Man Ray, "Autoportrait"

man-ray-autoportraitLe Bulletin officiel du 14 mars 2013, qui spécifiait l’entrée au programme de littérature de terminale des Mains Libres, le recueil de dessins de Man Ray illustrés par Éluard, suggérait à titre de piste bibliographique la lecture de l’Autoportrait du même Man Ray. L’ouvrage, publié un an après sa parution en anglais (Self Portrait, 1963) chez Robert Laffont, est désormais réédité chez Actes Sud et constitue de fait une excellente introduction à l’extraordinaire ébullition artistique de l’entre-deux-guerres.
Man Ray y retrace d’abord son parcours d’artiste éclectique dans le New York d’avant les années folles, puis de photographe dans le Paris avant-gardiste des années 20 et 30, il évoque enfin son retour à Paris (et à la peinture) après la deuxième guerre mondiale.

L’ouvrage suit globalement l’ordre chronologique mais l’auteur a pris le parti, pour retracer ses années parisiennes – les années qui intéressent le professeur de lettres puisque le recueil Les Mains libres est publiés en pleines période surréaliste, en 1937 –, d’adopter une perspective plus thématique. Il choisit ainsi d’évoquer en un chapitre son plus célèbre modèle, la fameuse « Kiki de Montparnasse » (Le Violon d’Ingres), ou les « écrivains anglais et américains » ou encore ses rapport avec les peintres et sculpteurs contemporains.
 

Une œuvre foisonnante et désinvolte

L’Autoportrait de Man Ray est une œuvre foisonnante dont la lecture fait revivre cinquante années de bouleversements artistiques de recherches passionnées et passionnantes, de la façon la plus agréable qui soit. L’écrivain Man Ray se montre aussi libre et désinvolte qu’il ne le fut en tant que peintre et photographe mais l’homme assume pleinement sa réputation de légèreté, voire même de superficialité, conscient qu’il est d’incarner une forme d’insurrection novatrice : « Je n’avais jamais prêté beaucoup d’attention aux critiques. Si je les avais pris au mot je n’aurais sans doute jamais rien créé. En fait il m’arrivait de douter de mon travail, les critiques hostiles m’apportaient la conviction que j’étais sur la bonne voie. »
L’évocation de ses débuts s’avère néanmoins tout aussi captivante que celles des années trente. On y découvre les milieux artistiques américains du début du siècle. Man Ray (Emmanuel Radnitsky), fasciné depuis l’enfance par le dessin et la couleur, exerce divers métiers (graveur, lettreur) tout en suivant différents cours dont celui de Robert Henri, le peintre scissionniste. Il fréquente aussi la galerie d’Alfred Stieglitz qui fut l’un des tout premiers à comprendre l’intérêt artistique de la photographie et devient l’époux d’Adon Lacroix, la poétesse belge qui lui fait découvrir la poésie moderne (Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont), « œuvres, note le mémorialiste, qui dix ans plus tard serviraient de slogans aux surréalistes de Paris… »

« Un dynamisme semblable à celui d’une plante qui pousse »

C’est une excursion déterminante en compagnie de sa femme et d’un groupe d’amis qui lui donne la conviction que « s’asseoir en face de son sujet » conduit à « s’empêcher de faire une œuvre vraiment créatrice ». « J’abandonnai, écrit-il plus loin, les principes de composition qui, jusqu’à présent, avaient été miens et que m’avaient inculqués mes premiers maîtres, mes premières études, et les remplaçai par un principe de cohésion et d’unité, accompagné d’un dynamisme semblable à celui d’une plante qui pousse. Ce principe, je le sentais plus que je ne l’analysais, et ce sentiment suffisait à justifier ma nouvelle tendance. L’impulsion affective était plus forte que jamais. » C’est la période où l’artiste produit des œuvres comme La danseuse de corde s’accompagne de ses ombres.
Même si le tableau se voit relégué lors une exposition consacrée aux peintres synchromistes organisée par W. H. Wright – le futur auteur de romans policiers, SS Van Dine – le lecteur comprend pourquoi Man Ray peut désormais se revendiquer comme l’un des précurseurs des mouvements dadaïste et cubiste.
En 1915, Man Ray rencontre Duchamp réfugié à New York, à l’époque où ce dernier conçoit sa Mariée mise à nu par ses célibataires, même. L’anecdote de leur rencontre (pp. 118-120) est touchante et montre la pureté d’une démarche artistique trop souvent caricaturée. C’est Duchamp qui introduira Man Ray dans les milieux dadaïstes et surréalistes français, lorsque, en 1921, après un divorce douloureux et ses premières incursions dans le domaine de la photographie, l’artiste prend la décision de s’installer à Paris.

