Dans le cahier de Margaux
Quelle forme peut prendre aujourd’hui un enseignement explicite du pré-rédactionnel en collège ?
Comment peut-il s’intégrer dans les pratiques ordinaires de l’enseignement du français ?
Cet article se propose d’analyser une séance menée en classe de cinquième, à partir d’un document extrait du « cahier d’auteur » de Margaux D., élève en 2013-2014, en classe de cinquième dans notre collège du réseau d’éducation prioritaire du XXe arrondissement de Paris.
Qu’est-ce qu’un « cahier d’auteur » ?
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À la rentrée 2013, dans le cadre de l’expérimentation menée par le groupe OZER dans l’académie de Paris, je décide d’expérimenter dans mes classes un « cahier d’auteur » réservé aux travaux d’expression écrite. Les élèves disposent ainsi en classe de deux cahiers maxi-format de 96 pages : le « cahier de lecteur » réservés aux activités de lecture et d’observation raisonnée de la langue et le « cahier d’auteur ». Les élèves (et leurs parents) sont avertis que ces cahiers seront observés par les enseignants participant au groupe OZER et qu’ils permettront à ces enseignants d’améliorer leurs stratégies d’enseignement de l’écriture.
Avant de déterminer le fonctionnement précis du « cahier d’auteur », je commence par enquêter sur les acitvités pré-rédactionnelles déjà pratiquées par les élèves, lors d’une rédaction en classe. Sans surprise, je constate que la grande majorité ne pratique pas le brouillon : ils préfèrent rendre directement le premier jet, moins coûteux en temps et en travail – « On a déjà écrit tout ça une fois, on ne va pas recopier pour améliorer en plus ! », me dit V., quand j’évoque la notion de brouillon avec lui. Pourtant ils réfléchissent bien avant d’écrire. Comment donner forme à ce processus préalable à l’écriture ? Comment donner voix à ces pratiques pré-rédactionnelles cachées dans la « boîte noire » du projet mental de l’élève ?
Rien ne servirait d’obliger les élèves à montrer leurs brouillons (puisque dans cette classe ils n’existent pas). Il s’agit plutôt de garder trace de la génétique du projet de l’élève et de donner à celle-ci autant d’attention qu’au résultat final, pour permettre à l’élève de progresser. Il faut donc que je suggère des traces possibles (ce que j’appelle l’explicitation des procédures pré-rédactionnelles), pour qu’elles puissent apparaître dans leurs écrits et que nous puissions ensuite mesurer leur intérêt.
Pour leur permettre d’extérioriser leurs pratiques pré-rédactionnelles, je demande aux élèves d’opérer dans ce cahier une distinction entre la page de gauche réservée aux écritures réflexives sur le projet d’écriture et la page de droite où l’élève livre son texte abouti. Sur la page de gauche, je souhaite que l’élève fasse figurer les étapes pré-rédactionnelles de son projet (dessin, liste, schéma, citation, questionnements, etc.), ainsi que les étapes post-rédactionnelles que pourraient être son auto-évaluation, la co-évaluation par ses pairs et enfin ma propre évaluation.
La terminologie employée de « pré-rédactionnel » et « post-rédactionnel » apparaissant obscure à mes élèves de cinquième (même si elle figure dans la trace écrite copiée dans le cahier), je décide de simplifier et de parler de la page du brouillon et de celle de la rédaction.
Image 1. Trace écrite de la consigne et du fonctionnement du cahier, copié depuis le tableau, dans son cahier par Margaux.
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Exemple d’écrit pré-rédactionnel pour l’enseignant : l’élaboration de la consigne
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Dans un souci de documenter la recherche, je tiens moi aussi un « cahier d’auteur » dans lequel je fais figurer mes réflexions sur l’avancement de ce projet. Je commence dès la rentrée avec ma préparation et mes réflexions sur l’écriture de poèmes demandée en première séquence. En reprenant ce cahier pour l’écriture de cet article, je constate que l’élaboration de cette consigne s’est faite en trois temps.
