Un généreux éloge : « Hymne », de Lydie Salvayre
Peu avant de mourir, Jimi Hendrix avait pris rendez-vous avec Miles Davis et son arrangeur Gil Evans. Il comptait changer de direction sur le plan musical.
On sait comment ce guitariste au talent inouï a disparu, Hymne raconte pourquoi. Ce récit peut se lire comme l’éloge d’un génie, son oraison funèbre, mais c’est également une enquête biographique entre faits et légende.
L’hymne est bien sûr le Star Spangled Banner, sorte de chant sacré pour les Américains, que Hendrix a joué à Woodstock. « Cri de refus », l’air qu’interprète le guitariste n’a cependant rien à voir avec les mélodies « engagées » que l’on tente d’opposer à la guerre du Vietnam. Ce que joue Hendrix est comme un « souffle à arracher les arbres » et ce qu’il fait ce matin-là excède le champ musical, poétique ou politique à quoi, par la suite on a voulu le réduire.
.
Une approche démunie de toute volonté de maîtrise
Face à ce génie « monstrueux », Lydie Salvayre choisit elle aussi la forme de l’hymne. On sait combien la forme du discours importe pour l’auteur de La Puissance des mouches ou de B.W. C’est question de disposition du texte, de rythme et de musique. La répétition de certaines formules, l’incantation doivent sonner aux oreilles du lecteur. L’auteur, pas dupe, se moque d’elle-même, du ton « pompeux et emphatique » qu’elle adopte parfois, de son goût du pathétique qui s’accorde trop bien à l’existence d’Hendrix.
Mais elle ne se prend pas pour une spécialiste et cherche avant tout à toucher par « une approche démunie de toute volonté de maîtrise, de tout désir d’autorité, de tout savoir ornemental, lequel, croyant faire reculer le mystère de l’œuvre en manquait […] l’essentiel, une approche sans défense mais sans naïveté et qui savait s’abandonner à la beauté plutôt que de tenter d’en mesurer en vain la démesure ».
Biographie inspirée, Hymne raconte la vie d’un jeune homme timide à l’excès, solitaire. Ses grands-mères de sang noir et cherokee en font un enfant sensible aux couleurs, rêveur, prompt à voyager. La musique sera très tôt sa planche de salut. Les années difficiles dans une Amérique hostile aux Noirs, surtout quand ils inventent, ne changeront rien à sa détermination.
.
L’hymne d’Hendrix incarne la « beauté chargée d’horreur, monstrueuse »
Hendrix veut absolument atteindre son but ; il s’en donne les moyens. La reconnaissance se déroule en Angleterre, et tout le monde reste admiratif devant le talent du jeune guitariste. Dès lors, les engagements se succèdent, les tournées s’enchaînent, le triomphe devient mondial, même si, dans son pays natal, sa couleur de peau fait réagir.
Mais Hendrix « meurt en même temps qu’une époque, du mal de son époque » : la rapacité de Jeffery, son manager, l’oblige à d’incessantes et épuisantes tournées. Pour ce musicien perfectionniste qui aimerait peaufiner ses morceaux, sans souci de rentabilité immédiate, c’est un tourment. Hendrix est prisonnier de contrats, et sa timidité l’empêche de se rebeller. Son manager, pervers, a trouvé le moyen d’enchaîner sa star : il lui fournit drogue et alcool à volonté. Hendrix meurt épuisé, sans avoir eu le temps de créer.
Lydie Salvayre raconte son Jimi Hendrix, celui qui a bouleversé la jeune fille qu’elle était en 1969, qui ne se retrouvait déjà pas dans la société de l’époque. Cela ne s’est pas arrangé depuis, et ce récit, comme BW, montre ce que nos sociétés démocratiques deviennent et oublient. L’hymne d’Hendrix incarne la « beauté chargée d’horreur, monstrueuse » qui ne saurait laisser indifférent. Ce par opposition avec un certain rock qui mime la rébellion ou la révolte pour mieux remplir le tiroir-caisse.
.
Un artiste qui sert la musique avant de s’en servir
Hendrix sert la musique avant de s’en servir. La fortune l’amuse sans l’étourdir. Il a longtemps été pauvre et cet état n’est rien, pour peu qu’il dispose de sa guitare. Et puis il ne défend pas de cause, du moins il ne le claironne pas. Il refuse de jouer pour les Black Panthers dont le racisme anti-blanc n’est pas plus juste que le racisme auquel lui-même a été confronté. Et quand il interprète l’hymne à Woodstock (comme il l’avait fait lors de concerts précédents), ce n’est pas avec une intention très différente de celle de Stravinsky en 1940.
L’hymne qu’il interprète décrit à sa façon une Amérique démembrée, divisée, dissonante. Or seule la dissonance peut exprimer ce désaccord, et les plus grands artistes sont des artistes de la dissonance. Prokofiev, à qui l’auteur compare Hendrix sur ce point, a « décrit » la guerre dans sa Septième Sonate en 1942, au paroxysme de l’épreuve. Sans doute parce que la musique est à la fois révélateur et catalyseur. L’énergie dont elle est porteuse est alors salvatrice.
Hymne est un récit qui emporte. Lydie Salvayre explique au début qu’elle va désormais vers ce qui l’« émeut et l’affermit », vers ce qui l’« augmente ». Le lecteur la suit. Dans des sociétés qui prennent le verbe « avoir » pour un verbe sacré, l’innocence et le goût de la création d’un Hendrix fait du bien.
Norbert Czarny
.
• Vidéo : le 18 août 1969, Jimi Hendrix interprète l’hymne américain au Festival de Woodstock.
• Vidéo : troisième mouvement de la Septième Sonate de Prokofiev par Grigory Sokolov.
• Lydie Salvayre, « Hymne » , Éditions du Seuil, « Fiction et Cie », 252 p.
La belle idée qu’a eue L’Ecole des lettres de faire le lien avec les images de ce lundi 18 août 1969 au matin. Woodstock part en vrille après trois jours de concert, face aux 60 000 festivaliers (presque) indifférents qui restent, Jimi Hendrix fait décoller et crépiter les sons de sa guitare sur l’hymne américain. Le Vietnam hante les esprits.
Au monde sordide de l’argent, Hendrix oppose la réalité de son expérience dont la vraie nature n’est pas la drogue, mais la quête de la beauté. « If you can just get your own mind together / Then come on across to me / We’ll hold hands and then we’ll watch the sun rise / from the bottom of the sea / But first are you experienced ?” (“Si vous pouvez réunir vos esprits, alors rejoignez-moi, nous nous prendrons les mains et attendrons le lever du soleil au fond de la mer. Mais d’abord : avez-vous fait l’expérience ?”)