire à l’emprise du reportage ou de la dénonciation politique pour concevoir le portrait de deux enfants qui vivent une situation dramatique.
Le fait que leurs parents soient Roms n’est pas du tout indifférent, mais il ne s’agit pas ici de présenter une communauté ni de montrer les écarts entre leur culture et le pays où ils vivent. Ioanis Nuguet a la très grande intelligence de situer son film à la hauteur de ces deux enfants et de construire son récit en s’appuyant sur les paroles et les pensées de ceux-ci. De fait, la situation politique et ses conséquences administratives deviennent presque secondaires : elles ne servent le récit que dans la mesure où elles éclairent la personnalité et même, plus profondément, l’humanité de ces deux enfants, et les obligent à se poser la question d’un choix entre leurs parents biologiques et la famille d’accueil.
Le juge ou les professeurs ne sont pas montrés frontalement, le lieu n’est pas dit explicitement, même l’âge des enfants (13 ans pour Spartacus, une petite dizaine d’années pour Cassandra) doit être repéré par le spectateur : nous sommes très loin des contraintes du reportage télévisuel.
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Un drame de la filiation
Le drame change alors de nature : le spectateur aurait pu croire que c’est un drame de l’intégration, mais peu à peu le film prend les atours d’un drame de la filiation. Les enfants sont contraints de faire un choix qu’ils n’ont ni l’envie, ni la force, ni peut-être la maturité de faire en toute responsabilité. Ce déplacement est fondamental : la personnalité des enfants est centrale, et c’est à eux que le spectateur s’attache.
Leur origine et leur culture ne sont pas le cœur du dilemme – le cœur du film explore les souffrances liées à la question de la séparation et de l’abandon et essaie de montrer comment ces enfants s’efforcent de s’approprier le langage pour mettre des mots sur une faille ou une angoisse. La problématique de l’identité n’est alors plus vraiment liée à la communauté ou à la culture, mais à la façon dont un individu peut se former et acquérir une intériorité ou une individualité.
C’est cela qui est fascinant : le documentariste nous donne presque à percevoir physiquement la construction d’une conscience personnelle, l’émergence d’une affectivité qui fait le choix de s’abandonner aux mots.
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Le champ dangereux et incandescent des sentiments de l’enfance
Pour cela, la question du langage est absolument essentielle : elle déborde le fait d’apprendre une langue, et elle accompagne la nécessité d’exprimer des émotions, de s’ouvrir à elles. En cela, le film est déchirant et réussit à atteindre une dimension universelle. Il ne décrit plus vraiment comment deux enfants apprennent le français et s’installent en France. Il cherche à décrire par l’enregistrement des corps et des paroles comment deux enfants confrontés à la séparation d’avec leurs parents cherchent à exprimer des sentiments de façon d’autant plus bouleversante que ces sentiments sont très complexes et que l’accès à leur expression est délicat et n’est jamais clairement encouragé, s’il n’est pas inconsciemment interdit.
C’est aussi pour cette raison que le film donne l’envie d’écrire, et de réfléchir sur lui. Il fait émerger le champ dangereux et incandescent des sentiments de l’enfance. Il ne suit pas exactement la façon dont deux jeunes personnes sortent de l’enfance, mais surtout les conflits incessants qui naissent entre la conscience et la responsabilité, la nécessité d’aimer et la nécessité tout aussi impérieuse d’abandonner et de fuir.
Le rapport qu’il cherche avec son spectateur est totalement sentimental, mais ne se réduit pas du tout à l’empathie ou à la compassion, bien au contraire. Le plaisir de réfléchir et d’écrire sur ce film vient de rechercher comment la construction cinématographique peut s’approcher d’aussi près de la vérité d’un sentiment à la fois débordant, océanique et essentiellement contradictoire.