• En octobre 2013, j’ai accompagné une sortie des classes de cinquième organisée par mes collègues de mathématiques, de sciences physiques et de technologie à la Cité des Sciences et de l’Industrie intitulée « Habiter demain, ré-inventons nos lieux de vie ». À l’issue de cette visite, mes collègues m’ont proposé de « préparer quelque chose » pour la Semaine du développement durable qui devait avoir lieu en mars 2014. Je note alors dans ce cahier « Faire écrire sur l’habitat du futur ?»
• Les lectures cursives libres proposées aux élèves de cinquième D pendant les vacances de la Toussaint m’ont montré qu’ils apprécient particulièrement les dystopies futuristes [1] (en particulier la série des Hunger Games). Je note alors qu’il faudrait exploiter cette appétence dans le cadre d’un projet d’écriture longue, « sans doute collectif ».
• Après avoir préparé mon travail sur la rédaction d’un épisode de récits de chevalerie (lié à ma deuxième séquence de l’année) sur un support imitant une page de manuscrit, vient le sujet suivant :
Après une apocalypse nucléaire, des familles parisiennes se rassemblent pour assurer leur survie et construire un habitat écologique, économique et durable. Le récit sera collaboratif et transmédia et se fera dans le cahier d’auteur ou sur « Piratepad ».
• S’ensuit une série de réflexions que je peux résumer de la façon suivante : je conçois ce projet d’écriture soumis aux élèves, très loin des sujets plus « littéraires » que je propose ordinairement, pour qu’il me permette d’aborder plus facilement la question des écrits pré-rédactionnels.
• Je souhaite un sujet qui nécessite un fort étayage documentaire préalable, même si cela n’apparaît pas explicitement dans la consigne. Dans mon idée, les élèves vont devoir gérer la documentation constituée pendant la visite de l’exposition et explorer certains autres aspects en fonction de leur projet. On devrait ainsi pouvoir se rapprocher des « notes d’enquêtes de terrain » et des « dossiers préparatoires » de Zola.
• En suscitant la collaboration entre les élèves et les professeurs (y compris ceux des autres disciplines), le sujet devrait contraindre l’élève à une programmation importante de son travail. Ce projet va donc susciter des phases d’élaboration collective sous diverses formes (échanges verbaux, schémas, rédaction de notes d’intention, de liste de personnages, etc.) qu’il faudra dans un second temps formaliser.
• En introduisant une contrainte de publication sur un site Web, l’élève va être contraint de sélectionner le support de production le plus adéquat à la phase du projet : faudra-t-il réaliser une vidéo, écrire un texte, créer une animation, insérer un lien vers d’autres sites, etc. ? En réfléchissant au média adéquat à la partie de l’histoire qu’il souhaite raconter, il identifiera plus facilement les notions d’effet sur le spectateur/lecteur, l’effet que la forme provoque indépendamment du fond. L’écriture deviendra ainsi concrètement une forme de programmation des effets que l’auteur veut produire sur le lecteur.
• Enfin ce projet peut facilement se nourrir de l’étude des dossiers préparatoires de Zola disponibles sur le site Archiz, pour les mettre en confiance et leur permettre de s’inspirer, de se nourrir de la démarche experte de l’écrivain.
Après cette phase d’élaboration personnelle, je décide donc d’inaugurer la pratique du « cahier d’auteur » par les élèves avec un projet d’écriture collaborative, interactive et durable, le troisième de l’année après l’écriture d’un poème (en classe) et la rédaction d’un épisode de récit de chevalerie sur un support imitant une page de manuscrit.
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Réception collective de la consigne
par les élèves
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La première séance menée en classe est consacrée à l’explicitation du fonctionnement du cahier d’auteur, encore inutilisé à ce moment de l’année, et à l’analyse collective détaillée de la consigne.
J’insiste pendant la séance sur l’importance d’extérioriser les stratégies pré-rédactionnelles soit en utilisant PiratePad [2], qui me permettra de retracer le fils de leurs hésitations (grâce à la fonction Time Sliders qui permet de visualiser tout ce qui a été saisi sur le clavier sous forme d’un film), soit en notant dans le cahier tout ce à quoi ils pensent dans le processus de préparation de leur production.
