La maladie comme une île déserte : « Pas d’inquiétude », de Brigitte Giraud
La lecture de Robinson Crusoé par Mehdi, l’un des principaux personnages de Pas d’inquiétude, est à la fois un motif récurrent et un symbole.
L’enfant malade, reclus chez lui, passe son temps dans cette lecture, devant son ordinateur ou avec le chat qui lui sert de compagnon.
Son père, le narrateur, raconte ces deux années qu’ils vont passer ensemble, enfermés ou presque dans la maison.
Et il y a quelque chose du naufragé solitaire chez le narrateur comme chez son fils.
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Un convive peu désiré : la maladie
Pas d’inquiétude n’est en rien un roman sur la maladie qui frappe un garçon de dix ans. Brigitte Giraud explore une situation, comme elle l’avait fait dans Une année étrangère, mettant en scène une jeune fille au pair en Allemagne du Nord, troublée par ce qu’elle essaie de déchiffrer, ou J’apprends, qui racontait comment le monde s’élargit et se complexifie, pour une enfant qui grandit. Les romans de Brigitte Giraud mettent donc en scène des êtres qui apprennent, et donc sont désarçonnés, obligés de s’adapter à du nouveau souvent inquiétant ou contradictoire.
La maladie de Mehdi, ses séjours à l’hôpital et surtout ses retours au foyer familial perturbent toute la famille. Sa sœur aînée, Lisa, est ou semble être celle qui s’en sort le mieux. Elle continue de vivre, de rire, de sortir et de se rebeller comme l’exige son âge. L’épouse du narrateur, une femme de devoir qui a franchi les échelons sociaux pour devenir assistante de direction dans son entreprise se protège par le travail et par un souci de l’apparence qui se dément rarement. C’est donc le narrateur, employé dans une imprimerie, dont l’existence est la plus fortement modifiée par l’événement.
Après ses vacances, qu’il consacre à visiter l’enfant à l’hôpital et à l’accueillir pour sa première convalescence entre deux traitements, il prend un congé maladie qu’il fait durer aussi longtemps que le lui permet la loi. Il devient père au foyer, consacrant l’essentiel de son temps à l’entretien ménager et à son fils. Mehdi, cependant, demande peu. Il reste souvent dans sa chambre, s’y repose, ou retrouve son univers. Le narrateur voit l’enfant changer, se raidir quelque peu. La présence du chat contrebalance l’intrusion dans la maison de ce convive peu désiré : la maladie.
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Ruptures et incertitudes
La vie de couple se trouve également affectée. L’épouse semble devenir étrangère, s’efforçant de garder contenance dans les épreuves (lesquelles sont peu spectaculaires ni dramatiques) et la distance s’installe. Seuls les médecins et infirmières comme le docteur Clavel ou Véra sont des présences rassurantes. Le docteur donne les repères et fait office de baromètre. Vers la fin du roman, sa fatigue et son désarroi face à la maladie seront des indices inquiétants, que les lecteurs interpréteront à leur gré : on ne sait, dans les dernières pages, ce que devient Mehdi : le futur, employé par le narrateur laisse planer un doute terrible.
Le narrateur était un travailleur, un ouvrier imprimeur attaché à son entreprise, avec le réseau des collègues, les problèmes liés à la vie professionnelle, et en particulier le risque toujours présent du licenciement. Il était engagé dans son syndicat et avait son histoire, sa vie, dans l’imprimerie. Le fait de rester auprès de Mehdi, dans le lotissement, crée une rupture qu’il essaie de bien vivre.
Mais celle-ci n’est pas la seule. L’arrivée dans le quartier pavillonnaire était son rêve, et surtout celui de l’épouse. Ils avaient quitté un appartement trop petit dans une périphérie urbaine, et l’achat du terrain, la construction de la petite maison et ce déménagement, auraient dû les occuper pleinement pendant des années. Or la maladie de l’enfant interrompt ce projet comme le reste et les travaux, aussi minimes soient-ils, s’arrêtent, ne peuvent s’organiser ou prendre une forme aboutie.
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Rien n’est innocent
La vie de la famille se déroule selon un faux rythme et on lira l’épisode lors duquel Mehdi et son ami Antoine aident le père à peindre des plinthes (sans vraiment terminer) comme un symbole de ce désordre. C’est donc une existence au conditionnel présent qui nous est contée, une vie telle qu’elle aurait dû se bâtir n’aura pas lieu en ces pages denses, parfois étouffantes.
Lorsqu’il faut reprendre le travail à l’imprimerie, et que la mère ne peut prendre de congé, le couple fait appel à une aide extérieure. Mais Madame Lucien est pour le moins étrange. Son dévouement, son attention à l’enfant comme au foyer dans lequel il vit, sa manière de considérer le couple, tout est ambigu. On verra que ce comportement n’est pas innocent.
Rien, à dire vrai, n’est innocent. La situation vécue par la famille, et par le narrateur en particulier, est placée sous le principe d’ambivalence. L’aide qu’apportent à leur compagnon les ouvriers de l’imprimerie est désintéressée. Ils lui offrent leurs heures de RTT, un crédit lui permettant de rester auprès de son fils ; c’est un sacrifice assez singulier. Mais ce qu’en fait le narrateur laisse penser que les cadeaux sont souvent empoisonnés, ou qu’ils vous mettent davantage dans l’embarras qu’ils ne vous satisfont ou réjouissent. Cela rappelle, sous une autre forme, l’assistance que Crusoé croyait apporter à Vendredi en lui donnant les clés de la civilisation.
Il est difficile de vivre « normalement » quand on se sent ou qu’on est menacé. À la fin du roman, le danger vient du cours d’eau qui aurait dû faire rêver la famille certains jours d’été. Avec l’hiver, ses eaux gonflent, et on ne sait si les barrages tiendront.
Norbert Czarny
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• Brigitte Giraud, « Pas d’inquiétude », Stock, 270 p.