« La Cour de Babel », de Julie Bertuccelli

"La Cour de Babel", de Julie BertuccelliDes adolescents écrivent au tableau des mots de leur langue maternelle et les traduisent en français.
L’orthographe est hésitante, mais ils s’appliquent à cet exercice, qui leur permet d’évoquer des souvenirs, de communiquer avec leurs camarades et d’apprendre la langue de leur pays d’adoption.
Dès cette première séquence du film de Julie Bertuccelli, la métaphore biblique est pleinement justifiée. Car elle explore et renouvelle ce que Derrida définit comme  « le mythe de l’origine du mythe, la métaphore de la métaphore, le récit du récit, la traduction de la traduction », avec sa double valence : châtiment divin par la perte irréparable de la langue adamique commune qui introduit la confusion (première étymologie) ou au contraire dans la cité de Dieu  (deuxième étymologie) instauration positive de la diversité et des conditions de l’altérité (François Marty),  invitation à « l’ouverture à l’autre, celui qui m’est radicalement différent, comme voie qui mène au Tout autre » (Emmanuel Lévinas), chance inestimable pour l’homme d’échapper à l’uniformisation stérilisante (Marie Balmary).

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Un documentaire qui montre en action le système d’apprentissage du français aux jeunes immigrants

Julie Bertuccelli s’est fait connaître comme assistante d’Otar Iossellani, de Rithy Panh, de Krysztof Kieslowski, de René Féret, d’Emmanuel Finkiel ou de Bertrand Tavernier. À partir de 1993, elle réalise des documentaires. En 2003, elle réalise son premier long-métrage, Depuis qu’Otar est parti…, qui obtient le Grand Prix de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2003 et le César du Meilleur Premier film. L’Arbre, son deuxième long-métrage, est présenté en 2010 en sélection officielle pour la soirée de clôture du Festival de Cannes.
Elle revient au documentaire avec La Cour de Babel, tourné dans un collège parisien, qui montre en action le système d’apprentissage du français aux jeunes immigrants. En effet, en France, pour être mieux à même de s’intégrer, les élèves de toutes provenances et de tous niveaux sont affectés aux mêmes classes selon leur âge. Mais les élèves non-francophones, nés en France ou non, quoique inscrits dans des classes ordinaires, ont été longtemps réunis dans des classes d’accueil, administrativement indépendantes des autres classes du collège, pour y suivre des cours de français seconde langue (FLS) en plus de l’enseignement normal.
Entre leur classe de rattachement et ces cours à faibles effectifs, qui portent maintenant des noms différents ou plutôt des sigles (CLA, CLACC, CLA-NF, CLA-NSA, ENSA), les élèves rattrapent peu à peu le niveau en français de leurs camarades.
Certes il s’agit d’apprendre une langue commune, celle du pays d’accueil. Mais on y valorise aussi la langue des autres.
 

Un film à l’écoute des enfants

Dans l’une de ces classes à Paris, Julie Bertuccelli a suivi des adolescents à peine arrivés en France après avoir vécu de longues années dans leurs pays respectifs. Ils ont des responsabilités d’adultes, étant parfois les seuls à parler le français de leurs familles. Irlandais, Serbes, Brésiliens, Tunisiens, Chinois ou Sénégalais, ces collégiens âgés de 11 à 15 ans, ont la parole. Car la cinéaste ne fait pas de démonstration, elle se met à l’écoute de ces enfants et tente de comprendre leurs problèmes, leurs attentes, leur expérience.
Les uns ont ressenti leur arrachement à leur environnement comme un déracinement particulièrement traumatisant, les autres sont pleins d’espoir dans leur nouvelle vie. Tout a été  filmé pendant un an dans l’enceinte du collège, et même à l’intérieur de la classe, véritable microcosme, petite communauté vivant sous nos yeux une expérience nouvelle.
 

Parents et enfants

Toujours dans le huis clos scolaire, la cinéaste a filmé – un peu trop longuement à mon gré – les rencontres des parents avec le professeur de leurs enfants, à qui ils livrent un peu de  leur intimité, laissant ainsi notre imaginaire recréer le hors-champ que la cinéaste s’interdit d’explorer.
L’enseignante, à la fois animatrice, confidente, capable de trouver la bonne distance et de toujours mettre en valeur la particularité de chacun montre toujours une attention aux autres qui fait la richesse de ces échanges. Avec elle, parents et élèves parlent librement, assurés d’être écoutés avec respect et confiance. Véritable colonne vertébrale du film, elle en est un personnage, une voix non pas dominante, mais qui oriente les débats, comme la cinéaste d’ailleurs, qui ne se dissimule pas totalement, mais s’est voulue un double de l’enseignante, auprès de qui elle se tient.
 