J’indique bien aux élèves la double destination de ce travail de mise à jour de leur « boîte noire » : s’il vise à les aider en priorité, il servira aussi à nourrir des travaux de recherche mené avec le groupe OZER.
L’analyse détaillée de la consigne suscite de nombreuses remarques de la part des élèves autour de trois aspects :
• L’intrigue : Qui va survivre ? Les élèves souhaitent pour la plupart présenter des personnages adolescents mais certains craignent qu’ils ne sachent rien faire pour survivre… Il faut donc sauver quelques adultes utiles… Oui mais qui est utile pour survivre ?
• Les lieux et le cadrage : Où va se dérouler l’histoire ? Le monde entier, toute la ville de Paris, notre quartier (Ménilmontant/Belleville) ou un seul immeuble. Si on élargit trop, on va manquer de documentation, mais si on se limite à un seul immeuble, on va manquer de vivres… Du coup les élèves se rappelant la présence de toits végétalisés et de jardins partagés dans l’arrondissement, décident de se limiter à l’Est parisien en rayonnant autour du collège.
• L’énonciation : Qui va écrire quoi ? Comment va-t-on partager nos textes. Les élèves plus en difficulté souhaiteraient que nous écrivions tout collectivement mais les meilleurs craignent que seule une petite fraction de la classe ne travaille. Il est décidé que chacun choisira son personnage lors de la séance 2 et écrira son parcours.
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Examen collectif
de la trace écrite d’une réflexion
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Margaux, élève très compétente dans la production d’écrits, qui sait s’ennuyer poliment en classe en dessinant dans les marges de ses cahiers, n’attend pas la fin de cette première séance pour se lancer dans l’élaboration de personnages. Utilisant un crayon de papier et la marge haute de sa page de prise de note, elle établit immédiatement la liste de personnages suivante.
Chapitres : – 1 héros 14 ans 3 qui seront malades (nucléaire)
– 2 jumelles héroïnes 12 ans
– 1 autre héros plus petit 8 ans ils dévelloppent [sic] des « pouvoirs »
– un loup parlant et 3 autres dans l’ordre à chaque fois
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Alors que je circule pour aider les uns ou les autres, elle s’apprête à effacer ces notes marginales, quand je l’arrête et lui indique que c’est précisément ce type d’écrits qui peut être intéressant et qu’il faut au contraire leur laisser plus de place en utilisant toute la page de gauche de son cahier. Sans doute mise en confiance par cette remarque, voici la page qu’elle livre à la séance suivante alors que j’ai demandé aux élèves de se lancer dans un « brain-storming de personnages », qu’ils pratiquent régulièrement, et d’évoquer tous les personnages qu’ils souhaiteraient développer.
C’est une page très différente de celles composées par ses camarades, qui ressemblent plutôt à celle-ci :
Je saisis l’occasion d’analyser ce document atypique avec ses camarades. Je photographie la page avec ma tablette et je la projette. Nous essayons alors d’analyser ensemble, Margaux, les autres élèves et moi, les stratégies à l’œuvre sur ce document, partant de l’hypothèse du groupe OZER, que je tente d’expliquer aux élèves, selon laquelle il y a un continuum possible entre l’élève et l’écrivain expert, et que l’on gagne à expliciter, dans un rapport paritaire, les stratégies auxquelles l’écriture a recours. Mes élèves sont déjà habitués à cette démarche d’explicitation dans le travail de compréhension des textes.
Je décide d’interroger Margaux pour que les autres puissent comprendre sa méthode de travail. Je lui soumets mes hypothèses d’analyse qu’elle infirme ou confirme. Les autres élèves interviennent lorsqu’ils le souhaitent pour enrichir la discussion.
Margaux a immédiatement intégré la notion d’écriture longue en indiquant, dès sa toute première trace écrite (voir détail image 1), une structuration du projet en « chapitres alternants », entre le point de vue de plusieurs personnages dont elle a dressé une liste fondée sur des oppositions (garçons/filles, âge…). Elle a également inséré une famille de loups dans son récit : c’est un animal auquel elle est particulièrement attachée et qu’elle dessine régulièrement dans les marges de ses cahiers.