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La voix off
Elle est splendide par sa qualité poétique. Spartacus affirme : « Je veux une maison, pas une cage, c’est pourquoi je réécris ma vie sur une page. » Ou encore, Cassandra, un peu plus tard : « Y en a marre d’ici. On part à la campagne. On est dans une maison. On s’est pris pour d’autres. C’était pas grand-chose. Une ferme, une halte. Des gens se lèvent et ont ça devant les yeux tous les matins. J’espère qu’ils sont heureux. »
Le commentaire n’est jamais immédiatement relié à la situation ou à la représentation d’un événement réel, il constitue plutôt une déclaration personnelle, comme un sentiment qui vient lentement à se cristalliser avant de trouver son expression et sa forme. Les images paraissent toujours plus fragiles que ce qui est dit ou que ce qui en est dit. Les métaphores utilisées sont peut-être banales, mais la phrase tranche, est coupante, et relie en imposant son évidence le drame du ballottement, du foyer déplacé, perdu, remis en cause au geste de l’écriture.
Le spectateur entend l’enfant parler et sur ces images souvent lumineuses, c’est une part de colère et de volonté qui se fait entendre. Sans doute que l’enfant avait lu un poème qu’il avait écrit, ou des remarques qui l’ont suivi pendant le tournage du film qui s’intéresse à sa vie. Mais le fait d’entendre des paroles poétiques dans la bouche d’un enfant en colère est fulgurant. La voix off ouvre sur une autre scène qui n’est plus celle de la politique ou de la société et fait sentir en creux, mais violemment, le geste de l’écriture comme absorbé par l’urgence de se dire. C’est pourquoi aussi la dernière phrase du film est magnifique : « Un jour vous entendrez une voix que personne ne fera taire. »
C’est évidemment plus un espoir qu’une menace, mais ce n’est pas l’espoir d’une révolution ou d’un combat. L’identité constitue l’enjeu véritable. Le passage du Je à la voix est magnifique. Ce n’est pas seulement que Spartacus s’essaie à slammer. Nuguet comprend qu’il ne faut pas le montrer en train de chanter. Il utilise ses paroles en off comme un contrepoint qui retrace l’aboutissement du film : la naissance d’une voix et sa prise en charge par l’enfant.
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Le naturalisme et son envers
La difficulté du film consiste aussi dans la nécessité de s’appuyer sur des personnages en situation symbolique d’exclusion sociale sans verser dans le misérabilisme ou l’apitoiement. Nuguet pose tout de suite ce danger en termes de représentation esthétique. Le personnage de Camille, qui aide les deux enfants, montre bien les différents écueils. Doit-elle être importante à l’image ? Nuguet la place sans cesse avec les enfants, ce qui fait que le spectateur ne sait pas très bien qui elle est, ni ce qu’elle fait au juste.
Son départ loin de la ville n’est pas expliqué. Sa situation professionnelle ou conjugale non plus. Nous ne savons rien d’elle, sans qu’elle apparaisse énigmatique. Très souvent, elle ressemble à un ange d’aujourd’hui, à une petite fée qui aide les enfants à se séparer des parents, et ainsi leur donne la possibilité d’avoir une vie à eux. Mais il s’agit d’un pôle du personnage. Elle en possède un autre, qui l’ancre davantage dans la situation et la place au cœur de la violence symbolique qui est infligée à Spartacus. C’est elle qui doit alors incarner le principe de réalité et démonter les logiques et les représentations, les dénis aussi, de Spartacus.
