"Le Mange-doudous", de Julien Béziat
Les bons albums pour enfants – et ils ne sont pas si nombreux – renvoient l’enfant à ses préoccupations essentielles. Bruno Bettelheim, l’un des premiers, a montré l’importance des contes pour aider au développement de l’enfant.
Les bons albums font de même et ils possèdent l’immense avantage de proposer au petit lecteur des images.
L’album de Julien Béziat, Le Mange-doudous, qui s’est vu décerné le prix Landerneau 2013, fait partie de ceux-là.
Un trait qui marie dynamisme et douceur
Le prix Landerneau est attribué à un album qui, selon les libellés du concours, allie « qualités graphiques et éditoriales tout en étant porteur de messages contribuant à initier l’enfant à la découverte du monde et de soi ». On est frappé en feuilletant l’album de Julien Béziat par la qualité du trait qui parvient étonnamment à associer dynamisme et douceur. Nous sommes dans le monde des doudous certes ! Mais, dans ce monde des doudous, il se produit des choses « terribles ».
Une couleur d’arrière-plan domine l’album, c’est le glaz breton. Le glaz breton, c’est ce bleu-vert qui caractérise la mer et le ciel de Bretagne – les professeurs de linguistique aiment à utiliser cet exemple pour montrer que c’est la langue qui finalement découpe notre vision du monde : il n’est pas de terme pour dire bleu ou vert en breton, il n’existe que le mot « glaz ». Ce bleu vert irrésolu qui sert d’arrière-plan à (presque) tout l’album semble justement dire l’incertitude du monde.
Une patate molle aux airs de conquérant
L’album est écrit à la première personne, par un enfant qui s’interroge sur ce que deviennent ses doudous en son absence, lorsqu’il est à l’école par exemple. Et son favori, Berk le canard lui rapporte que « l’autre jour », un « truc terrible est arrivé ». La première double page montre l’assemblée des doudous, un peu désœuvrés, semble-t-il, en attendant le retour de leur propriétaire. Chacun d’entre eux possède une couleur distinctive, sauf le dernier sur la droite – sens de lecture oblige – qui lui semble maculé de toutes les couleurs possibles et contemple ses congénères avec sérénité : c’est précisément Berk le canard.
Arrive l’élément perturbateur, une « chose bizarre » qui tient de la « patate molle » – la métaphore nous renvoie de façon réjouissante à l’idée d’oralité. L’angle de vue choisi – nous sommes au ras du sol et les doudous se trouvent agglutinés dans un angle de la chambre, dans le coin droit supérieur de la double page – signale la menace. La « patate molle », un peu insignifiante est caractérisée par une paire d’yeux exorbités, une gigantesque bouche fermée, marque d’avidité, et un signe distinctif : une petite spirale qu’on retrouvera dans les différentes métamorphoses qu’elle va prendre.
Je ne sais pas si la parenté est intentionnelle, mais le Mange-doudous fait immanquablement penser, dans sa première métamorphose, au Père Ubu conçu par Alfred Jarry et dont, rappelons-le, l’un des objectifs existentiels est de pouvoir « manger de l’andouille » à volonté.
La dévoration en action
Le Mange-doudous se jette sur Lapinot, l’une des peluches du narrateur, et prend son apparence, la scène de la métamorphose est spectaculaire : une double page qui nous fait instantanément passer de l’acte, la dévoration, au résultat : la métamorphose. Le Mange-doudous est devenu Lapinot, un Lapinot blanc, au regard fixe et au sourire menaçant. L’auteur utilise de façon probante les codes de la BD (onomatopée, sillage) de manière à dynamiser sa narration. S’en suit la débandade générale, les doudous-peluches affolés s’élancent en tous sens, tandis que reste, impavide, au centre de la page, le terrible Mange-doudous.