Je projette alors le folio qui ouvre le dossier préparatoire de Zola pour L’Assommoir.
Les élèves notent des analogies entre l’usage du plan chez Margaux, comme chez Émile Zola, chez l’apprenant comme chez l’écrivain.
Je projette ensuite la seconde page du cahier :
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Organisation de la page
Sur celle-ci, le dessin est un préalable à l’écriture qui ne vient se poser qu’ensuite autour des contours dessinés. Margaux confirme qu’elle a repris méthodiquement la liste élaborée à la séance précédente et l’a enrichie. On trouve ainsi la mention d’une double numérotation 1) et 2) au stylo-plume et 1°), 2°), 3°) et 4°) au crayon de papier.
Margaux a commencé par les zones délimitées au crayon de papier (zones rouge, orange, jaune et vert pale) puis a ajouté des questionnements et des références complémentaires au-dessus (zones vert foncé, bleu marine et violette).
La numérotation au stylo-plume est utilisée lors d’une troisième séance pour distinguer la zone bleu clair des autres zones.
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Zone rouge
Dans cette zone, Margaux développe son premier personnage, nommé dans la première note « un héros 14 ans ». Elle commence par numéroter puis reprend en abrégé les éléments précédents : le signe indiquant le masculin et l’âge « 14 ans » avant de dessiner. Elle a été très surprise de voir lors d’une séance précédente consacrée à la compréhension d’un récit de bataille du roi Arthur, que j’attachais beaucoup d’importance à leurs dessins, signes de leur compréhension du texte. C’est pourtant la seule qui prend l’initiative de dessiner ses personnages. Quand une camarade lui demande pourquoi, elle répond que dessiner l’aide à mieux décrire son personnage par la suite.
Elle ajoute ainsi : « C’est un garçon pauvre mais responsable et il sait s’y prendre avec rien. Il est le « chef » de la bande même s’il n’a pas de pouvoirs. »
La description physique du personnage étoffe les pistes esquissées par les dessins pour la zone rouge par exemple, elle ajoute que les yeux sont sombres. Elle n’est pas sûre qu’il s’agisse, comme je le lui suggère, moins d’une couleur que d’un état d’esprit du personnage.
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Zone orange
Pour les deux jumelles, après la reprise du sexe et de l’âge des personnages, des prénoms sont immédiatement trouvé pour que la distinction des personnages soit plus simple : Lou et Lys. Le dessin et les notes insistent également beaucoup sur cette distinction entre les deux personnages : « brun »/« châtain », « devient un oiseau »/ « prend la douleur des autres ». On remarque aussi une opposition typographique entre l’écriture minuscule et écriture en majuscule.
Cette zone met ainsi en lumière la manière dont le dessin met en place des oppositions sémantiques.
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Zone jaune
Là encore la description du personnage passe par le dessin. Margaux reprend ainsi son système binaire de construction, avec un personnage plus surprenant : le plus jeune est également le plus intelligent et le plus fort. On retrouve l’influence de personnages comme celui de La Stratégie Ender.
Mais le texte qui l’accompagne n’est plus descriptif mais déjà l’embryon d’une histoire : « Lui au début, il va dans une école militaire » auquel elle ajoute plus tard avec une astérisque « *où il est nul », « et devient l’apprenti militaire et va le faire réagir après l’apocalypse ». L’histoire de ce personnage se construit donc par touches successives
Ce personnage est peut-être celui que ces camarades trouvent le moins convaincant : « Il est trop jeune pour rejoindre l’armée », « On ne peut pas être fort et intello »… Il est certain qu’il heurte certaines de leurs représentations. Margaux ne s’offusque pas de ces remarques et argumente son choix : « C’est ça qui est intéressant ! On ne s’attend pas à ce qu’un petit soit fort ! »
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Zone vert pâle
Les autres élèves sont très sensibles à l’importance des loups sur la page, qui semblent presque parasiter le reste du récit : le dessin est beaucoup plus approfondi ; les noms et la généalogie sont plus développés avec la mention de plusieurs générations de loups. Ne sont-ils pas hors-sujet, après tout, on ne devait définir qu’un seul personnage, elle en fait quatre, plus une meute de loups, dont le chef parle à la suite de la pollution nucléaire…
Margaux l’admet bien volontiers : elle rêve du jour où on lui demandera d’« écrire un roman, enfin une rédaction… » avec un loup pour héros. Elle a vu dans ce sujet une opportunité de commencer à le réaliser… Elle l’a saisie !