Celui-ci, lors d’un moment de tension, lui dit : « J’ai compris c’est quoi le truc. Je comprends pas pourquoi je le vois encore. Y se passe des trucs. Je suis séparé de mon père. C’est toi qui as décidé. » Elle ne peut que répondre et obliger l’enfant à voir la situation autrement : « Ensuite ton père est parti en couilles. Il a pas été respectueux. C’est pas possible. Pourquoi il vient pas te chercher ? Quand il vient, il est bourré ou il dit pars avec moi. »
Le spectateur est au cœur de la scène. Ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un affrontement verbal qui le prend à partie. Le spectateur entend l’enfant dénier, chercher des responsabilités et essayer de sauver son père, de lui conserver une stature. Le réalisme du film ne s’attache pas seulement à la mendicité ou à la pauvreté (cet aspect est présent, bien que très rare) ; il observe les mécanismes par lesquels un enfant doit accepter la séparation, et Nuguet montre l’articulation entre les faits juridiques (voir le juge, écouter l’avocat) et les faits affectifs (refuser, pleurer, ne pas comprendre, se mettre en colère).
L’écart dans lequel se trouvent les enfants correspond aussi à un écart par rapport à la langue et à sa maîtrise, si bien que le film s’efforce de retracer comment l’enfant peut acquérir une stabilité psychologique au moment précis où les modèles de construction de sa personnalité s’effritent ou sont remis en cause, quand bien même il pourrait s’agir d’une adaptation ou d’une transformation.
Les plans clairement poétiques sont importants : ils pourraient trancher avec le reste du film en donnant une impression d’artifice et de joliesse, mais au contraire, ils créent un basculement qui permet au spectateur de sentir l’intériorité des enfants, leur besoin de rêve et de beauté.
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Le refus du manichéisme
Nuguet ne cherche pas à s’inscrire dans une forme esthétique déterminée. Il part évidemment d’une représentation réaliste, mais ce réalisme est aussi celui des déterminations sociales et des mécanismes administratifs. Il trouve surtout une forme particulière qui ne se résume pas à l’adhésion à un mouvement ou à un parti pris esthétique, ce qui serait bien trop flou et inefficace.
Cette forme rejoint alors le thème du film, en tout cas le sentiment qui étreint si souvent Spartacus, écartelé entre son père et Camille, entre sa culture et la langue française, mais aussi entre la tendresse et la colère, le refus et l’acceptation. L’écartèlement est douloureux parce qu’il n’y a pas de meilleur choix, et aucun n’est finalement nettement préférable à l’autre aux yeux de l’enfant. L’école, pour l’enfant, n’est pas une libération hors de ces contradictions ; elle en fait partie intégrante. L’institution est ce qui brise le lien parental, ou en tout cas c’est ce qui est vécu au début du film par le personnage.
Le documentariste, en s’attachant aux choix de l’enfant, montre comment un système se constitue qui relie les parents culpabilisateurs (« Viens vers moi avant que je meure », demande la mère) et les instances qui pourraient défaire le lien entre enfants et parents. Le documentariste refuse absolument tout manichéisme. Il représente des sphères sociales ou des territoires qui tantôt libèrent, tantôt oppressent, mais qui restent fondamentalement ambigus pour un enfant dont les repères s’effondrent et qui n’a pas encore la possibilité de les concevoir.
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La forme de l’écartèlement
Nuguet ne fait pas que montrer cet écartèlement, il en fait un principe qui régit le cadrage et le montage, en rapprochant des espaces opposés (la ville et la campagne, la vie avec les parents et la vie avec Camille), mais aussi en faisant circuler les objets d’un espace à l’autre (le muguet qui est une promesse de rêve et d’évasion lorsque Spartacus et sa mère courent dans la forêt devient un symbole d’aliénation ou en tout cas de dépoétisation du monde lorsque, dans la séquence qui suit, la mère le vend dans la rue).
Les raccords sont alors assez violents, renforcés par de brusques changements de son et de mouvement (d’une errance en milieu scolaire à un instant de danse au sein de la communauté Rom, par exemple) mais ils n’arrivent jamais à détruire le sentiment de bonheur qui a pu être créé. Quand le cinéaste passe soudainement du monde de la pauvreté (représenté ici par les Roms) à la possibilité du rêve et du divertissement (avec le cirque, la danse, les jeux de lumière), il n’y a jamais un monde ou un sentiment qui efface l’autre. Il cherche moins l’opposition stricte que le geste qui permettrait de rassembler les deux et de présenter l’enfant, obligé continuellement de passer d’un monde à l’autre, d’une atmosphère à l’autre.
