Pas de vagues, de Teddy Lussi-Modeste :
la méprise

Accusé de harcèlement par une élève, un professeur de français perd pied dans une situation où toutes les paroles sont prises en compte sauf la sienne. Tout en nuance, Teddy Lussi-Modeste évite le piège du « déjà-vu » pour dénoncer l’abandon de l’institution.
Par Inès Hamdi, professeure de lettres

Accusé de harcèlement par une élève, un professeur de français perd pied dans une situation où toutes les paroles sont prises en compte sauf la sienne. Tout en nuances, Teddy Lussi-Modeste évite le piège du relapse pour dénoncer l’abandon de l’institution.

Par Inès Hamdi, professeure de lettres

Le pitch faisait craindre le pire. Comme un retour à l’époque du doute, où la parole d’élèves diabolisés était systématiquement mise en cause dans les fictions scolaires d’antan. D’Audrey Hepburn à Yves Montand, il y a eu une première vague de personnages de professeurs innocents et malgré tout victimes du mensonge de leurs élèves mineurs. De telles affaires existent, mais leur mise en lumière a contribué à décrédibiliser la parole des jeunes.

Teddy Lussi-Modeste évite ce piège dans Pas de vagues. Un titre qui fait référence au mouvement de libération de la parole enseignante initié en 2018 sur les réseaux sociaux. Contre la muselière administrative, il s’agissait de dénoncer le silence imposé à un corps enseignant fragilisé et dépossédé de sa dignité. Le réalisateur en sait quelque chose : il raconte sa propre expérience dans ce film où les enjeux ne sont pas tant les accusations de harcèlement qu’une jeune adolescente timide, Leslie (Toscane Duquesne), fait porter sur son enseignant de français, Julien (François Civil).

Il ne s’agit pas de délibérer sur les erreurs d’interprétation d’une jeune fille devant un homme plus âgé et, de surcroît, son professeur. Le film ramène le scandale à un malheureux mais compréhensible malentendu. Car son enjeu, c’est de dénoncer l’abandon de Julien par son institution de tutelle.

Cette expression « pas de vagues » est prononcée par ce principal veule qui refuse d’actionner les leviers qui pourraient dénouer l’affaire. Les collègues sont eux-mêmes hésitants, et ce sont les policiers qui saluent (à juste titre, mais le changement de rôle est notable) le fait que l’on prenne au sérieux des accusations de harcèlement.

Teddy Lussi-Modeste, assisté d’Audrey Diwan au scénario (la réalisatrice de la saisissante adaptation de L’Événement, d’Annie Ernaux), affine le trait et dépasse la vision binaire d’une telle situation. Dans un monde en nuances, ne peut-on comprendre la prudence des uns et des autres ?

Sauf que le professeur ne bénéficie pas des précautions générales. Il met ainsi en évidence une faille dans les dispositifs encore fragiles mis en place contre le harcèlement. Comment accueillir et prendre en compte chaque parole sans diminuer l’autre ? Comment faire justice sans tomber dans l’injustice ? Le film met face à l’insoluble équation.

À en devenir fou

Pas de vagues glisse vers un film noir qui piège son personnage principal. Il capte ainsi quelque chose de cette réalité enseignante qui émerge au cinéma, depuis Entre les murs, de François Bégaudeau, au plus récent Un métier sérieux, de Thomas Lilti : celle du poids des injonctions contradictoires.

Le film entraîne son personnage et le spectateur dans un vertige constant. Teddy Lussi-Modeste propose un dispositif aussi complexe que son sujet : de longs plans-séquences soutenus par de lents travellings soutiennent le malaise qui s’instille. La perte des repères passe aussi par le son. Les Quatre Saisons, de Vivaldi, retentissent à plusieurs reprises. Sonnerie de fin de cours ou métronome intérieur qui scande la tragédie à venir ?

En diminuant progressivement, la lumière accompagne la chute de Julien. Quelques éclaircies percent, grâce à l’amour soutenant que lui témoigne son compagnon, Walid (Shaïn Boumedine). Pas de vague montre comment ce métier peut vampiriser le quotidien et met en scène le poids de la culpabilité. Julien ne veut pas quitter le navire en cours d’année sachant qu’il ne sera pas remplacé.

Faire œuvre de pédagogie

Entre les murs avait marqué un tournant dans la manière de filmer le geste pédagogique. Dans Pas de vague, la craie a laissé place au vidéoprojecteur. La salle de classe, recomposée dans le « parallélépipède » plutôt rigide d’une école d’ingénieur, représente un nouveau défi formel, explique le réalisateur dans un entretien à la revue Positif (n°758, avril 2024).

Pour rendre dynamique un espace rigide, il est passé par le corps de l’enseignant qui, sans arrêt en mouvement, se trouve paralysé par un drame administratif. Son visage va progressivement se fermer, tout comme les portes de sa salle ou celles des institutions qui refusent de lui venir en aide.

Tout sauf racoleur, Pas de vagues ménage toutes les paroles. C’est une manière d’insister sur la nécessité de renforcer les dispositifs et les protocoles qui accompagnent les affaires de mœurs. Six ans après l’assourdissant hashtag #PasDeVagues, ce film tire à nouveau la sonnette d’alarme. À l’heure où les enseignants luttent, notamment en Seine-Saint-Denis, contre la dégradation des établissements et leurs manques de moyens permanents, il allume une autre lumière : Teddy Lussi-Modeste est retourné enseigner dans sa propre classe après avoir réalisé son film. Il continue de résister, doublement.

I. H.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Ines Hamdi
Ines Hamdi