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Zone violette
Dans la zone violette, elle ressent d’ailleurs le besoin de donner des références en littérature de jeunesse anglo-saxonne : Hunger Games et Uglies. Les personnages sont pensés de façon complémentaire : deux filles, deux garçons, un débrouillard et un stratège, etc. Margaux admet qu’elle a des personnages de romans en tête dont elle voudrait prolonger les aventures dans son propre texte.
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Zone vert foncé
La définition des personnages amène Margaux à aller plus loin et à commencer à donner quelques pistes sur les problèmes descriptifs qui vont se poser à elle. Le dôme qu’elle dessine (comme dans le feuilleton Under The Dome, diffusé à la même époque) avec une échelle de « 10 000 km », ainsi que la mention « Les nuages de pollution sont noirs, le ciel devient orange et l’eau bleu fluo » montrent qu’elle a besoin désormais d’inscrire les personnages dans un cadre. Elle convient que le choix de couleurs criardes est bien symbolique de l’Apocalypse.
Margaux, à la relecture de l’article, m’indiquera par la suite qu’elle ne connaissait pas encore la série. Le dessin du dôme lui a été inspiré par le film Hunger Game.
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Zone bleu marine
D’autres questions émergent alors : comment va se manifester la pollution ? Comment les personnages vont-ils être protégés des radiations ?
Elle formule alors une quête qui peut selon elle donner un but aux personnages dans le « roman » « découvrent que la pierre protège des radiations ». Elle ajoute l’adjectif « bleu » à « pierre » par une astérisque.
Je fais alors part de ma surprise qu’elle n’utilise pas les éléments vus dans l’exposition. Ce sont ses camarades qui me répondent : « Après tout, nous sommes en cours de français. Madame, vous voulez qu’on fasse un livre, alors on pense aux livres… » m’explique sa camarade L. Margaux mènera pourtant des recherches plus tard dans le projet pour rendre crédible son récit. Mais, comme elle me le dit avec beaucoup de justesse, « Ce n’est pas encore le moment, Madame… ».
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Zone bleu clair
La prise de note pour la séance qui suit, qui vise à déterminer les personnages dont les survivants pourraient avoir besoin est beaucoup moins enthousiasmante pour elle. Ainsi la zone 2) indiquée au stylo-plume en bleu ciel est bien moins développée et ressemble à ce qu’avaient produit ses camarades. Le trait du dessin qu’elle produit en bas de cette zone est d’ailleurs à peine appuyé.
Ce matériau va permettre à Margaux de produire une quarantaine de pages de cahier maxi-format avec les quatre premiers chapitres de « son roman ». Même pour elle qui écrit toujours beaucoup, c’est un saut quantitatif spectaculaire. Elle reconnaît bien volontiers que ce travail préparatoire de clarification, lui a permis d’aborder beaucoup plus facilement la phase de rédaction en clarifiant ses idées et en lui permettant de se concentrer sur « la manière de raconter ».
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Pistes de réflexion ouvertes
par cette séance
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Dans mon établissement – comme sans doute dans bien d’autres – je suis le plus souvent contrainte à l’improvisation : groupe-classe imprévisible, état d’esprit variant selon le déroulement du cours précédent ou de la récréation, interruptions par la vie scolaire, élèves dans le couloir, etc.
Il est finalement si rare qu’une séance se déroule comme je l’avais prévue, que je prépare une série de ressources, que je mobilise ou non en fonction des réactions de la classe, plutôt qu’un scénario défini, avec des points de passage obligés.
Je n’ai donc pas été gênée que cette séance de « brainstorming personnages » ne se soit pas déroulée comme prévu, grâce au travail de Margaux. L’analyse collective improvisée de sa page a en effet été très constructive pour elle et pour la classe.