C’est ce balancement continu qui crée la fragilité des deux enfants. Il n’oppose pas schématiquement un monde du bonheur, ensoleillé, et un monde de la tristesse et de la déploration, nocturne, obscur. Les moments de lumière sont aussi des moments de déchirement, car par la voix off monte la conscience de leur précarité, de leur charme trompeur. Il y a également un bonheur de la nuit lorsque les Roms sont entre eux, qui n’a rien à voir avec la clandestinité, mais avec la nostalgie, la musique, la communauté retrouvée, une sorte de blues d’Europe centrale, qui est aussi un moment de grâce.
Lorsque les enfants sautent dans l‘eau et que le spectateur ne distingue que de fragiles zébrures de lumière, l’image est magnifique parce qu’elle arrive à signifier en même temps une double tension : le désir de la joie et la peur de l’engloutissement. Cette contradiction affective justifie complètement la recherche formelle et le choix du sujet.
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Le décadrage
Comment filmer un individu qui n’est pas à sa place ? Comment le filmer alors même qu’on se doit d’improviser et qu’on ne peut pas lui fixer de soi-même une place assignée dans le champ de la caméra ? Cette contrainte est classique dans le cinéma documentaire. La solution apportée par Nuguet est efficace et simple : il joue fréquemment sur le décadrage de façon à placer Spartacus à proximité des bords du cadre et à laisser le reste du champ vide.
Ce décentrement symbolise la perte de repères et la fragilité psychologique, entre doutes et angoisse d’abandon. En reprenant souvent ce choix de cadrage, il détache l’isolement de Spartacus d’un espace déterminé. Sa solitude l’accompagne quoi qu’il fasse et où qu’il soit.
Le décadrage fait partie de la caractérisation visuelle. Il manifeste aussi un très grand respect pour la personnalité de l’enfant : il s’accompagne toujours d’un plan plus fixe et plus long que les autres, de façon à laisser la place à ses silences et à ses regards de colère et de désarroi.
Le langage
Nuguet respecte totalement celui de l’enfant. L’impression d’immédiateté, de pensée brutale, d’intériorité est maximale. Mais il donne à entendre aussi la violence et la lucidité de ses impressions. « Ce qui tourne dans ta tête et que tu n’as pas fait ne te lâche jamais… Que sont ces gens pour moi ? Depuis quand sommes-nous ensemble ? Pourquoi me connaissent-ils ? La peur. C’est ce qui nous tient. »
C’est peu de dire que le film dépasse la question Rom. C’est la question de la cohésion de la communauté qui l’emporte ici, amenant aussi d’autres questions fondamentales que l’enfant pose aussi brutalement qu’il les ressent et les vit. Qu’est-ce qui rapproche les individus ? Qu’est-ce qui empêche l’intégration ou l’apprentissage ?
Le sentiment central est la peur : celle de s’exprimer et celle d’être abandonné. Nuguet donne aussi à sentir la malédiction intérieure qu’on peut se créer en reliant arbitrairement ces deux peurs. Spartacus, en fin de film, arrive à formuler la peur, sans avoir encore appris à la distinguer, à nommer les différentes angoisses qui peuvent l’étreindre. À ce moment, les problématiques scolaires disparaissent totalement, la question de l’attachement maladif aussi, et n’importe que l’essentiel : l’affirmation complexe et de moins en moins implicite ou étouffée d’un droit à exister et à vivre.
Jean-Marie Samocki
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• Bande-annonce de Spartacus et Cassandra.
• Entretien avec Ioanis Nuguet et Spartacus Ursu invités de TV5 monde.
• Le Conseil de l’Europe et l’éducation des enfants roms.
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