L’humour, valeur nationale : mallette théorique pour interventions pédagogiques
Quelles valeurs enseigner dans l’école de la République ? S’en tient-on à la devise républicaine ? Faut-il lui ajouter tout ce qui est à même de fonder une unité nationale ?
À ces questions qui taraudaient déjà bien des enseignants et qui deviennent l’incontournable de l’après 11 janvier, le rassemblement national a sans doute apporté une réponse inattendue, très visible aux yeux des enfants et des adolescents, en étalant sur tous les écrans un mélange détonant de drapeaux tricolores et de caricatures de Charlie Hebdo.
Dans la solennité du moment, l’effroi des horreurs perpétrées, la sidération de la conscience citoyenne blessée, l’humour a pointé régulièrement le bout de son nez, jusqu’à se faire reconnaître comme valeur nationale.
Que faut-il faire d’une telle évidence : l’« esprit » français réunit les foules et fait chanter la Marseillaise ?
Dans toutes ses déclinaisons, de Rivarol à Groland, il semble pouvoir nous unir, être à même de tracer un pont entre le passé et l’avenir, un avenir que l’on voudrait le plus radieux possible pour la génération des petits manifestants en patinette, qui est aussi celle de jeunes téléspectateurs tourmentés par la perplexité ou la colère des adultes, et qui ne savent pas comment comprendre ces dessins humoristiques qui n’étaient pas pour eux et qu’ils doivent dissocier des insultes.
Quelques points de repère théoriques peuvent faciliter la conception d’interventions pédagogiques destinées à développer le sens de l’humour, des interventions qui seront plus pertinentes si elles sont bâties sur un engagement personnel, qui peut tenir aussi bien du « bon tempérament » que d’une lucidité particulière sur les enjeux éducatifs du rire.
Il s’agit également de permettre d’accueillir en connaissance de cause les dessins humoristiques et autres documents que les élèves ne manquent pas d’apporter, ainsi que les textes et dessins qu’il serait bon qu’ils produisent eux-mêmes.
Le propre de l’homme
Le topos aristotélicien de l’homme, animal riant (De partibus animalium, 673a), est surtout connu dans les termes choisis par Rabelais dans l’avant-propos de Gargantua :
« Mieux est de ris que de larmes escripre
Pour ce que rire est le propre de l’homme. »
Cette universalité du rire, pensée comme un trait distinctif de l’humanité, ne doit pourtant pas cacher le caractère profondément culturel, contextualisé et évolutif des formes de l’humour. Au moment d’en donner quelques définitions, il est donc important de préciser que ces formes ne sont pas seulement à relier à des zones géographiques, à des langues, à des histoires nationales, voire à des âges ou des identités, mais qu’elles sont amenées à sans cesse se modifier et à être réévaluées en fonction des locuteurs et des artistes qui s’en saisissent.
Les auteurs participent de cette évolution au point que l’on associe l’ironie à Voltaire, et qu’il est un rire rabelaisien, comme il est un « rire absolu » à la Baudelaire et un « rire désespérant » à la Ionesco.
Le rire à la Charlie Hebdo, qui relie des plumes différentes, est celui de la satire, et a évolué au cours de son histoire vers un mordant de plus en plus conscient du regard de ses opposants.
Vade mecum de termes
Comique. – Ce qui provoque le rire. C’est donc une affaire de réception. Le comique a besoin de l‘œil du rieur – « Le comique, la puissance du rire est dans le rieur, et nullement dans l’objet du rire », écrit Baudelaire (De l’essence du rire, chap. IV). Il accepte d’ailleurs la gradation ; on trouvera « plus ou moins comique » telle blague, ou encore « franchement comique » telle autre. Le verdict : « Ce n’est pas drôle » rompt la connivence nécessaire et rejette l’intention comique du côté de sa non effectivité sur le récepteur.
« Ne parlons pas d’argent : ça énerve ceux qui n’en ont pas », Francis Blanche (Pensées, répliques et anecdotes, illustré par Cabu, Le Cherche Midi, 2011).
Ce sens de « risible », « rigolo », est une dérivation du sens premier de « comique » désignant l’art de la comédie. L’amusement des spectateurs et la représentation spectaculaire des travers du genre humain sont donc bien le fondement sémantique du terme. La division classique de la représentation du monde en comédie / tragédie est familière aux élèves de second cycle qui apprennent à la repérer comme un grand repère de notre culture théâtrale.