L’écriture de cet article est pour moi d’occasion de chercher les causes efficientes qui ont permis à Margaux mais aussi aux autres élèves de dépasser un certain nombre d’appréhensions face à la production d’écrits en découvrant des outils pré-rédactionnels.
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Du côté de Margaux
Margaux n’est pas exactement l’élève moyenne qu’une enquête statistique sur des productions écrites des élèves français pourrait définir. La page qu’elle nous propose révèle des zones de certitudes et des zones d’incertitudes, des données et des résolutions. C’est une posture « d’auteur », même si elle n’a que douze ans. Très bonne élève, passionnée par la littérature et les arts plastiques, elle possède des compétences transversales (qui se manifestent dans d’autres performances que celle exposée ici) concernant la production écrite.
Elle accède aisément à une position réflexive à l’égard de sa production écrite, qui permet aux autres élèves de tirer parti de ses stratégies et de ses questionnements.
On pourrait sans doute m’interroger sur le fait de ne pas avoir choisi un scripteur plus expert, en d’autres termes un « véritable auteur », pour lancer ce travail. Je répondrais que les brouillons de Zola qui ont été montrés et sont à la source de la démarche, ont agi moins directement (étant hors de la zone proximale de développement [3] de la plupart des élèves), que grâce à la médiation du travail de Margaux et de quatre autres élèves de même niveau. Les autres élèves ont tiré parti de leur travail, ainsi explicité, pour aller plus loin dans leur propre production.
J’insisterai ici sur la capacité de Margaux à commenter ses pratiques d’écriture. Tous les élèves ne parviennent pas à se connaître en tant que scripteur. Avec mon aide fournie sous forme de questions ouvertes, Margaux arrive à verbaliser ses choix et ses questionnements pendant cette séance: elle est donc une auxiliaire précieuse, que les élèves ne se privent pas d’interroger directement.
Notons que Margaux a pris une part active à la relecture du présent article, et que la classe ne s’en tient pas là , puisque Margaux et plusieurs de ses camarades ont exprimé leur envie d’écrire un article-écho sur leur propre ressenti au cours du travail.
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Du côté de la classe
Il est trop tôt pour présumer de ce que la classe aura retenu en définitive de cette démarche : je peux simplement observer que la concentration et la participation ont été très bonnes et que tous les élèves ont produit des textes dans le cadre d’un projet d’écriture partagé (ce qui n’est pas toujours le cas). Indéniablement, la pratique du partage des stratégies pré-rédactionnelles leur a permis à tous de progresser.
Un des élèves a demandé à Margaux comment elle « trouvait ses idées ». C’est une question qui revient beaucoup lors des rencontres avec des auteurs que j’ai pu organiser au fil des années dans mes classes. On peut donc supposer que, le temps de cet échange, Margaux a été considérée comme « auteur » par ses camarades. Elle a formulé très simplement les sources de son inspiration : d’autres livres, des films, des séries, sans oublier sa passion pour les loups…
C’est à ce moment qu’un de ses camarades a pu induire de la démarche de Margaux cette vérité intertextuelle : « Madame, vous voulez qu’on fasse un livre, alors on pense aux livres… ». L’élève doit ainsi être autorisé à s’appuyer sur sa culture personnelle, faite des produits culturels plus hétérogènes, sentis comme moins nobles que la culture de l’enseignant qui paraît souvent inaccessible aux plus jeunes. C’est au professeur, ensuite, d’inscrire ces objets dans la culture adulte commune, et de permettre à l’élève de grandir…
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Du côté de l’enseignante
Si cette activité s’est aussi bien déroulée, c’est sans doute qu’elle s’insère naturellement dans des pratiques de classe où la bienveillance réciproque entre les élèves est encouragée systématiquement, dans les activités de lecture comme dans les activités d’expression orale ou écrite. Je demande en effet systématiquement aux élèves de s’auto-évaluer, de se co-évaluer de façon à rendre ma propre évaluation (définie en amont par des critères explicités collectivement) plus lisible et non stigmatisante.
