Pierre Jourde, "C’est la culture qu’on assassine"
Pierre Jourde occupe dans le paysage culturel français l’emploi à la fois risqué et enviable de pamphlétaire universitaire. Le public apprécie la fonction car s’y trouvent réunis le prestige du diplômé et la hargne du rebelle. La puissance du puncheur et l’élégance du styliste. La garantie culturelle de l’agrégé et la colère du croisé.
La posture réclame un certain courage, et Jourde n’en manque pas dans son rôle de défenseur solitaire des causes perdues. Elle apporte aussi des gratifications, car l’anathème, à peine moins que la sottise, fait vendre, lui aussi.
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Une écriture d’une talentueuse efficacité
Être seul contre tous, se placer à contre-courant des chapelles ou des modes, refuser de hurler avec les loups et rejeter les modèles de pensée (habitus, aurait dit Bourdieu) de sa famille intellectuelle, peut procurer une confortable réputation d’anti-conformisme en attendant, face à la future vengeance des victimes, l’auréole du martyr. Mais accordons à notre irascible collègue le crédit de la sincérité et du désintéressement, et gardons-nous d’une attaque frontale, même tiède, qui pourrait se révéler imprudente face à un bretteur de son niveau.
Les textes qu’il réunit (un peu plus de quarante) dans son livre au titre passe-partout sont parus au cours du dernier lustre dans diverses publications périodiques. Comme toujours, dans un recueil de ce genre, deux défauts menacent : l’inactualité d’abord, certains combats, à l’heure où l’information s’accélère, pouvant paraître, deux ou trois ans plus tard, dépassés, et la prise de position qu’ils suscitent vidée de sa force polémique. C’est le cas, par exemple, de la réforme, déjà oubliée, de l’université, qui pourtant a agité le pays et fait descendre les professeurs (avant les étudiants) dans la rue.
Deuxième risque, la redite. Plusieurs articles, pris à des sources différentes et plus ou moins contemporaines, en arrivent à de recouper, à se répéter même, et si ce ressassement a l’intérêt de souligner l’importance du sujet et la conviction des engagements de l’auteur, il peut ressembler parfois à un remplissage qu’eût évité une meilleure sélection.
Ce ne sont là que broutilles, l’essentiel se situant ailleurs, dans l’intention générale, dans la justesse des cibles, dans le ton et l’écriture, d’une talentueuse efficacité.
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Sept rubriques : la télévision, l’éducation, la « politique culturelle », les caricatures de Mahomet, le recul de la francophonie…
Sept rubriques composent l’ouvrage, toutes tournant autour du thème annoncé, la culture et son déclin actuel. Le premier procès, le plus facile à instruire, est celui des médias, qui se résume à une phrase de l’avant-propos : « La télévision est devenu l’empire de la connerie triomphante et fière d’elle-même. » On le voit, Jourde ne fait pas dans la nuance. Sur ce thème, il n’a pas vraiment tort, même si à côté de Plus belle la vie ou de L’Île de la tentation, on doit trouver, sur Arte ou sur Mezzo, par exemple, de quoi se nourrir l’esprit et les sens.
Viennent ensuite les chapitres consacrés à l’éducation, dont l’un au titre suggestif : « La destruction de l’enseignement » (février 2009). Il y est question des effets probables de la réforme des concours de recrutement où la part de la compétence, du savoir, de la culture est sacrifiée au profit de la connaissance du système éducatif. D’autres portent sur l’université et la recherche, où l’évaluation prend le pas l’enseignement, où, au nom de la « professionnalisation », on en vient à tolérer des orthographes défaillantes, où l’autonomie administrative fait le lit du clientélisme.
Puis, de spécialisé, le débat devient général, sociologique, presque philosophique, voire carrément politique, puisqu’il est question de la « politique culturelle » de notre pays. On relève alors une chronique musclée sur la suppression, pour les concours de catégorie C de la fonction publique, de toute épreuve de culture générale sous prétexte que celle-ci, élitiste, aurait un effet discriminatoire. Ce qui permet à notre polémiste, de s’en prendre crânement au CRAN (Conseil représentatif des associations noires) qui a approuvé la mesure, et de poser cette question : « Faut-il comprendre que la littérature, ce n’est pas pour les Noirs ? »
Sur un sujet tout aussi brûlant, le sujet, qui avait fait pas mal de remous, des « caricatures de Mahomet », Jourde prend, on s’y attendait, une position ferme résumée par une autre formule percutante : « Une religion qui ne supporte pas la moquerie n’a pas atteint sa stature adulte. » Il part également en guerre contre le recul de la francophonie, accéléré par la fermeture des instituts culturels français à l’étranger, contre les préférences culturelles de notre président de la République qui, entre autres choix, valorise « le grotesque Francis Lalanne, le Mozart du vers de mirliton ».