Alain Rey, dans l’article « Comédie » du Dictionnaire culturel en langue française, montre combien le genre a dû subir de mutations et de réinterprétations, en passant par l’improvisation à l’italienne ou la représentation sociale fantasque à l’espagnole, avant de se réapproprier la division de la Poétique d’Aristote. Il serait donc faux de présenter le comique comme une histoire en ligne droite depuis les racines antiques des processions dionysiaques.
Le spectacle de la vie, rendu cocasse, a trouvé des formes différentes de représentation tenant compte de la sensibilité des publics, au cours de ce que l’on peut rapporter comme une histoire du comique français, nourrie à plusieurs sources et se renouvelant dans des formes contemporaines de stand-up d’humoristes.
Humour. – Le terme est un anglicisme, importé en France au XVIIIe siècle. C’est pourquoi « humoriste », « humoristique » sont construits sur la racine « humor- » qui pose souvent un problème orthographique aux élèves, d’autant plus que « sense of humour » est préféré en anglais à « humor » qui sonne américain.
Il désigne une disposition d’esprit enjouée propre à saisir le comique des situations. C’est donc un prisme sur la réalité, dépendant d’une manière d’être. C’est d’ailleurs un dérivé de la théorie des humeurs, théorie médicale antique, qui influence durablement la pensée occidentale et arabe jusqu’au XVIIIe siècle et dont les échos se répercutent de manière décisive dans l’histoire des arts.
L’époque des Lumières décide donc d’y retenir l’humour comme une déformation physiologique anglaise ! La raison aux Français, l’humour aux Anglais. Le british humour a donc continué sa carrière en se faisant définir hors de ses frontières, ainsi sous la plume de Desproges écrivant pour Charlie Hebdo, en 1981 : « Comment reconnaître l’humour anglais de l’humour français ? L’humour anglais souligne avec amertume et désespoir l’absurdité du monde. L’humour français se rit de ma belle-mère. »
L’humour est donc très volontiers associé à des dénominations identitaires : humour anglais, humour juif, humour paysan, humour potache… qui désignent des communautés culturelles à travers une manière particulière de faire rire ses semblables. Le recueil de blagues est d’ailleurs un moyen très couru de distinguer des communautés culturelles, voire de les fabriquer (cf. l’humour des hommes en blanc, selon Claude Serre, ou l’humour des profs, selon Charb).
Humour noir . – C’est celui qui « nargue la mort elle-même », nous dit Michel Tournier dans Le Vent paraclet, en lui opposant d’autres couleurs, et en particulier le « rire blanc » qui ne s’est pas lexicalisée de la même manière. L’humour noir n’est pas qu’un humour thématique, traitant de la mort, du macabre. C’est également un humour de distanciation affichée et surjouée, pour un sujet qui réclamerait normalement de la compassion ou de l’empathie.
Y a-t-il dans l’humour noir une volonté – politesse ou esquive – de ne pas sombrer dans le tragique ? Il induit en tout cas de la part du récipiendaire un plaisir mêlé d’effroi, accompagné d’un jugement sur l’émetteur : froid ou cynique. Il rejoint souvent l’humour grinçant ou encore sardonique qui tous deux imposent l’image de la grimace derrière le sourire.
Humour iconoclaste. – C’est la manière habituelle de désigner un humour qui ne respecte pas le sacré et qui est hostile à toute forme de révérence pour les cadres de pensée hérités, qui rogneraient la liberté et l’expression individuelles. Il adopte souvent des formes parodiques, comme le Pater Noster de Prévert (Paroles, Gallimard, 1959) :
« Notre père qui êtes aux cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie »
Parmi les objets sur lesquels se porte le regard humoristique, la religion se présente comme un objet de prédilection et un défi pour l’humoriste : parce qu’elle recherche l’adhésion complète du fidèle, elle ne suppose a priori aucune distanciation.
Paradoxalement, le terme « iconoclaste » choisi pour désigner ce type d’humour, renvoie à un contexte religieux marqué : dans l’église byzantine du VIIIe siècle, les partisans des images saintes s’opposent aux iconoclastes qui détruisent toute figuration divine.
Le judaïsme autant que l’Islam connaissent de mêmes réactions d’hostilité envers les images, par crainte des dérives idolâtres que les religions monothéistes ont cherché à chasser.