"La Cour de Babel", de Julie Bertuccelli © Pyramides Films
« La Cour de Babel », de Julie Bertuccelli © Pyramides Films

 

Qu’est-ce que vivre ensemble lorsqu’on vient de pays, de cultures,  de religions, de passés différents ?

En les incitant à beaucoup parler d’eux et de ce qui les intéresse, en montrant l’avancement du projet pédagogique de film sur la différence, qu’ils doivent eux-mêmes réaliser, la cinéaste pose la question essentielle qui travaille tout le monde en Europe, qu’est-ce que vivre ensemble lorsqu’on vient de pays, de cultures,  de religions, de passés différents ?
Les discussions animées entre ces élèves apportent une réponse optimiste. Ils communiquent très naturellement et aucun sujet n’est évité. Une séquence du film retrace par exemple une expérience pédagogique sur la religion. Chacun devant apporter « son » objet, plusieurs d’entre eux ont choisi des poupées, des photos. Youssef a apporté son Coran et Naminata sa Bible. Pour la petite Djenabou, Dieu c’est « son meilleur ami », puis soudain, la voilà qui coupe court aux discussions et lance : « On ne sait même pas si Dieu il existe ! » Quel chemin parcouru entre les certitudes et le doute ! La laïcité fait son chemin dans les esprits.
 

Un document exceptionnel à diffuser largement

Le film est sobre, mais les images saisissent en plans serrés une expression, une interrogation, ou survolent en plongée la cour de récréation avec ses arbres verts, sa belle lumière ou sa désolation hivernale. Elles nous font sentir le passage du temps, l’évolution de cette petite communauté, et composent non pas une galerie de portraits, mais un film « choral » et in progress.
La Cour de Babel met en évidence, dans notre système scolaire si décrié, la possibilité donnée aux jeunes arrivants de confronter leur culture à la nôtre. Rendant un bel hommage au travail des enseignants, le film fait résonner les questions de l’exil et de l’intégration d’une manière nouvelle et vivante.
Par leur regard neuf sur notre société, leur fraîcheur et la pertinence de leurs remarques, ces élèves montrent simplement qu’ils ont compris l’importance de l’apprentissage de la langue du pays qu’ils adoptent et qui les adopte. Cette acquisition ne signifie pas l’abandon de la leur ou le renoncement à leur identité, mais constitue une exigence élémentaire pour mieux s’intégrer.
De la sorte, la double appartenance au pays d’origine et au pays d’accueil peut se révéler une richesse pour les arrivants et pour le pays, tant qu’elle n’est pas exploitée par les intégrismes de tous bords. Utopie en action, petite comédie humaine à hauteur d’adolescents, La Cour de Babel est un document exceptionnel à diffuser largement, à commenter en classe, à méditer longuement par tous.

Anne-Marie Baron

 
Fiche pédagogique proposée par la production du film.

Les élèves du lycées Carcouët, photo de Mireille Janvier
Les élèves du lycées Carcouët,
photo de Mireille Janvier

 
• Voir sur ce site l’expérience exemplaire conduite par Frédéric Palierne au lycée Carcouët, à Nantes : 
« Tire ta langue » : comment valoriser la richesse des langues parlées par les élèves,
dont les principes seront prochainement développés ici.
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Anne-Marie Baron
Anne-Marie Baron

3 commentaires

  1. Julie Bertuccelli est une cinéaste engagée. Elle ne craint pas de susciter l’émotion sans pour autant y céder par facilité. Les classes de collège et lycée gagneraient à profiter du visionnage de ce film « essentiel » (qui est bien plus qu’un énième documentaire sur le « collège »). Quel beau « support » de questionnement pour une séance d’Education civique! Vivement la sortie du film en DVD « avec bonus »!
    Antony Soron ESPE Paris Sorbonne

  2. Je suis allée voir ce film hier soir, et je l’ai trouvé magnifique. Les douleurs de l’exil que se partagent la plupart de ces adolescents, leur difficulté d’apprendre, mais, malgré tout, leur courage face à une langue inconnue.
    Le moment marquant est quand Felipe se met à jouer du violoncelle. A travers cette musique qui s’écoule tel un ruiseau, on perçoit leur exil à tous, le long chemin, la difficulté d’adaptation.
    Quand la jeune Oxanna chante une chanson traditionnelle Ukrainiene, on perçoit aussi une certaine douleur, qu’ils essaient de cacher.
    Ce film, émouvant et magnifique, porte un regard différent sur l’école d’aujourd’hui. Cette classe, soudée, apprend malgré les difficultés.
    Un très beau film, à voir absolument!
    Ludmilla, Palaiseau, 10 ans, 6ème

  3. Que les bons cinéastes poursuivent leur oeuvre de requalification de l’école! Quelques années après « Nous, princesses de Clèves » un nouveau beau témoignage de la nécessité de « l’école ». Anne-Marie Baron a trouvé les mots justes pour en parler…

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