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… les livres et les écrivains
Mais la part du livre où Jourde donne sa pleine mesure est celle, largement dominante, consacrée aux livres et aux écrivains. Notre pourfendeur réclame, dans ce domaine, le droit à la « critique vache », c’est-à-dire celle qui exprime tout le mal que l’on pense d’un livre, d’un film, d’un chanteur. Pourquoi la dérision et le brocard serait-ils limités au seul personnel politique, victime privilégié de la satire médiatique ? « Le pays de l’ironie, de la satire, de l’esprit frondeur tend à devenir le royaume des béni-oui-oui. »
Les causes de cette frilosité seraient nombreuses et parfois insidieuses : le panurgisme journalistique, « nouveau totalitarisme qui voudrait se faire passer pour la norme et la raison », le système des réseaux et des renvois d’ascenseur qui consiste à ménager un confrère qui vous le rendra bientôt, la démagogie qui, conformément à sa définition, flatte le public et encourage sa paresse, les risques encourus par le critique vachard qui se voit traité d’aigri, de jaloux, de calculateur (car il se fait de la publicité sur le dos de plus grand que lui), de réactionnaire, de populiste, voire de malhonnête.
Jourde, courageusement, est prêt à essuyer ces reproches, qui toutefois, il néglige de le dire, viennent alimenter une renommée de chevalier blanc presque aussi rentable que celle de critique consensuel et bienveillant. Pas vraiment, car la plupart du temps le téméraire râleur sera perçu comme traître à sa classe, celle des « intellectuels de gauche » : « Je me grille définitivement dans le milieu qui compte pour moi, qui me lit, qui m’édite, m’invite, fait des articles sur mes livres. J’apparais comme un réac, c’est-à-dire, dans le petit monde intellectuel, comme le paria absolu. » Divers exemples – dont la présente recension – prouveraient que le « paria » jouit malgré tout d’un statut supportable.
Mais le lieu n’est pas de polémiquer sur la polémique, ses bienfaits, ses limites ou ses effets pervers, même si le sujet pourrait s’avérer passionnant. Il est plus amusant, bien que cruel, de retenir les « haines » (le mot renvoie à Zola) de Jourde ; nous verrons qu’elles correspondent exactement aux auteurs de best-sellers formatés du moment : Lévy, Musso, Werber…
Pour ceux qui verraient là un mépris du succès et une méconnaissance des talents populaires, quelques chroniques, l’une consacrée à Christine Angot, une autre à Yannick Haenel, une autre à Philippe Djian, se proposent d’entrer dans le détail, de pousser l’analyse, de juger sur pièce, textes à l’appui. Le résultat est pathétique. Ces pseudo-écrivains sont pris la main dans le sac, prisonniers de leurs tics, de leurs stéréotypes, de leurs platitudes, de leur creuse prétention. Ils sont les criants exemples d’une « littérature sans estomac », pour reprendre un précédent titre de Jourde (couronné par l’Académie française, preuve que notre croisé ne prêche pas tout à fait dans le désert).
Face à ces encombrants poids lourds du livre, habitués des têtes de gondole, les vrais littérateurs ramassent les miettes : Chevillard, Louis-Combet, Cendrey, Senges, Muray et quelques autres.
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Un empêcheur de lire en rond
Il serait pourtant injuste de limiter ce livre à une distribution de prix ou de bonnets d’âne. Son ambition et sa réussite le situent bien au-dessus, dans une volonté de poser de vraies questions, fondamentales, reprises dans la dernière section intitulée « Éthique et littérature ». Par exemple à propos du rôle du critique, de la pipolisation de la culture, de la collusion entre les mondes de l’édition et des médias, du rapport de l’art à la morale, du sens et de la finalité de la littérature, du pari incertain sur la postérité. Sur ce terrain, le brillant universitaire reprend le pas sur le fougueux pamphlétaire et nous livre des analyses serrées, fines, fermement rédigées.
On comprend alors que Jourde puisse se sentir lassé de jouer les éveilleurs de conscience, les empêcheurs de lire en rond, fatigué d’être soupçonné de cultiver un genre (y compris par l’auteur de ces lignes, qui le regrette), épuisé d’avoir à dégonfler des baudruches littéraires pour réhabiliter les valeurs sûres d’hier et d’aujourd’hui, découragé de mener un combat apparemment perdu d’avance où il laisse beaucoup de son énergie et pas mal de sa respectabilité professionnelle. Il serait pourtant dommage que sa voix cesse de se faire entendre. Dans le silence assourdissant du conformisme et de la veulerie actuels elle est devenue indispensable.
Yves Stalloni
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• Pierre Jourde, C’est la culture qu’on assassine, préface de Jérôme Garcin, Balland, 2011, 287 pages.
• L’histoire et la critique littéraires sur le site de « l’École des lettres« .
Citer des articles anciens afin d’asseoir une idée, surtout lorsque celle-ci dépasse l’instant, ne devrait pas être considéré comme un anachronisme, ou une chose devenue sans objet, obsolète, mais replacé dans sa motivation initiale : servir un propos qui, lui, n’a pas pris une ride et n’en a pas à prendre (on peut le regretter, certes). Aussi, comment peut-on estimer que le combat de Pierre Jourde soit perdu d’avance ? Lorsqu’on mène un tel combat, malgré tout ce qui serait susceptible de nous installer dans le pessimisme, c’est forcément avec l’espoir plus ou moins secret de le remporter. Si tel n’était pas le cas, la sage nous indiquerait de prendre des distances et de se taire, mais l’expérience nous montre néanmoins qu’il se trouve des personnes de tout milieu et de tout âge entendant ce discours et qui en seront marqués, réconfortés. Ceux qui pensent et savent rêver, ce sont eux qui feront les lendemains, eux seuls !