Aujourd’hui sont iconoclastes, au contraire, les partisans des images. Ironie du sort, pour cette idée d’icône qui a déjà causé bien des querelles et qui mérite d’autant plus que l’on s’attarde en classe à la définir. Pour nos oreilles contemporaines, l’icône ne peut pas n’être qu’un medium entre Dieu et les hommes, elle est forcément à interroger du côté de l’histoire de l’art, où elle institue un répertoire de codes extrêmement stable dont la peinture cherchera par la suite à se libérer. Elle peut également sensibiliser à des rudiments de sémiotique, plus apte qu’aucun autre champ à enseigner une grammaire de l’image. Charles Pierce en fait en effet une de ses catégories de signe, en relation analogique à l’objet, à placer entre l’indice et le symbole.
Caricature. – C’est le terme qui viendra en premier lieu dans le contexte des assassinats de Charlie Hebdo. Il permet, par excellence, la désignation d’un procédé, permettant de saisir dans le panel des formes possibles d’humour, un moyen de fabrication : celui du grossissement du trait. La caricature utilise la déformation par exagération de certaines caractéristiques qui, pour autant, permettent et même favorisent la reconnaissance de l’objet caricaturé.
Le portrait de presse est son terrain d’élection et l’inscrit dans une histoire de plusieurs siècles, qui explique en outre que la caricature soit couverte par la loi et nommément présente dans le code de la propriété intellectuelle.
Satire. – Voilà qui plairait à Wolinski : satire et satyre ne sont pas distingués par l’orthographe au moins jusqu’au XVIIe siècle. Il faut dire que le dieu-bouc impudique et grossier est à l’origine, sur le théâtre antique, de formes très libres de farces autorisant la raillerie. La visée satirique que l’on peut déceler aujourd’hui sous toutes sortes de productions humoristiques dépend de la perception d’une intention d’édification des mœurs, selon l’incontournable précepte : Castigat ridendo mores.
La satire n’a donc de sens que dans le cadre public, pour dénoncer un travers de la société et tient son rôle dans l’histoire politique française, au moins depuis la Satire Ménippée, qui condamnait la Ligue. La presse satirique, Le Musée Philipon, La Lune, L’Éclipse, L’Assiette au beurre ou Le Charivari, avant Le Canard enchaîné, Hara-Kiri ou Charlie Hebdo, se décline en titres qui ont joué leur rôle dans les grands combats idéologiques qu’a connus la France, de l’empire à la République, de l’affaire Dreyfus à Mai 1968. Ils ont ceci de particulier de placer le sens de la dispute et la râlerie toute gauloise sous le signe de l’enjouement.
Quelle place pour le rire en classe ?
Une liste de termes permet de cerner des caractéristiques, mais esquive bien sûr le cœur de la question de la nature des interventions pédagogiques. Les séquences osant affronter la question du rire sont effectivement majoritairement des séquences explicatives qui le tirent vers la rationalité. Le sérieux de l’étude et le souci de la maîtrise du groupe classe invitent spontanément le professeur à chasser tout rire de sa classe. La jubilation collective, le rire ordonné vers un but commun, restent souvent une virtualité proche d’un idéal éducatif inatteignable. Quand ces moments arrivent dans la classe, chacun en sent pourtant les bienfaits et en ressort avec des souvenirs marquants qui rétablissent la confiance dans la relation éducative.
De plus, il serait important de ne pas apprendre uniquement aux élèves à se placer en juges du caractère comique d’un texte ou d’un dessin, mais à se déplacer de la position d’observateur à celle, bien plus délicate, d’acteur de l’humour. L’entraînement régulier est une règle que connaissent bien les amuseurs de cour de récréation. Mais si le rire est un muscle à travailler, c’est encore plus une permission à accorder dans des espaces bien cadrés, dont les règles seront d’autant mieux respectées qu’elles sont explicites aux yeux de tous.
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Pour amorcer ici quelques pistes pédagogiques, suggérons donc tout d’abord la rédaction collective d’un texte de cadrage de ces séances sur le rire, en adoptant une forme parodique à choisir dans les genres les plus sérieux : Constitution, Instructions officielles ou programme politique (à la manière du « parti d’en rire » de Francis Blanche et Pierre Dac).
Les séances de production de courts textes humoristiques, éventuellement illustrés, seront plus aisées à construire si elles se fondent chacune sur l’identification d’un procédé clair dont des exemples soient analysés en amont.
Le jeu de mots est un procédé accessible pour de jeunes élèves, à condition d’en trouver des exemples explicites, de la blague Carambar au recueil de contrepèteries. On pourra ainsi faire intégrer dans un dialogue le double sens d‘expressions consacrées ou jouer sur l’incompréhension par un personnage d’un sens figuré présent dans le discours d’un autre personnage. La comparaison des langues aide à cette entrée dans le jeu langagier.