La période de création du recueil « Les Mains libres »

La partie consacrée au premier séjour parisien de Man Ray nous renvoie au Paris mythique des années folles. Son métier de photographe permet à l’auteur de fréquenter les milieux les plus divers : la mode, les aristocrates fortunées, les écrivains et les peintres. C’est sans doute pour ordonner ce foisonnement de rencontres, d’anecdotes et d’expériences diverses que le mémorialiste a adopté, dans cette partie, une perspective plus thématique.
On regrettera sans doute un peu qu’il n’évoque pas davantage ses liens avec les cercles dadaïstes et surréalistes. Et qui chercherait une clé de lecture pour aborder Les Mains libres serait déçu : c’est à peine si Man Ray évoque les circonstances de composition du recueil, se contentant de rapporter que, dans les années qui précédèrent la guerre, il avait pris l’habitude d’aller en vacances avec certains membres du groupe surréaliste (Éluard, Nusch, Picasso, Roland Penrose et Dora Maar) près d’Antibes : « Je m’étais engagé, dira-t-il, dans une série de dessins extravagants mais réalistes, qui parurent plus tard dans un livre intitulé Les Mains libres, illustré par les poèmes d’Éluard. » Voilà tout, ou presque, l’artiste revenant brièvement, vers la fin de son Autoportrait sur ses liens avec Éluard et sur la technique qu’il a utilisée pour ce travail.
Associer l’œuvre de Man Ray au mouvement surréaliste ne revient certes pas à commettre une erreur, mais il faut bien convenir que l’homme se soucie peu des étiquettes, des courants ou des chapelles, il constate d’ailleurs, au sujet du groupe dadaïste qu’il rencontre lors de son arrivée à Paris, que les rivalités et dissensions y étaient nombreuses. «  Comme je ne m’en mêlais pas, je restais en bons termes avec tout le monde. » Cette attitude de retrait est un principe dont l’auteur semble avoir usé toute son existence et qui lui a valu d’éviter ces démêlés avec Breton dont bien des artistes furent les victimes.
Le peintre a néanmoins sur l’histoire des liens entre dadaïsme et surréalisme une vision des plus pertinentes (pp. 343-345) que le professeur de lettres pourra exploiter avec profit dans sa classe.

Un texte de bout en bout passionnant

Le livre présente également une source d’anecdotes inépuisable qui éclairent les circonstances dans lesquelles furent effectués quelques-uns des clichés les plus célèbres de Man Ray, qu’il s’agisse des fameux clichés de Kiki de Montparnasse, évoqués ci-dessus, ou de portraits d’artistes comme ceux de Gertrude Stein photographiée à côté du tableau que Picasso lui avait consacré, ou de James Joyce qui, ébloui, se protège les yeux. Qui se serait douté que, dans ce dernier cliché où l’attitude de Joyce semble inspirée de celle du penseur de Rodin, le romancier ne cherchait en réalité qu’à protéger ses yeux de la lumière ?
Les mémoires de Man Ray sont donc un texte de bout en bout passionnant qui ressuscite le charme d’une époque d’effervescence intellectuelle, un peu comme le Journal d’Anaïs Nin, et qui fournira non seulement des témoignages vivants mais aussi tout un matériau susceptible d’éveiller la réflexion et l’envie d’écrire en classe de terminale L. Au vieil adage chinois « Une image vaut mille mot », Man Ray répond lors d’une conférence « Une image peut produire mille mots. » C’est en ce sens que le programme de terminale invite cette fois ci à explorer le rapport texte, image. Il serait dommage de ne pas explorer  cette piste par le biais d’une incitation à la création, donner à imaginer les circonstances de tel ou tel cliché par exemple.

Stéphane Labbe

Man Ray, Paul Eluard : la liberté dans le livre, par Isabelle Chol.

Entrées sur Eluard. « Les Mains libres », de Paul Eluard et Man Ray, par Frédéric Palierne.

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