"14 ans, premier amour", d’Andreï Zaïtsev
La douce fragilité du premier film du cinéaste russe Andrei Zaïtsev est tout entière inscrite dans son titre. 14 ans, premier amour a la concision des regards énamourés jetés à la dérobée.
Sa juxtaposition nominale évoque la nervosité, la raideur du jeune cœur épris qui bat à tout rompre ; elle annonce l’angoisse, l’attente fébrile, le souffle court du premier émoi.
.
Timidité d’un jeune soupirant
De fait, Andrei Zaïtsev nous offre d’assister à l’éveil des sentiments d’Alex pour Vika, une élève du collège rival du sien, aperçue dans la rue. Depuis lors, le garçon soupire en silence. Il remplit ses cahiers d’école de son nom, scrute son compte Facebook, et rédige un petit discours amoureux en vu de nouer le contact. Enfin, après maints atermoiements, il parvient à inviter la jeune fille à danser lors d’une fête scolaire. Les petits mots passés par les copines de Vika et le soutien de son proche ami Wolf font le reste. Alex ravit le cœur de la belle…
L’intrigue de 14 ans, premier amour n’a rien que de très banal. Cependant, le réalisateur la rend infiniment touchante. Sa manière délicate de filmer traduit avec justesse les souffrances du jeune Alex, se risquant dans une carte du Tendre inconnue de lui, inquiétante, hostile. Et, à l’heure des réseaux sociaux, cela commence par la difficulté de choisir entre « demander à être l’ami » et « envoyer un message » à celle que le garçon ne connaît pas encore…
La caméra s’attarde souvent sur le comportement de Vika – minauderies, et détails du corps gorgés de sensualité – pour dire l’effroi du désir d’Alex. De même, la bande musicale (éclectique) constitue une caisse de résonance à l’ivresse de son douloureux apprentissage amoureux.
Mais, 14 ans, premier amour ne serait pas aussi intéressant s’il ne nous donnait à voir quelques-uns des aspects de la pratique de Facebook par les pré-adolescents.
.
Passage obligé à l’adolescence
En France, près de neuf pré-adolescents (13-15 ans) sur dix sont membres du célèbre réseau social (qui, faut-il le rappeler, est interdit aux moins de 13 ans). Il fonctionne partout comme un rite de passage à l’adolescence. Il représente même une sorte d’impératif de socialisation, d’appartenance au groupe. Ne pas « en être », c’est s’exposer à la stigmatisation.
Au sein de la communauté pré-adolescente, Facebook apparaît comme un « fournisseur d’accès » aux codes propres à l’adolescence, acquis grâce à la fréquentation des comptes appartenant à des jeunes plus âgés. C’est, on le sait aussi, une plateforme de partage et d’entraide pour les devoirs, sorte de substitut au cahier de textes dématérialisé de la classe…
Omniprésent dans le quotidien des jeunes, Facebook est vécu comme une forme d’affirmation transgressive de liberté (les messages envoyés à des heures indues), laquelle a également valeur de liberté d’expression. Ceux-là clament sur leur compte tous leurs penchants, ce qu’ils apprécient ou ce qu’ils détestent, qui ils aiment ou qui ils haïssent. Le ton employé y est volontiers tranché, clivant, violent. Sans concession ou, à l’opposé, exalté. « C’est nul » ou « c’est trop génial »…
Créateur de liens (virtuels ou non), le compte Facebook est un espace public de valorisation en tout genre où les jeunes cherchent la reconnaissance de leurs pairs. Il fonctionne comme un miroir propice à la découverte identitaire, et il offre les moyens de puiser une force et une assurance qui manquent souvent cruellement.
.
Se montrer pour exister
En se montrant sans guère de pudeur, le collégien imagine qu’il est à l’image du reflet qu’il renvoie aux autres. Et ce que l’on voit dans 14 ans, premier amour, c’est une mise en scène narcissique de soi tendue vers l’âpre quête des « like », jauge rassurante de popularité au sein du groupe. Afficher une image « cool » de soi apparaît alors comme l’artifice le plus sûr de la maintenir élevée. C’est aussi dans le cas de Vika, et des jeunes filles issues de Facebook et servant de pré-générique de fin, se dévoiler dans des poses suggestives où les pré-adolescentes surjouent l’image de la « Lolita » entre ingénuité et sensualité féminine naissante.
Cette sorte de journal intime à cœur et corps ouverts que représente le compte Facebook est alimenté de nombreuses photographies humoristiques où les jeunes s’amusent, se déguisent ou se tournent en dérision (il est important de ne pas se prendre au sérieux). Or, tous ces « clichés » sont souvent des images parfaitement maîtrisées d’eux-mêmes. L’idée du bonheur y est savamment élaborée, la haine de soi et des autres dramatisée. Beaucoup sont enfin l’expression sincère d’une quête amoureuse (parfois désespérée), que des messages écrits explicitent à l’envi.
Une séquence du film est entièrement consacrée aux blagues potaches d’Alex, Vika et consorts. Le dispositif et le montage offrent une reproduction des images filmées à l’aide de téléphones portables dans lesquelles les jeunes se mettent en scène pour ensuite « se mettre en ligne ». Ces images ont à la fois valeur d’écriture et de commentaire de leur propre histoire. Ici, on s’agite pour la seule raison d’être vu ; on s’exhibe, on se raconte dans l’espoir de plaire aux autres. Dans l’espoir de se voir accepté par eux, de voir sa présence au monde validée.
Facebook est un symptôme de l’époque impudique des magazines people et de la télé-réalité. Il agit comme (vraie-fausse) preuve d’existence. Je m’exhibe, donc je suis, pensent les jeunes (et les moins jeunes) adeptes du réseau…
Philippe Leclercq