Le détournement parodique d’un récit connu est également assez simple à réaliser, en particulier si l’on sollicite la modernisation d’un conte traditionnel (les trois petits cochons dans l’univers du show-biz ou Barbe-bleue dans une cité de banlieue). La licence du langage familier voire ordurier, pour caractériser certains personnages dans le dialogue, peut permettre à des élèves de tourner une agressivité verbale entendue quotidiennement en humour.
Le rapprochement incongru de deux actualités qui n’ont a priori rien à voir est un procédé très fréquent dans le dessin de presse. Ce mélange peut être traité sur le mode du centon, à partir de deux citations à rapprocher dans un court récit, en veillant à accentuer la bizarrerie du rapprochement. Le loufouque ou le nonsense apparaissent rapidement, mais peuvent également céder le pas à un absurde plus philosophique.
La caricature des stéréotypes est enfin le procédé qui demande le plus de vigilance pour distinguer la critique de sa dénonciation. Une variation sur le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert (dictionnaire des Parisiens, des jeunes, des femmes…) pourra donner l’occasion de mesurer en quoi les différences de formulation et d’attention aux conventions du langage peuvent être majeures dans la perception d’une ironie.
Prendre « le parti d’en rire » n’est certainement pas la position la plus facile à tenir par les temps qui courent. La menace d’une instruction moralisatrice subie comme une sanction et qui donne l’image d’une République austère et pesante invite cependant à frayer d’autres chemins dans nos classes, quitte à permettre aux élèves d’enseigner leurs maîtres, dirait Jacques Rancière, dans un esprit jovial et … bon enfant.
Anne-Marie Petitjean
Bibliographie indicative
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication n° 10, Presses Universitaires de Nancy, 2006.
Jean-Loup Chiflet, Dictionnaire amoureux de l’humour, Plon, 2012.
Nicolas Go, « Le rire des enfants : écoute et partages », L’enfance du rire, Humoresques, n° 30, textes réunis par Nelly Feuerhahn, 2009.
Christian Moncelet, Les Mots du comique et de l’humour, Belin, 2006.
Jean-Marc Moura, Le Sens littéraire de l’humour, Presses universitaires de France, 2010.
Clément Rosset, La Force Majeure, Éditions de Minuit, 1983.
Alex Taylor, Bouche bée, tout ouïe : Comment tomber amoureux des langues ?, Jean-Claude Lattès, 2010.
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Dans les pages « Actualités » de l’École des lettres
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• La morale républicaine à l’école : des principes à la réalité, par Antony Soron.
• Lire en hommage ? – Lire les images, par Frédéric Palierne.
• Cogito « Charlie » ergo sum, par Antony Soron.
• Le temps des paradoxes, par Pascal Caglar.
• Le bruit du silence, par Yves Stalloni.
• Trois remarques sur ce que peut faire le professeur de français, par Jean-Michel Zakhartchouk.
• Paris, dimanche 11 janvier 2015, 15h 25, boulevard Voltaire, par Geoffroy Morel.
• « Fanatisme » , article du » Dictionnaire philosophique portatif » de Voltaire, 1764.
• Pouvoir politique et liberté d’expression : Spinoza à la rescousse, par Florian Villain.
• Racisme et terrorisme. Points de repère et données historiques, par Tramor Quemeneur.
• La représentation figurée du prophète Muhammad, par Vanessa Van Renterghem .
• En parler, par Yves Stalloni.
• « Je suis Charlie » : mobilisation collégienne et citoyenne, par Antony Soron.
• Liberté d’expression, j’écris ton nom. Témoignages de professeurs stagiaires.
• Quel est l’impact de l’École dans l’éducation à la citoyenneté ? Témoignage.
• L’éducation aux médias et à l’information plus que jamais nécessaire, par Daniel Salles.
• Où est Charlie ? Au collège et au lycée, comment interroger l’actualité avec distance et raisonnement, par Alexandre Lafon.
• « Nous, notre Histoire », d’Yvan Pommaux & Christophe Ylla-Somers, par Anne-Marie-Petitjean.
• Discours de Najat Vallaud-Belkacem, 22 janvier 2015 : « Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ».
• Lettre de Najat Vallaud-Belkacem à la suite de l’attentat contre l’hebdomadaire « Charlie Hebdo ».
• Liberté de conscience, liberté d’expression : des outils pédagogiques pour réfléchir avec les élèves sur Éduscol.
• Communiqué de la Fédération nationale de la presse spécialisée.
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