Mes élèves sont donc entraînés à formuler une explication voire une argumentation au service de leurs choix, et à les questionner. Cet habitus peut paraître chronophage, mais à moyen terme on mesure qu’il est indispensable, pour que les élèves acquièrent du recul et de l’assurance face aux exercices proposés. Simultanément la compréhension des textes, l’enrichissement des références culturelles des élèves, renforcent la compétence à la réflexivité sur ses productions, qu’explicite l’étape pré-rédactionnelle.
Dans ces pratiques, la gestion du temps consacré à chaque production doit être différenciée et différente d’une séance à l’autre : si un long moment a été accordé au brouillon de Margaux, auparavant tous les élèves avaient pu présenter leur personnage. Durant les séances suivantes, j’ai privilégié les exemples pris à d’autres cahiers, afin de développer graduellement la confiance en soi et dans le groupe qui permet à un élève de mettre en discussion ses stratégies narratives.
C’est pourquoi ce type d’activité ne peut se mettre en place dès le mois de septembre, mais se situe après qu’une bienveillance interne au groupe s’est créée, grâce notamment à l’équité du professeur. Je parle d’équité et non d’égalité à dessein. Le temps consacré à chaque élève est le même, mais je différencie l’aide apportée en fonction des besoins, des appétences et des compétences déjà acquises. Une pratique artisanale donc, et non un rituel standardisé…
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Conclusion
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Un an après cette expérience, Margaux continue, lorsqu’elle s’ennuie en classe, à écrire dans un cahier de même type, une page pour ses réflexions, l’autre pour son texte. Des dessins préparatoires alternent avec des textes de nouvelles, qu’elle n’hésite plus à publier sur des forums spécialisés – comme par exemple Wattpad, qu’elle m’a fait découvrir – où elle est particulièrement touchée de recevoir des retours sur ses textes.
Indéniablement, le travail sur le pré-rédactionnel lui a permis de prendre confiance en elle. Mais elle n’est pas la seule : en partageant sa préparation avec les autres, elle a permis à certains de mesurer l’écart avec leur propre production. Un certain nombre ont repris des pistes empruntées par Margaux pour enrichir leur texte.
Dans un nouveau projet d’écriture mené en quatrième en cours de Latin, elle retrouve ces stratégies pré-rédactionnelles qu’elle est capable d’expliciter à d’autres camarades qui n’étaient pas dans le dispositif.
À son tour Margaux a rejoint le groupe OZER…
Yaël Boublil, professeur certifiée de lettres modernes
au collège Jean-Baptiste-Clément (Paris, 20e),
formatrice, coordonnatrice du GIPTIC Lettres de l’Académie de Paris,
membre du groupe OZER.
• L’auteur tient à remercier les élèves de cinquième D, promotion 2013-2014, du collège Jean-Baptiste-Clément pour leur participation active et constructive à ce travail, et plus particulièrement Margaux et ses parents.
• J’ai montré aux élèves le plan complet de « L’Assommoir » avec les idées générales du roman, disponible à partir du site des archives d’Émile Zola : Archiz.
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• Voir : Une nouvelle didactique de l’écriture imaginée par le groupe OZER, par Françoise Gomez et Olivier Lumbroso.
• Et Un atelier d’écriture poétique à partir de la photographie en classe de seconde, par Marjolaine Hubert.
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[1] Les dystopies sont des romans d’anticipation ayant pour cadre des mondes apocalyptiques, généralement dominés par des régimes totalitaires et pour héros des rebelles en lutte contre ces systèmes injustes. Pour en savoir plus : La dystopie, gros plan sur un genre littéraire en pleine explosion… de Marie-Caroline Mutelet
[2] En définitive, ce logiciel trop instable pour le travail entrepris a été abandonné assez rapidement par les élèves, inquiets de la disparition régulière de leurs pad, pour permettre une analyse détaillée de leurs productions. Des expérimentations à partir d’autres logiciels de même type (etherpad et framapad en particulier) sont en cours cette année.
[3] Voir à ce sujet les recherches de L. S. Vygotsky, qui s’opposent à la mesure statique des compétences (Mind in Society: Development of Higher Psychological Processes).