
150e anniversaire de la mort de Tristan Corbière : hommage à un poète maudit
Révélé par Paul Verlaine, le poète Tristan Corbière est mort à l’âge de 30 ans, le 1er mars 2025. Récusant la figure de poète romantique, aujourd’hui célébré avec les plus grands, il répond au thème des émancipations créatrices en classe de première.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)
Depuis 2022, l’Institut de France s’est doté d’un service de commémoration. France Mémoire est chargé de recenser, chaque année, les anniversaires des personnalités les plus marquantes de notre histoire culturelle, et de leur consacrer des dossiers et des émissions à podcaster sur le site Canal Académies.
Si certains écrivains ne sont guère présents en dehors de rares temps d’histoire littéraire, d’autres rencontrent encore les programmes scolaires et enrichissent l’étude des œuvres imposées : c’est le cas de Tristan Corbière dont le recueil de poèmes Les Amours jaunes (Flammarion) répond, à côté des Cahiers de Douai de Rimbaud, à la thématique des émancipations créatrices en classe de première.
C’est un destin étrange que celui d’un poète breton, auteur d’un seul recueil, édité à compte d’auteur en 1873, mort deux ans après, inconnu et sans succès. Tristan Corbière a été révélé par Paul Verlaine, onze ans plus tard, dans Les poètes maudits. 150 ans après sa mort, il est commémoré à l’égal des plus grands, aux côtés de Saint-John Perse, disparu il y a 50 ans, ou du duc de Saint-Simon, né il y a 350 ans.
Sarcasmes contre les postures
Cette destinée fulgurante de poète foudroyé à 30 ans, solitaire et malheureux, aurait pu faire de lui une grande figure lyrique, le dernier des romantiques. Sinon que c’est justement à ce modèle que Tristan Corbière s’est opposé, plein de sarcasmes pour toutes les postures, les élans, les émotions romantiques, revendiquant le droit à l’émancipation au sens propre : la fin de l’état de minorité, le refus de toute tutelle, de tout héritage, et, en conséquence, la création d’une poétique originale.
La poésie étant historiquement liée au chant et à l’élévation, le poète a longtemps été symbolisé par des oiseaux, en particulier le cygne ou le rossignol. Baudelaire, l’un des premiers, préfère à cette tradition de l’envol et de l’éthéré un oiseau persécuté, l’albatros. Mais Corbière rompt définitivement le lien entre poète et lyrisme en choisissant des emblèmes plus dissonants encore : le crapaud et le chien.
Le Crapaud est l’un de ses poèmes les plus étudiés. Si la symbolique du beau transformé en laid (ou vice versa) est un motif littéraire assez conventionnel, avec le chien, Tristan Corbière propose une correspondance plus personnelle entre sa vie intérieure et un animal miroir.
Sa poésie rend compte de ce qu’il vécut un certain temps, lorsque, prenant un chien pour compagnon, il le nomma Tristan, comme lui-même s’était renommé en renonçant à son prénom de naissance qui était Édouard. Plusieurs poèmes des Amours jaunes évoquent cet échange d’identité et ses multiples échos littéraires et philosophiques. Parmi ceux-ci : Sous un portrait (« Je voudrais être un chien de fille publique »), Sonnet à sir Bob (« Beau chien quand je te vois caresser ta maitresse »), et celui que nous proposons à une étude en classe : À mon chien Pope.
À mon chien Pope
“– GENTLEMAN-DOG FROM NEW-LAND –
mort d’une balle.Toi : ne pas suivre en domestique,
Ni lécher en fille publique !
– Maître-philosophe cynique :
N’être pas traité comme un chien,
Chien ! tu le veux – et tu fais bien. »
Dans ce poème, Corbière adresse des conseils à un chien nommé Pope, comme s’il se récitait à lui-même la conduite à tenir. Ce chien qui fait penser à un double, un autoportrait, présenté à la fois comme « gentleman et dog » puis comme « philosophe cynique », dévoile une identité oxymoronique humaine et canine : celle d’un homme dont les lettres de noblesse (gentleman) sont d’être cynique (chien en grec), c’est-à-dire, « mal élevé », non dressé, volontiers satirique (comme Pope, comme Diogène), homme aboyant, homme non domestiqué, homme « enragé » comme le dit son dernier mot.
Le poème dresse une liste d’auto recommandations, à l’infinitif (« Rester toi, Ne pas connaitre ton écuelle », « hurler, rager ») ou l’impératif (« mords » « paie », « enrage ») : tout un programme. Loin du ton et du style de la poésie de son temps.
Se montrant mal élevé, sans respect, c’est d’abord envers la langue poétique et ses codes que Corbière manifeste sa désinvolture. Le poème se donne à lui-même sa logique strophique, variable, imprévisible, non conventionnelle : du quintil -5 vers- au distique -2 vers- en passant par le quatrain. Ses mètres également libres (base d’octosyllabes, avec des exceptions en ordre décroissant, 4 syllabes puis 2 syllabes) et ses rimes souvent régulières mais quelques fois atypiques, triples comme à la Renaissance (« domestique publique cynique », « mordra hurrah montrera »).