Une double page remarquable vient ensuite illustrer le constat narratif : « Ils se sont tous super bien cachés ». La phrase est une antiphrase et le jeune lecteur s’amusera de voir le derrière du cochon qui sort du tapis ou les pattes du canard qui sortent d’un panier de rangement. L’antithèse entre le glaz évoqué précédemment et la couleur des doudous prend ici tout son sens puisque c’est grâce à leurs couleurs vives que le lecteur peut identifier immédiatement les doudous dans leurs cachettes dérisoires ;
Le Mange-doudous n’a plus dès lors qu’à se livrer au carnage. Un à un, il engloutira la poule, le cochon, le morse, le pingouin. Chaque doudou englouti le fait grandir un peu plus. On notera que la double page qui évoque le massacre abandonne le fond bleu vert pour nous donner à lire l’action sur un fond blanc limpide. Une façon simple et efficace de déréaliser la scène et de manifester l’intemporalité du fantasme de dévoration.
Autre trouvaille intéressante, le mange doudou se voit affublé, au fur et à mesure qu’il dévore, des caractéristiques de sa victime : pattes de canard, dents de morse, queue du cochon… Le Mange-doudous a retrouvé les motivations profondes que Freud prêtait au cannibales : « En absorbant par l’ingestion des parties du corps d’une personne, on s’approprie également les facultés dont cette personne était douée. »
Un univers intérieur subtilement mis en scène
On notera qu’près ce massacre le Mange-doudous perd tout signe distinctif (la spirale notamment) ; son aura maléfique suggérée par un jeu d’encre raclée envahit toute la pièce. Et il n’y a plus de limite à son avidité. C’est Berk le canard qui sauvera les derniers doudous survivants en plongeant dans la gueule du monstre.
Une nouvelle page sur fond blanc fait contrepoint à celle que nous évoquions précédemment : de nouveau, le dessinateur nous délivre quatre visions du Mange-doudous qui, au lieu de grossir, se ratatine et régurgite les couleurs dont il s’est nourrie. Curieusement, dans cette double page dont les dessins parlent d’eux même, la narration est décalée. Le jeune narrateur explique pourquoi il aime particulièrement Berk le canard qui le console, qui l’accompagne partout et qui « sent bon la vieille bave ». La dernière image est d’ailleurs superbe : les dix sept peluches du jeune narrateur sont en train de sécher sur le fil à linge tandis que Berk le canard les contemple avec compassion.
Le Mange-doudous est une variation maline sur le thème des objets transitionnels chers à Winnicott, un peu comme le magnifique Tétine de Nina de Christine Naumann-Villemin et Marianne Barcilon. Mais à la différence de celui-ci, notre regard reste d’un bout à l’autre celui de l’enfant qui ausculte son monde intérieur. Nous ne verrons donc jamais le petit narrateur et l’ensemble de l’album – si l’on excepte la double page finale – est régi par une unité de lieu, l’espace de la chambre.
En ce sens, cette double page constitue une ouverture sur le monde et signifie l’acceptation de la rationalité des adultes qui exigent la propreté, enfin presque… Cela dit, l’univers de la chambre n’est pas un univers clos : les jouets (un bateau de pirate), les livres ( on reconnaît un ouvrage de Mario Ramos et Les Trois Brigands de Tomi Ungerer) manifestent l’ouverture sur l’imaginaire qui précisément sert de support à cette élucubration fantasmatique et salutaire. Un bel album malin donc, que ce Mange-doudous qui mérite à plus d’un titre son prix et ravira les petits tant pour son inventivité que pour ses qualités esthétiques et narratives.
Stéphane Labbe
• Le Mange-doudous, de Julien Béziat, Pastel, l’école des loisirs, 2013.
• Christine Naumann-Villemin & Marianne Barcilon, La Tétine de Nina, « Lutin poche », l’école des loisirs, 2002.
• Mario Ramos, C’est moi le plus fort, « Pastel », l’école des loisirs, 2001.
• Tomi Ungerer, Les Trois Brigands, « Albums », « Lutin Poche » et « Petite bibliothèque », l’école des loisirs, 1968.
• Freud, Totem et tabou, chap. III, « Petite bibliothèque Payot », Payot, 2003.
• Winnicott, Les Objets transitionnels, « Petite bibliothèque Payot », Payot, 2010.