Enfin, le vocabulaire et la syntaxe n’ont rien de poétique mais évoquent au contraire le prosaïsme le plus oral. Ce pêle-mêle de techniques de versification et d’écriture touche finalement le vers et sa diction, non continue, non mélodique. Haché par une ponctuation qui, à grands renforts de tirets, déstructure les intonations et les habitudes de lecture mélodique, il reste conforme à son projet d’affranchissement poétique (« ne pas suivre en domestique »).
« Chic sauvage »
Être chien et ne pas être traité comme un chien (strophe 1) : cet apparent paradoxe ne veut pas dire autre chose que : être un chien, c’est respecter sa nature, son « chic sauvage », et non se faire la parodie de l’homme, le toutou à sa maitresse, le chien bien domestiqué, celui qui « lèche », qui « connait son écuelle », qui imite la servilité des humains. Les hommes se font chien (au sens docile du terme), là où le chien Pope ne s’oublie pas, « ne marche pas sur les mains» (v8), mais reste lui-même (v3).
Fidèle à soi-même plutôt qu’à son maitre ou à sa maitresse, telle est la révolte orgueilleuse du chien-poète, de celui qui rejette les postures sociales où les hommes se contorsionnent pour plaire aux gens d’importance, et les postures romantiques héritées du Moyen Âge courtois où le poète-serviteur chante sa dame. Corbière assume les risques de cette résistance, il en connait le châtiment, le mépris et l’échec pour le poète, la condamnation et « les fouets » pour les rebelles. Mais la lutte est belle, comme la solitude et la liberté, et tout cela vaut bien d’en rêver comme d’une « new-land » ou d’y laisser la vie.
Ainsi s’éclaire l’épigraphe du poème qui prend, à bien la lire, la forme d’un glorieux et tragique destin, celui de Pope, le « gentleman-dog de New-land mort d’une balle. », auquel répondent les précisions finales. « Île de Batz-Octobre », mentionne la signature, à déchiffrer comme voulant dire tristement : « En réalité je suis encore vivant, seul sur une ile quasi désertique (Batz) en face de chez moi (Roskoff), et l’hiver approche. »
Agressivité et compassion
Émancipations créatrices : la formule est juste eu égard à la rupture avec la grande lyrique, les conventions romantiques ou la néo préciosité parnassienne. Mais l’histoire des poètes maudits ne commence pas avec Rimbaud ou Verlaine ; par bien des égards, la révolte de Corbière renoue beaucoup plus avec la plainte ou le cri d’un François Villon.
Aboyer, hurler, enrager : quel que soit le verbe employé par Corbière, il y a de l’agressivité et de l’appel à la compassion dans sa poésie, celle d’un écorché vif, qui survit par la provocation (relire les deux distiques « viole, mords et paie », st 3 et 4) et par une détresse sans issue (« si l’on te fait enrager, enrage »).
Un chien ne hurle-t-il pas à la mort ? Cette ode à la rage est la dernière revendication de celui qui n’a rien mais ne capitule pas, ne se livre pas, s’accroche à la dignité de sa pureté, ce mot saint dans la bouche de Corbière, est mis en relief (antéposé) dans son invocation ultime : « Pur ton sang ! Pur ton chic sauvage ! » (v. 17) Oui, pure cette poésie sauvage d’un perdant de la vie qui n’est pas pour autant un vaincu de la vie : « Faire tête » aux vainqueurs, c’est tout à la fois faire face et tenir tête, c’est-à-dire ni tourner le dos (fuir), ni baisser la tête (se soumettre). Mais résister, « nager » (st.5), nager jusqu’à en mourir.
Il reste à souhaiter qu’à l’occasion de cette commémoration de la mort de Tristan Corbière tous les auteurs rassemblés par Verlaine dans son étude sur Les Poètes maudits aient droit à une relecture attentive : ainsi, outre Rimbaud et Corbière, rappelons les noms de Marceline Desbordes-Valmore, Stéphane Mallarmé et Villiers de l’Isle-Adam.
P. C.
Ressources :
Pascal Rannou, De Corbière à Tristan, Les Amours Jaunes, une quête de l’identité, Honoré Champion (2019, 1° édition 2006), 768 p., 25 €.
Jean Luc Steinmetz, Tristan Corbière, une vie à peu près, Fayard (2011), 532 p., 39 €.
À L’École des Lettres, études intégrales des Amours jaunes :
–Tristan Corbière : « Les Amours jaunes » – Étude intégrale (1/3)
–Tristan Corbière : « Les Amours jaunes ». Étude intégrale (2/3)
–Tristan Corbière : « Les Amours jaunes » – Étude intégrale (3/3)
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